Intervention de Éric Mathais

Réunion du jeudi 6 février 2020 à 9h45
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République :

La Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) est née en 2002 à l'initiative de procureurs qui éprouvaient le besoin de confronter leurs expériences, leurs pratiques et leurs préoccupations. Elle s'est constituée en association en 2006. Elle regroupe des procureurs très différents, au-delà de leurs sensibilités et éventuelles appartenances syndicales.

Depuis sa création, la CNPR constitue une structure ouverte au dialogue permanent avec la Chancellerie. Elle est également force de propositions à l'occasion notamment des projets relatifs au statut de la magistrature, aux missions et compétences des procureurs de la République, à l'organisation des parquets, aux moyens de l'institution judiciaire et à la défense des intérêts moraux et matériels de ses membres.

La CNPR a pour ambition d'être un interlocuteur responsable, loyal et non porteur exclusif de revendications catégorielles. La Conférence fait valoir la spécificité du métier et du statut de procureur de la République mais aussi celle de tous les magistrats du parquet et promeut le ministère public à la française. La Conférence regroupe aujourd'hui la majorité des procureurs, soit 83 sur 169.

L'indépendance de la justice, de la magistrature et des parquets sont des questions importantes pour la CNPR. En juin 2017, nous avions écrit et rendu public un livre noir du ministère public opérant un état des lieux et fixant la doctrine de la Conférence. Il aborde la question cruciale de l'indépendance. Elle est déterminante pour les magistrats du parquet car l'appréciation de l'opportunité de poursuites ne peut relever de l'exécutif mais seulement d'une autorité judiciaire indépendante.

Le statut dual du parquet fait que ses membres sont des magistrats qui prennent leurs décisions en toute indépendance mais sont aussi tenus d'appliquer une politique pénale à la fois conforme aux instructions nationales du ministère de la justice et à leurs déclinaisons locales par le procureur général, même si le magistrat apporte des réponses pénales individualisées en fonction des circonstances de faits, humaines et juridiques.

La loi du 26 juillet 2013 renforce l'obligation d'impartialité et la valeur des garanties qui y sont apportées. Outre la suppression des instructions individuelles, elle consolide l'obligation d'impartialité propre aux magistrats.

Une réforme du statut nous semble cependant indispensable pour sécuriser l'unicité du corps mais aussi pour garantir une direction de la police judiciaire et une accusation pleinement judiciaire. Cela permettrait d'éviter des procès d'intention en manque d'indépendance.

L'unicité de corps nous semble une condition impérative pour constituer une autorité judiciaire moderne et efficace. Le Conseil constitutionnel a rappelé, à de nombreuses reprises, que l'autorité judiciaire comprenait à la fois des magistrats du siège et des magistrats du parquet. Cette unicité du corps est essentielle pour que le parquet assure son rôle de gardien de la liberté individuelle, défini par l'article 66 de la Constitution.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a souvent été détournée et exploitée. On a trop souvent dit qu'elle déniait la qualité de magistrat au parquetier français alors, qu'à notre sens, elle se borne à indiquer qu'au-delà d'un bref délai les parquetiers ne peuvent plus garantir la liberté judiciaire en cas de privation de liberté, en raison essentiellement de leur position d'accusateur au procès.

La décision de la Cour de Justice de l'union européenne (CJCE) du 12 décembre 2019 a estimé que les parquets répondaient aux exigences d'indépendance requises et est venue rappeