La séance est ouverte à 17 heures 20.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.
La Commission d'enquête entend M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris.
Nous entendons maintenant M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Rémy Heitz prête serment)
L'indépendance de la justice est un sujet fondamental pour notre justice et notre démocratie. Il est au cœur des pratiques quotidiennes des magistrats.
Mon parcours est souvent qualifié d'atypique. J'exerce la fonction de magistrat de l'ordre judiciaire depuis plus de trente ans et j'ai alterné les fonctions judiciaires et administratives. J'ai exercé des fonctions au siège et au parquet.
J'ai été trois fois directeur d'administration centrale, pas uniquement d'ailleurs au ministère de la justice : j'ai été délégué interministériel à la sécurité routière, directeur de l'administration générale et de l'équipement au ministère de la justice, et directeur des affaires criminelles et des grâces. Au parquet, j'ai été substitut à Pontoise, vice-procureur à Paris, procureur de la République à Saint Malo, à Metz puis à Paris aujourd'hui.
Au siège, j'ai exercé les fonctions de président du tribunal de grande instance de Bobigny et de premier président de la cour d'appel de Colmar avant d'être nommé procureur de la République de Paris.
C'est un parcours particulier mais qui n'est pas exceptionnel. Pour certains, les passages du siège au parquet peuvent être interprétés comme un facteur de risque pour l'indépendance ; pour moi, ils représentent la garantie de s'adapter et d'intégrer les contraintes des autres. Grâce à ces parcours croisés, avec le président du tribunal judiciaire de Paris, nous formons aujourd'hui une dyarchie harmonieuse.
Concernant l'indépendance, je centrerai mon propos sur le parquet et les fonctions du ministère public. Il y a à peine deux mois, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt important reconnaissant au parquet français la qualité d'autorité judiciaire capable de délivrer un mandat d'arrêt européen.
Aujourd'hui, en l'absence de révision constitutionnelle, le parquet est régulièrement attaqué pour un prétendu défaut d'indépendance par rapport au siège. Il existe beaucoup de suspicion, de soupçons infondés qui résultent d'une lecture caricaturale. Cette situation est difficile à vivre au quotidien pour les magistrats du parquet dont la formation est identique à celle de leurs collègues du siège. Cette différence de statut est aujourd'hui une difficulté. À terme, si la constitution n'évolue pas, la profession pourrait ne plus être attractive.
Notre indépendance est au cœur de notre statut et est liée à la responsabilité. Les décisions des magistrats du siège et du parquet doivent être prises en toute indépendance et en toute impartialité.
Le parquet de Paris, est composé de 125 magistrats et de 400 fonctionnaires. C'est donc une équipe de près de 500 personnes. Elle assure les fonctions du ministère public au plan local, comme tous les parquets, mais aussi au niveau interrégional et au niveau national pour certaines infractions : cybercriminalité, criminalité organisée complexe ou santé publique. C'est la raison pour laquelle nous traitons des dossiers tels que le Médiator, les catastrophes aériennes ou les grandes attaques cybercriminelles.
Au parquet, la loyauté est le corollaire de l'indivisibilité. Les magistrats du parquet sont des procureurs. Ils n'agissent pas par délégation. Lorsqu'ils prennent une décision, ils sont le procureur de la République. C'est le code de procédure pénale qui leur donne cette qualité.
Cela fonctionne grâce à la solidarité, à la loyauté et à l'échange. J'ai connu la collégialité au siège mais, au parquet, le collectif représente une dimension permanente de son fonctionnement.
Le procureur de la République ne prend pas ses décisions, seul dans son bureau : elles sont prises au terme d'un processus associant l'ensemble des magistrats dans une démarche constructive et collective. Je prends davantage de décisions avec des gens qui sont hiérarchiquement situés en dessous de moi qu'avec des gens au-dessus de moi. Je n'associe pas à mes décisions le parquet général de Paris.
Certes, nous nous rencontrons mais nous rendons compte a posteriori à notre hiérarchie, avec des règles strictes fixées par la circulaire du 31 janvier 2014 en application de la loi de juillet 2013. Nous n'informons donc pas notre hiérarchie des affaires à venir et nous ne transmettons jamais de copie de pièces de procédure.
À cette indépendance qui imprègne notre fonctionnement s'ajoute la règle que nous apprenons en faculté de droit : « la plume est serve, la parole est libre ». La liberté de parole est un principe extrêmement vivant et nous n'adressons ni ne recevons d'instruction écrite.
Dans ma carrière de procureur, je n'ai jamais reçu d'instruction. J'ai toujours eu le sentiment d'agir dans un très grand esprit d'autonomie et d'indépendance. La liberté de parole est un principe sacro-saint. Jamais personne n'ira dire à un magistrat dans quel sens il doit opérer.
La liberté de parole se conjugue avec l'indivisibilité et la loyauté. Ce sont notre ciment commun et notre ADN. Le fonctionnement du ministère public forme un tout. Par exemple, si un magistrat du parquet n'est pas d'accord avec une poursuite engagée, il vient s'en ouvrir à son procureur ou à son procureur-adjoint. Dans ce cas, nous trouvons la solution la plus appropriée afin que cette liberté de parole ne soit jamais contrainte ou remise en question. Mais je ne donne jamais d'indication à mes magistrats sur le sens de leurs réquisitions.
Comment renforcer encore cette indépendance que nous avons tous chevillée au corps ? Tout d'abord, il y a la question des moyens, c'est-à-dire de l'indépendance financière. La difficulté ne se situe pas exclusivement au niveau immobilier, surtout à Paris où la collectivité a consenti un effort considérable pour nous attribuer un outil de travail formidable. Le sujet concerne davantage l'entourage du juge. Nous manquons d'assistance, de fonctionnaires de greffe, de collaborateurs. Aujourd'hui, un juge rend chaque année 800 décisions qu'il rédige et qu'il motive. Un substitut, le week-end, répond, seul ou entouré d'un unique fonctionnaire, à une centaine d'appels téléphoniques par jour. C'est la réalité de notre fonctionnement. Le magistrat exerce donc des tâches matérielles d'exécution, comme des photocopies, qui le détournent de sa mission.
Ces difficultés de moyens concernent également la police judiciaire. Nous manquons cruellement d'officiers de police judiciaire (OPJ) et certaines procédures ne peuvent pour cette raison être traitées de façon diligente. Les filières chargées de la délinquance économique et financière sont sinistrées. Certaines brigades ne sont composées que de deux ou trois OPJ et cela ne permettra pas de traiter les centaines de procédures en retard. Nous avons une vraie problématique de moyens qui peut constituer un frein à l'exercice de nos missions.
Le niveau d'un système judiciaire se mesure au niveau de formation de ses membres. La formation des magistrats est exceptionnelle. La vraie question est celle de la gestion des ressources humaines. Or la gestion des magistrats est encadrée par deux institutions : le ministère de la justice et le Conseil supérieur de la magistrature. Cette dualité fait que les règles d'évolution de carrière sont complexes et que les magistrats sont très peu accompagnés en termes de parcours. Ils ne bénéficient d'aucune assistance lorsqu'ils sont mutés, contrairement à d'autres administrations.
Je suis, par ailleurs, favorable à une limitation de durée des fonctions. Aujourd'hui, elle existe pour certaines fonctions : sept ans pour les chefs de juridiction ou les chefs de cours, dix ans pour les fonctions spécialisées. Cette règle pourrait être généralisée aux fonctions non spécialisées. Pour cela, il faudrait aider les magistrats à faire des choix professionnels réfléchis s'inscrivant dans de véritables parcours. Malgré les efforts, les marges de progrès de gestion RH sont importantes.
Enfin, le statut doit évoluer. Aujourd'hui, les règles statutaires sont différentes pour les magistrats du parquet et les magistrats du siège. Il faut inscrire l'avis conforme du CSM dans tous les cas dans la loi constitutionnelle.
En pratique, la nomination des magistrats du siège et du parquet obéissent aux mêmes règles. Il faut rappeler que 80 % des magistrats du siège sont nommés sur proposition de la Chancellerie. La loi doit être en harmonie avec la pratique suivie et la règle de l'avis conforme inscrite dans le marbre. Cela évitera les attaques, les suspicions à l'égard des magistrats du parquet. Cette réforme attendue pourrait résoudre une partie des difficultés.
Pierre Truche a rédigé un très beau livre, Juger et être jugé. Il écrivait à l'égard des jeunes générations : « plutôt que de se proclamer sans cesse indépendant comme par exorcisme, être lucide sur ses propres dépendances envers soi-même, envers ses convictions personnelles qui devenues préjugés empêchent de juger, envers son savoir dont les insuffisances peuvent limiter la compréhension, envers les autres qui au-dessus et alentours invoquent la dimension politique ou arguent du droit à l'information pour orienter. Au milieu de cette agitation, faire son choix, dans l'immobilité de son cœur et de son esprit ». Pierre Truche restera un grand magistrat du ministère public et je souhaitais achever mon intervention avec cette citation.
Vous parliez des questions statutaires et des nominations. Il y a eu une polémique relative à votre nomination au poste de procureur de la République. Personnellement, je trouve en effet bizarre que quelqu'un présent dans l'hémicycle comme conseiller du ministre soit nommé la semaine suivante à ce poste.
Dans la phase amont de votre recrutement, trois candidats ont été auditionnés puis recalés. Un nouvel appel à candidatures a été lancé et vous avez été choisi. Une source proche de l'exécutif disait que l'on était dans la logique du statut du parquet et que le principe de la nomination appartenait à l'exécutif. On est en effet dans cet « entre-deux » : un exécutif qui a besoin de rendre des comptes sur sa politique pénale et d'avoir quelqu'un de désigné pour la conduire. En ayant servi la garde des Sceaux, vous étiez le candidat idéal puisque l'exécutif – dans la logique de la Vème République où le Président est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire et la garde des Sceaux garante de la politique pénale suivie – préfère bien entendu nommer quelqu'un dont on a choisi l'orientation pénale. En même temps, vous nous dites : « il faut quand même que l'on dispose des moyens de pouvoir clamer cette indépendance ».
Comment expliquez-vous cette contradiction ? Finalement, les conditions de votre nomination ne vous ont-elles pas empêché, dès le départ, de proclamer une indépendance au-dessus de tout soupçon ?
Il y a eu un appel à candidatures. Je me suis porté candidat aux fonctions de procureur de la République de Paris. Ces fonctions revêtaient pour moi une importance toute particulière. Je vous l'ai dit, j'ai exercé dans bien d'autres juridictions. C'est naturellement un poste qui m'intéressait au plus haut point et mon parcours pouvait m'y conduire de façon naturelle.
J'ai été auditionné par le Conseil supérieur de la magistrature. J'avais su – cela m'avait été indiqué – qu'il y avait eu un recours contre ma nomination. Le Conseil supérieur de la magistrature m'a entendu et, à l'issue de cette audition de près d'une heure et après en avoir délibéré, a rendu un avis favorable à ma nomination.
Ensuite, le Président de la République, qui nomme l'ensemble des agents publics de notre pays et les magistrats, a signé le décret me nommant aux fonctions de procureur de la République de Paris. Le processus de nomination a été parfaitement suivi et j'aurais pu faire l'objet d'un avis défavorable, cela peut arriver.
Regardez les parcours de l'ensemble des responsables de la magistrature à Paris : après trente ans de carrière, quand on accède à ces fonctions, on est généralement passé par un cabinet ministériel ou une administration centrale. C'est le cas des magistrats du siège également. Cela remet-il en cause leur indépendance ? L'exercice de fonctions en administration centrale, voire en cabinet, peut et doit être vu comme un enrichissement pour le ministère de la justice et pour les juridictions.
Je ne conteste en rien la régularité de votre nomination et ceux qui ont conduit votre audition seront également amenés à répondre à nos questions dans le cadre de cette commission d'enquête.
Toutefois, ne pensez-vous pas que cela puisse accentuer la suspicion et le discrédit sur l'autorité judiciaire ?
L'enrichissement, que vous évoquez par le passage en cabinet, est aussi une source de suspicion. Il est censé exister une séparation des pouvoirs entre l'exécutif et l'autorité judiciaire. Ce système dans lequel les passages en administration centrale ou en cabinet débouchent ensuite sur une nomination aux postes les plus exposés, ne conduit-il pas les intéressés à se conformer aux desiderata de l'exécutif ? Vous avez mené à bien du côté du ministère de la justice, en administration centrale, le projet de loi devenu ensuite la loi de programmation de la justice et, aujourd'hui, vous êtes en situation de l'appliquer.
Ce projet de loi est un bon exemple. Lors des débats en commission et dans l'hémicycle j'assistais en effet le ministre. Si le directeur des affaires criminelles et des grâces peut avoir un avis pertinent et conseiller utilement un ministre, c'est justement parce qu'il est nourri de cette pratique professionnelle. Pour ma part, je suis heureux aujourd'hui de pouvoir mettre en pratique concrètement des dispositions qui facilitent le travail des enquêteurs, des magistrats et rendent plus simples certaines démarches.
On peut avoir une vision négative, émettre des suspicions. On peut aussi, au contraire, en voir le côté positif. L'enrichissement mutuel donne un sens à notre action au service des justiciables.
Il est clair que l'on peut considérer que c'est un enrichissement. Vous avez été au cœur de la préparation de la réforme : qui de mieux pour l'appliquer que celui qui l'a préparée ? C'est une évidence !
L'enjeu est lourd, monsieur le président, pour conduire cette ambitieuse réforme, pour développer le travail d'intérêt général, de nouveaux modes de procédure et pour essayer de réduire les courtes peines d'emprisonnement en développant les aménagements de peine.
Avoir été au cœur du dispositif législatif m'aide d'aujourd'hui à donner une impulsion à la juridiction parisienne et au parquet de Paris. L'objectif que je poursuis est celui de l'intérêt général. La seule chose qui me motive dans cette affaire, c'est de faire en sorte que la justice fonctionne mieux, dans des délais plus acceptables, avec des procédures qui répondent mieux aux attentes de tous, notamment à celles des justiciables. Je crois que l'on est là dans l'intérêt général.
Vous avez dit que vous ne receviez pas d'instructions écrites sur les remontées ou sur les demandes d'information.
J'ai même dit : pas d'instruction du tout !
Je vous demande de compléter et de préciser s'il existerait des discussions, des échanges, même informels, dans des contextes moins administratifs où l'on peut croiser le pouvoir exécutif de plus près ?
Je vous réponds très clairement : non, car le magistrat du parquet ne peut pas se mettre dans cette situation où il évoquerait une affaire en cours et les suites susceptibles de lui être réservées. Ce n'est pas dans notre fonctionnement. Retenez ce que je vous ai dit tout à l'heure car il faut vraiment en avoir conscience : quand le procureur de Paris prend une décision, il ne la prend pas seul mais avec son équipe.
Dans tous les cas, concrètement, la décision que je prends est celle qui m'est proposée car elle est le fruit d'une réflexion collective. Elle part du magistrat du parquet. Il a le dossier en main, il connaît bien la procédure, il va en discuter avec son chef de section qui en discutera avec son procureur-adjoint. Tous viendront me voir dans mon bureau. Nous évoquerons la situation et la décision prise sera le fruit de cette réflexion partagée. Il n'y a pas place pour un conseil extérieur qui fixerait une orientation.
Je suis parfois sincèrement très étonné de voir certaines interprétations. Dans le même dossier on peut me reprocher ma dépendance avant de me dire que j'ai été un procureur formidablement indépendant !
Dans tous les cas, nous faisons notre travail. Notre travail, c'est d'exercer l'action publique, d'évaluer l'opportunité des poursuites, d'analyser des éléments à charge et à décharge, d'intégrer des éléments de faits, de les combiner avec l'analyse de la personnalité des mis en cause. Le travail d'un procureur, c'est de rechercher et de poursuivre les infractions à la loi pénale et de faire la vérité.
L'énorme travail que nous conduisons depuis quinze mois sur la question des gilets jaunes est réalisé au cas par cas et privilégie toujours l'approche individuelle et la personnalisation de la réponse. Même lorsqu'il y a eu 1 000 gardes à vue le 8 décembre 2018, nous nous sommes mis en situation de continuer à fonctionner exactement de la même façon. Il n'y a pas eu de traitement de masse ou de garde à vue préventive.
Cela a conduit, le dimanche 8 décembre, à mobiliser plus de vingt magistrats du parquet. Ce sont les procureurs-adjoints qui ont fait les rappels à la loi. Nous avons réussi à mobiliser plus de vingt magistrats pour une seule journée afin que la justice ne dévie pas de sa trajectoire. Notre force au quotidien, c'est de pouvoir décliner une politique pénale partagée et constante. Nous n'imagions pas qu'il puisse y avoir des réponses différentes d'un samedi à l'autre. Le rôle du procureur, c'est de veiller à cette cohérence et à cette ligne. Pourtant sur ce sujet, les commentateurs nous ont qualifiés indistinctement de laxistes et de « répressistes ». L'opinion a beaucoup varié dans le temps mais nous sommes restés constants.
Il y a un domaine où il existe des remontées d'informations individuelles à la chancellerie, il s'agit du droit de la nationalité. Au vu des instructions de la loi de 2013 et de la circulaire de 2014, trouvez-vous cela normal ou s'agit-il d'une exception qui se justifie par une raison particulière ?
Les remontées d'information sont encadrées par la loi du 25 juillet 2013. Elle a mis fin aux instructions individuelles et prévoit la possibilité, pour le procureur général, d'adresser des rapports individuels au garde des Sceaux. C'est la circulaire du 31 janvier 2014. Cette circulaire ne concerne pratiquement que le domaine pénal.
J'ai été magistrat à la direction des affaires criminelles et des grâces mais j'ai aussi été chef du bureau de l'action publique. J'ai vu les choses des deux côtés et les pratiques évoluer dans le temps. Le nombre d'affaires signalées a considérablement baissé. Après la circulaire de Mme Taubira du 31 janvier 2014, le nombre d'affaires signalées était descendu à 3 000 ou 4 000. Leur nombre a certes ensuite un peu progressé pour se stabiliser autour de 6 000 ou 7 000, mais cela est loin du volume d'affaires signalé dans les années 2000 où le caractère inutile de toutes ces remontées d'informations avait été constaté. La chancellerie recevait de la part des parquets généraux des rapports sur des événements qui, s'ils pouvaient être localement importants, n'intéressaient pas le ministre de la justice.
Personnellement, je défends le principe d'une remontée d'information car elle se fait a posteriori et informe la direction des affaires criminelles de nombreuses problématiques. Elle lui permet d'exercer ses missions, c'est-à-dire l'animation de la politique pénale et le suivi de l'activité des juridictions dont le garde des Sceaux est comptable devant la représentation nationale.
Il y a sûrement des choses à revoir. J'avais d'ailleurs installé un groupe de travail sur la remontée d'informations à la direction des affaires criminelles et des grâces pour faire un bilan d'étape de l'application de la circulaire du 31 janvier et examiner les simplifications à envisager. Les éléments qui intéressent le ministère à un instant précis n'ont pas nécessairement besoin de faire l'objet d'un suivi dans la durée.
Vous me confirmez qu'il n'y a donc pas d'instruction écrite dans des cas individuels en matière pénale ?
Je vous parle principalement de la matière pénale. Il n'y a jamais d'instructions individuelles. La loi de 2013 est parfaitement respectée. Il n'y a pas d'instruction écrite ou orale adressée au parquet dans les affaires pénales. Je suis formel et catégorique. Soyons lucides : avec l'information et les réseaux sociaux, qui pourraient prendre un tel risque ? Pour quel bénéfice ? Dans l'histoire plus ancienne, on a vu à quoi cela a pu conduire au plan politique. Moi, je n'ai jamais reçu d'instruction.
Pour les affaires civiles ou commerciales, il y a parfois des échanges. Ils portent sur des questions techniques et non sur l'orientation donnée à une situation individuelle. Vous pourrez, sur ce point, interroger le directeur des affaires civiles et du sceau. Je peux aussi vous proposer l'intervention d'un magistrat civiliste de mon parquet.
J'ai moi aussi connu Pierre Truche et heureusement en France, il y a encore des grands magistrats et pas seulement des hauts magistrats !
Le procureur de la République de Paris que vous êtes, les raisons pour lesquelles vous êtes indépendant : pourquoi ne pas vous croire ? Mais comment peut-on expliquer le hiatus entre la vision que vous avez de votre indépendance et celle du corps social qui, généralement, considère que la justice, dans son ensemble, n'est pas indépendante ?
Comment est-on arrivé à cette situation ? Est-ce la vision fantasmée d'une réalité ?
L'image de la justice diffère selon que l'on s'adresse à des personnes qui ont eu affaire ou pas à la justice. Les indicateurs sont beaucoup mieux orientés lorsque les gens ont été confrontés à la justice. Ils sortent alors de cette vision parfois fantasmée ou caricaturale et cela est rassurant.
Je constate ce hiatus. Nous le subissons et j'en suis affecté alors que je connais la très grande éthique des magistrats et des procureurs. Il peut s'expliquer de différentes façons. Tout d'abord, par une responsabilité des médias qui parfois déforment les faits. Ensuite, par les réseaux sociaux : ils sont souvent le véhicule efficace des thèses complotistes les plus farfelues. Quand je vois ce qui peut être dit par des personnes qui ne connaissent rien à l'affaire de l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris que nous instruisons, je sais que les réseaux sociaux peuvent nous faire du mal.
Enfin, il a pu y avoir des maladresses des magistrats, mais parfois aussi des décideurs, dans l'expression publique. L'indépendance de la justice, c'est une responsabilité collective. C'est la raison pour laquelle il faut être prudent quand on parle de la justice.
Je relisais dernièrement dans le code pénal une des rares dispositions qui cite l'indépendance de la justice. L'article 434-25 réprime d'une peine importante – six mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende – le discrédit est porté sur une décision juridictionnelle dès lors que ce discrédit est de nature à porter atteinte à l'indépendance de la justice.
La question que vous posez, Monsieur le rapporteur, c'est aussi celle de notre rapport aux médias. Les procureurs sont très exposés puisqu'ils assurent désormais la communication sur les affaires couvertes par le secret de l'enquête et de l'instruction. Cela a peut-être contribué à fausser l'image d'impartialité qui était davantage assurée lorsque la justice était un peu dans sa tour d'ivoire. La société évolue, la justice avec et les magistrats qui la rendent au quotidien aussi.
Le sujet des médias est effectivement important. Vous avez été amené, il y a peu, à prendre une position publique forte par rapport à celle du ministre de l'intérieur. Quel était votre état d'esprit ?
Cette prise de position a été interprétée comme une forme de recadrage du ministre. Ce n'était ni mon intention, ni mon objectif. Dans une enquête extrêmement sensible qui faisait suite à un attentat et avançait très vite, j'ai souhaité rappeler que seul le procureur de la République était habilité, en application de l'article 11 du code de procédure pénale, à communiquer sur les investigations en cours.
Si c'était à refaire, je le referais sûrement. Ce principe posé par la loi est un principe d'efficacité des enquêtes et de protection des investigations. Il conditionne donc la manifestation de la vérité et un fonctionnement serein de la justice.
La communication sur le bilan victimaire ne peut être réalisée que par le procureur de la République car il va prendre un certain nombre de précautions indispensables. Dans les affaires importantes, quand je constate une dérive, une prise de parole de nature à gêner les investigations, comme dans l'affaire de Lyon, je crois utile de rappeler les principes. Je le fais également par d'autres voies, en ouvrant parfois des enquêtes pour violation du secret de l'instruction. Ces enquêtes ont du mal à aboutir puisque, le plus souvent, elles se heurtent à la question du secret des sources. Je l'ai fait par exemple à la suite de l'attentat de Strasbourg.
Ce sont des décisions que je prends seul. Les procureurs ont une très grande liberté de communication. Contrairement à ce que j'ai pu voir ailleurs dans les administrations – il est utile de pouvoir comparer les pratiques – nos communiqués de presse ne font l'objet d'aucune validation. Le procureur de la République les signe et les diffuse sans autorisation.
Quand on est procureur du tribunal judiciaire de Paris doit-on donner des gages d'indépendance ?
Également, pensez-vous qu'il existe un problème fondamental de remontée d'informations du côté du ministère de l'intérieur ?
Il n'y a pas lieu de donner des gages d'indépendance. En mai, mon communiqué de rappel des principes du secret de l'instruction n'était pas destiné à rappeler l'indépendance du procureur de la République. Je n'ai de gage à donner à personne. Être indépendant, c'est compliqué car il s'agit de l'être vis-à-vis des parties et des médias. Quand on prend une décision on sait qu'elle peut être interprétée comme favorable au pouvoir en place. Mais nous faisons notre métier de magistrat et, lorsque nous prenons une décision, ce n'est pas pour être dans une posture ou pour soigner son image ; c'est parce que nous exerçons le métier exigeant de magistrat. Les conséquences de nos décisions sont lourdes car nous avons, souvent, entre nos mains, l'honneur des personnes.
Concernant votre question relative aux remontées d'informations au sein du ministère de l'intérieur, il faudrait poser directement la question au ministre. Sur ce sujet, nous sommes dans une relation de confiance et de loyauté avec des OPJ et des APJ, les officiers et les agents de police judiciaire. Ils sont habilités et c'est nous qui assurons leur discipline. S'ils commettent une violation du secret de l'enquête ou de l'instruction, ils peuvent se voir retirer leur habilitation. Si un OPJ ou un APJ fait remonter à sa hiérarchie des informations et que cette dernière fait remonter des éléments à des personnes qui ne concourent pas à l'enquête, cela conduit à des retraits d'habilitation ou à des poursuites pénales. Sur ce sujet, je suis extrêmement vigilant et ferme. Chacun doit assumer ses responsabilités. Nous disposons d'un cadre législatif clair, l'article 11 du code de procédure pénale, et il faut respecter la loi.
La création d'un parquet européen représente-t-elle pour vous un risque ou un avantage en termes d'indépendance de la justice ou un déplacement du centre de gravité de l'action du monde judiciaire ?
Vous avez parlé des médias et vous avez été procureur antiterroriste avant que l'on crée le parquet national antiterroriste (PNAT) par la loi du 23 mars 2019. Dans ce contexte, vous avez subi une pression considérable de la part de la presse, représentative de la pression de l'opinion publique et de son besoin de compréhension. Peut-on considérer qu'il s'agit d'une limitation de l'indépendance fondamentale de la justice et comment peut-on opérer au mieux ?
C'est un sujet d'interrogation permanent et qui a beaucoup évolué. Il y a vingt ans, j'ai exercé les fonctions de vice-procureur chargé des relations avec la presse auprès de Jean-Pierre Dintilhac, procureur de la République à Paris. Les relations avec la presse représentaient alors un petit mi-temps. Nous avions quelques relations au quotidien, mais la pression médiatique n'avait absolument rien à voir avec celle qui s'exerce aujourd'hui 24 heures sur 24. Un magistrat au parquet de Paris est dédié à cette tâche et une permanence est assurée, week-end compris.
Notre ligne de conduite, c'est l'article 11. Il précise que notre communication ne doit pas pouvoir emporter de considérations sur les charges retenues, doit respecter la présomption d'innocence et ne doit pas entraver les investigations. La voie est donc extrêmement étroite et nous avons une communication très encadrée. Lorsque nous communiquons par exemple sur des révélations d'abus sexuels, notamment sur des mineurs, et annonçons l'ouverture d'une enquête, cela peut permettre la révélation d'autres faits.
Auriez-vous engagé cette poursuite ou procédé à cette ouverture d'enquête sans le contexte médiatique actuel ?
Si la victime était venue dénoncer des faits : oui. En l'état, les faits nous sont communiqués par voie de presse à la suite de la parution d'un livre.
Dans toutes les affaires où nous avons ouvert des enquêtes, si, au départ, les victimes étaient réticentes, elles ont rapidement compris l'importance du travail d'investigation de la justice.
La communication n'est donc pas secondaire. Elle fait aujourd'hui partie intégrante de l'action, puisque nous vivons dans un monde connecté, de chaînes d'information continue, de réseaux sociaux, où tout va extrêmement vite. Nous devons nous inscrire dans ces communications alors que le temps judiciaire n'est pas celui du temps médiatique.
Nous devons aussi expliquer comment nous agissons et progressons. Il y a parfois des incompréhensions.
Par exemple, concernant les gilets jaunes, nous avons dû expliquer plusieurs éléments. C'est la raison pour laquelle, le 31 mai 2019, j'avais donné une interview au journal Le Parisien, pour expliquer notre position en matière de réponse aux plaintes concernant les violences policières. J'avais annoncé que des policiers seraient renvoyés devant le tribunal correctionnel. Il y a eu des réactions assez vives de syndicats de police, mais nous avions choisi ce temps de la communication pour expliquer de manière transparente l'action du parquet et pour dire aux plaignants que la justice passerait, que nous accordions à leur demande toute l'importance qu'elle requérait.
Aujourd'hui, si on n'explique pas l'action de la justice, on est dans l'incompréhension et on laisse se développer des visions complotistes. L'indépendance de la justice se construit donc aussi avec un message porté par une communication institutionnelle.
L'action du parquet européen sera circonscrite et limitée à la poursuite des fraudes aux intérêts financiers de l'Union et aux grandes fraudes à la TVA, avec un seuil de 10 millions d'euros. Cela n'aura donc pas du tout d'effet sur le quotidien des parquets.
Le parquet européen est doté d'une très large indépendance. Il y a un chef du parquet européen, madame Laura Kövesi, un chef des parquets européens, des procureurs nationaux et des procureurs délégués. Dans l'organisation du parquet européen, on ne connaît pas le juge d'instruction. Cela bouleversera notre ordre juridique interne. Nous allons donc devoir adapter notre loi et c'est l'objet du projet en cours. C'est un débat important car certains y voient une évolution de notre procédure pénale vers une diminution du rôle du juge d'instruction.
Pour le parquet de Paris, l'impact de la création du parquet européen sera limité. Il concernera davantage le parquet national financier. Toutefois, certains dossiers, notamment en matière de grande criminalité organisée de très grande complexité, pourront intéresser le parquet européen.
Vous avez travaillé avec un cabinet qui a porté une loi et vous avez donc créé des liens avec des responsables. Il est difficile d'imaginer qu'il n'existe plus aucun échange professionnel avec vos anciens collègues.
Vous nous avez dit que la Cour de Justice de l'Union européenne a conféré, à la fin de l'année 2019, au ministère public français la capacité à émettre un mandat d'arrêt européen lui reconnaissant ainsi son indépendance du pouvoir exécutif. Ce n'est pas neutre, vous avez raison, parce que la CJUE avait refusé ce statut à l'Allemagne notamment, quelques mois auparavant.
Cela vient contredire les arrêts Medvedyev et Moulin de la Cour européenne des droits de l'homme, qui concernaient la France. Pour autant, l'avocat général auprès de la CJUE a relevé que l'architecture institutionnelle du ministère public français ne garantissait pas, à ce jour, une action exempte de toute influence du pouvoir exécutif.
Pour la CJUE, ce n'est donc pas l'organisation de notre justice qui garantit votre indépendance mais, et vous l'avez dit vous-même, l'usage et la pratique.
Si un pouvoir exécutif venait à vouloir mettre fin à l'indépendance de la justice, ou si votre successeur avait moins cet esprit d'indépendance, qu'est-ce qui garantirait dans notre organisation actuelle qu'elle serait maintenue ? Contrairement à la loi, une pratique se change facilement.
J'ai exercé une dizaine de fonctions ces trente dernières années. J'ai toujours très scrupuleusement respecté le cadre institutionnel. Lorsque j'ai été nommé président du tribunal de Bobigny, il y a un peu plus de dix ans, un journal avait titré : la reprise en mains du tribunal de Bobigny. Comme si j'allais, moi, reprendre en mains quoi que ce soit ! Au bout de quinze jours, l'ambiguïté avec mes collègues et les représentations syndicales au sein du tribunal de Bobigny était levée. Ils avaient compris que je venais pour exercer mes fonctions, pour respecter et défendre l'indépendance des magistrats du siège. Personne ne viendra vous dire que je n'ai pas tenu cet engagement.
Nous sommes habitués à ce cloisonnement et nous avons des réflexes. Celui de demander à un collègue de se déporter en fait partie. Je ne délègue jamais les déclarations d'intérêt par exemple. C'est un moment de discussion et d'échanges alors que tout ne figure pas dans la déclaration écrite d'intérêts.
Les termes de l'arrêt de la CJUE sont très clairs. Ils démontrent qu'en France, les magistrats du parquet disposent du pouvoir d'apprécier de manière indépendante, notamment par rapport au pouvoir exécutif, la nécessité et le caractère proportionné de l'émission d'un mandat d'arrêt européen et exercent ce pouvoir de manière objective en prenant en compte tous les éléments à charge et à décharge.
Cet arrêt de la CJUE nous a mis du baume au cœur car nous avons souffert des suites de l'arrêt Medvedyev.
Qu'est-ce qui garantit notre indépendance dans le temps ? Ce sont les fonctionnements que j'ai décrits, mais c'est surtout la loi du 25 juillet 2013. Elle interdit les instructions individuelles de façon parfaitement limpide. Demain, lorsque la réforme constitutionnelle sera adoptée et que le principe de l'avis conforme du CSM pour toute nomination d'un parquetier sera gravé dans le marbre constitutionnel, je pense que nous aurons franchi une étape extrêmement importante.
Aujourd'hui, les pratiques vertueuses existent déjà, mais l'adoption de la loi nous permettrait d'interdire tout retour en arrière.
Avant d'être nommé procureur de Paris, vous étiez dans un cabinet ministériel du Gouvernement actuel.
Récemment vous avez classé sans suite l'enquête pénale visant les journalistes de Disclose. Ils avaient révélé des informations confidentielles sur l'implication des armes françaises dans la guerre au Yémen. Vous avez estimé que l'infraction de violation du secret-défense était caractérisée et vous avez enjoint par courrier les journalistes à se conformer à la loi à l'avenir. Cette décision peut sembler équilibrée mais pour le béotien que je suis en justice, elle paraît étrange.
Le procureur général Molins qui était là tout à l'heure, avait d'ailleurs déjà adopté ce procédé il y a six ans, dans une affaire assez similaire. Mais comprenez-vous que sur une telle affaire, compte tenu de votre carrière, cette décision puisse conduire le citoyen à se défier de l'indépendance de la justice ?
En tant que procureur de la République de Paris, avez-vous la faculté de vous déporter quand vous êtes face à une affaire qui implique le Gouvernement que vous serviez directement il y a quelques mois ?
Dans les déclarations d'intérêts que vous examinez pour les autres magistrats, la proximité avec le pouvoir exécutif figure-t-elle ?
Monsieur le député, je vais apporter un correctif : je n'ai pas été membre d'un cabinet ministériel ces dernières années. Le dernier cabinet ministériel auquel j'ai appartenu, était celui de Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, il y a presque vingt ans. Récemment, j'étais directeur des affaires criminelles et des grâces, donc directeur d'administration centrale, ce qui n'est pas du tout la même chose.
Dans l'affaire que vous évoquez, là aussi, j'ai tout lu, alors que le processus judiciaire de cette affaire est totalement habituel. J'ai été saisi, par un article 40, d'une violation du secret-défense, le ministre de la défense me signalant qu'une journaliste aurait, lors d'une réunion publique, brandit une feuille avec le logo rouge confidentiel défense.
Le délit de compromission est un délit formel : celui qui contribue à rendre public un document confidentiel-défense, même par simple maladresse, commet une infraction. Systématiquement, dans ces cas-là, nous saisissons la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le service enquêteur habilité à travailler sur ces délits de compromission. Pourquoi ? Pour des raisons techniques. En effet, même en tant que procureur, je n'ai pas le droit de voir cette note classée confidentiel-défense. Seule la DGSI et ses personnels habilités secret ou confidentiel-défense peuvent instruire ces procédures. Toutes les procédures pour compromission lui sont donc confiées.
Or, j'ai lu dans la presse que le procureur de Paris avait donné à cette affaire une tournure extrêmement choquante en saisissant un service de renseignement. Je n'ai fait que ce que tous mes prédécesseurs avaient fait dans la même situation.
Les journalistes ont été entendus par la DGSI. Ils ont opposé le secret des sources et la procédure nous a été retournée.
Comme ces journalistes n'avaient pas commis de précédentes infractions, et c'est notre jurisprudence constante, nous avons procédé par rappel à la loi. Comme nous le faisons, lorsque des responsables, parfois par maladresse, ne respectent pas le secret de la défense nationale. C'est une procédure qui a été conduite normalement, comme beaucoup d'autres, et son traitement n'a absolument pas été dérogatoire. Les fonctions que j'ai pu exercer en administration centrale n'ont strictement rien à voir avec cela. Ce rappel à la loi est enregistré au parquet, dans notre logiciel Cassiopée, et nous conservons pendant un certain temps cette information. Si les personnes concernées venaient à réitérer ces comportements, elles s'exposeraient à des poursuites dès lors qu'elles ont été rappelées aux devoirs de leurs charges.
Le rappel que vous avez fait au ministre de l'intérieur en matière antiterroriste sur la question lyonnaise pourrait être fait à peu près toutes les semaines puisqu'il n'est pas rare que les ministres de l'intérieur, dans leur communication, annoncent que « les sanctions seront sévères », alors qu'ils ne représentent pas l'autorité de poursuite.
Concernant les gilets jaunes, deux questions se posent. Premièrement, vous avez dit : « il n'y a pas eu de garde à vue préventive ». Mais de toute façon ce n'est pas vous qui les auriez décidées puisque nous sommes dans le cadre d'un flagrant délit mais l'OPJ qui est sur place. Vous, vous ne faites que constater une garde à vue à laquelle vous donnez des suites ou pas.
En interne, vous avez transmis une note en indiquant que plusieurs motifs permettent la mise en garde à vue. Le sixième point de l'article 62-2 du code de procédure pénale permet la garde à vue pour garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit. Sur son fondement, vous pouvez prolonger les gardes à vue, de sorte que les intéressés ne puissent pas retourner manifester. Or, les manifestations durent rarement plus de 24 heures. Pourquoi les gardes à vue sont-elles donc prolongées plus de 24 heures ?
Cela amène une autre question toutefois non spécifique à votre parquet. Il y a un traitement en temps réel, arrivé par la permanence du parquet. Cependant si on se fait attraper le vendredi ou le samedi dans une manifestation, il n'est pas rare d'entendre les policiers dire qu'il faudra attendre le lendemain pour avoir un avis du parquet. Comment explique-t-on cela alors que vous êtes garant des libertés individuelles et alors que la garde à vue reste une entrave ?
Pour la juridiction parisienne et pour mon parquet, le traitement de ces faits a constitué un défi colossal. Nous avons eu presque 4 000 gardes à vue à traiter, procédé à plus de 1 000 rappels à la loi, organisé plus de 600 comparutions immédiates et on a également utilisé toute la gamme pénale, avec un souci d'individualisation de chaque réponse.
Concernant la note que vous évoquez, je n'ai signé aucun document donnant des instructions à mes collègues. Les choses ne se sont pas passées comme ça. La responsabilité du procureur de Paris est de faire en sorte que le traitement, week-end après week-end, soit cohérent, s'inscrive dans une politique pénale bien définie avec des réponses harmonisées.
Le nombre de gardes à vue nous a conduits à faire intervenir des magistrats qui n'étaient pas habitués à la permanence et au traitement de ce type de contentieux. Nous avons donc fait un petit memento dans lequel nous avons consigné les pratiques. À un moment, une phrase a été sortie complètement de son contexte. Nous n'avons pas dit que l'on pouvait prolonger les gardes à vue pour empêcher les manifestants d'aller manifester. Ce n'est pas un motif de prolongation de garde à vue. En revanche, pour les cas où la procédure s'achemine vers un rappel à la loi ou pour le cas d'une infraction insuffisamment caractérisée, nous conseillons d'attendre la fin de la manifestation pour lever la garde à vue. Cela évite de grossir les rangs des manifestants. Ce conseil donné n'est rien d'autre que la pratique habituelle.
Dans des cas où l'infraction n'est pas suffisamment caractérisée, dans des cas donc où aucun délit n'est commis, vous prenez la décision d'empêcher un individu de retourner manifester alors que vous n'avez rien à lui reprocher !
L'article 62, précise que l'un des objectifs de la garde à vue est aussi d'éviter la réitération des faits pour lesquels la personne est placée en garde à vue.
Ça, on ne le sait généralement qu'à la fin. Il s'agit des gardes à vue pour lesquelles on s'achemine vers un classement parce qu'il y a des choses à vérifier et que nous ne sommes pas certain de caractériser une infraction. Soyons sérieux : il n'est pas question de prononcer de garde à vue pour empêcher les gens de manifester. C'est une caricature. Mais pour certaines situations, il est préférable de lever la garde à vue une fois la manifestation terminée. C'est également ce que l'on observe pour des personnes interpellées en état d'alcoolémie pour un délit de conduite sous l'emprise de l'alcool. Les gardes à vue ne sont levées qu'une fois que les personnes sont totalement dégrisées.
Vous faites un parallèle avec les gilets jaunes en disant qu'ils doivent se « dé-gilets-jauniser » le temps de la garde à vue !
C'est vous qui le dites ! Vous interprétez et caricaturez, de façon amusante, mes propos. Dans ce cas de figure, on est sur l'un des objectifs de la garde à vue : éviter la réitération des faits.
Remettons-nous, dans le contexte des 1er et 8 décembre. Quel était l'objectif poursuivi ? Nous étions dans une situation extrêmement préoccupante et notre objectif était de rétablir la paix sociale. Nous avons veillé à ce que chaque situation soit examinée le plus précisément possible et nous avons privilégié les réponses alternatives. Nous avons ainsi fait des comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) c'est-à-dire du plaider coupable. Pour les faits les plus graves, nous avons organisé des comparutions immédiates mais en organisant des audiences supplémentaires, de sorte qu'elles ne se terminent pas trop tard et que tout le monde puisse être jugé dans des conditions sereines.
Avons-nous eu beaucoup de griefs de la part des personnes qui ont été jugées ? Non, monsieur le Président. Les personnes jugées l'ont été dans des conditions de dignité grâce à une organisation judiciaire qui s'est adaptée à l'urgence de la situation.
Les comparutions immédiates, jusqu'à des heures très tardives, ne permettent pas de réunir les conditions favorables qui seraient propices à une justice rendue dans la sérénité.
D'ailleurs, et c'est mon point de vue, vous le savez puisque vous m'avez entendu dans l'hémicycle, la comparution immédiate n'est pas une justice très sereine. Nous sommes en désaccord là-dessus. Je le suis également avec la majorité et probablement avec le rapporteur.
Néanmoins, les capacités judiciaires mobilisées, et notamment celles de la police, ne le sont pas toujours avec la même célérité. Choisir où l'on met les moyens, choix qui n'est pas seulement celui du parquet puisqu'il est fait conjointement avec les services de police et de gendarmerie, a aussi des incidences.
Nous avons, un nombre considérable de procédures à traiter. Sur ces enquêtes, nous avons ouvert une vingtaine d'informations judiciaires. Nous avons poursuivi deux policiers devant le tribunal correctionnel de Paris. Il y aura encore des poursuites à venir. Aucune situation n'est prise à la légère. Toutes les plaintes, tous les signalements, même ce qui nous remonte par les réseaux sociaux, font l'objet d'enquêtes. À plusieurs reprises, j'ai été amené à ouvrir des enquêtes où la personne victime n'était pas identifiée.
On peut avoir cette interprétation mais lorsque nous avons connaissance de faits, nous diligentons une enquête. Elles sont très complexes et c'est la raison pour laquelle nous avons ouvert beaucoup d'informations judiciaires.
Lorsque des personnes sont grièvement blessées, cela nécessite des expertises pour déterminer la qualification des faits. Il faut travailler sur les témoignages et sur la vidéo. L'inspection générale de la police nationale (IPGN) fait un travail considérable. Le nombre de saisines a plus que doublé cette année et elle se trouve face à un plan de charge considérable.
Je suis personnellement l'évolution de ces enquêtes et j'ai encore participé récemment à une réunion avec les responsables de l'IGPN à ce sujet. Lorsqu'il y a un classement sans suite, il est argumenté. Nous envoyons parfois des notes de deux à trois pages aux plaignants où nous expliquons pour quelles raisons nous n'avons pas réussi à objectiver les faits ou pourquoi nous avons décidé de ne pas poursuivre.
Depuis que nous sommes dans ce processus, grâce à ce travail de pédagogie, nous n'avons pas reçu de contestation des classements sans suite bien qu'il existe une possibilité de recours hiérarchique devant le procureur général ou au CSM.
Ces affaires seront conduites avec toute la rigueur nécessaire et les informations judiciaires seront menées par les juges d'instruction, là aussi, en toute indépendance. Il y a des expertises et il y aura sûrement des mises en examen. Encore une fois, ce sont des affaires complexes. Elles imposent de déterminer la nécessité de l'intervention et sa proportionnalité. Ces deux éléments sont compliqués à caractériser et à objectiver, notamment dans des contextes de très grande confusion.
La manière dont le président s'exprime n'engage aucunement notre commission d'enquête et, à ce stade, ce n'est pas une commission de prises de position publiques.
Le mémento que vous avez évoqué pourra-t-il est consulté par notre commission ?
Ses modalités de diffusion et le nom de ses magistrats destinataires pourront-ils également être connus ?
C'est un document qui prend la forme d'un mail, d'un message récapitulatif. Sur le passage concerné, je n'ai rien à cacher et je suis disposé à communiquer ce document à la commission.
J'avais répondu au Syndicat des avocats de France que j'assumais cette position : elle n'est pas nouvelle et correspond à la pratique suivie par le parquet dans de telles situations. L'objectif que nous poursuivons est de prévenir la réitération de faits violents et de maintenir la paix sociale.
Concernant les moyens judiciaires disproportionnés mis en œuvre, je souhaite évoquer le cas des décrocheurs de portraits d'Emmanuel Macron.
Quand le procès s'est tenu, en septembre 2019, il y a eu, devant le tribunal, une manifestation à laquelle j'ai participé. J'ai rarement vu un tel déploiement de policiers, gendarmes et CRS pour la manifestation d'une association réputée pacifique et non-violente.
Est-ce vous qui avez demandé ce dispositif ? Cette initiative a-t-elle été prise par le ministère de l'intérieur ? Pourquoi est-ce le bureau de lutte antiterroriste de la gendarmerie nationale qui a été saisi d'une partie de l'enquête ? Nous parlons de gens qui décrochent un portrait d'une valeur de 16 ou 17 euros, en fonction de la qualité du cadre. Ne pensez-vous pas que les moyens déployés sont manifestement disproportionnés ?
Le parquet a engagé des poursuites contre les personnes que vous appelez les décrocheurs et qui se sont vu reprocher un délit de vol simple.
Ces personnes ont été convoquées et se sont présentées. Le ministère public a requis des peines symboliques, relativement modérées, pour des délits de vols. Le ministère public a été suivi dans ses réquisitions puisqu'il s'agissait de faits caractérisés de soustraction frauduleuse de la chose d'autrui.
Il n'y a pas eu d'instruction de politique générale sur le sujet, mais tous les parquets ont procédé de la sorte. Si nous laissons sans réponse pénale les personnes venues s'emparer d'un bien commun dans une salle municipale, un lieu public donc, cela pose la question du respect de l'autorité et de la loi.
Sur votre question relative au maintien de l'ordre, je ne peux pas vous répondre car je n'en suis pas responsable et j'ignore quels moyens ont été déployés. Mais nous veillons à ce que les audiences se tiennent dans la sérénité. La justice doit être rendue dans la dignité et à l'abri des pressions, y compris celles de la rue.
La séance est levée à 18 heures 45.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Ian Boucard, Mme Émilie Guerel, M. Dimitri Houbron, M. Olivier Marleix, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, M. Bruno Questel, M. Antoine Savignat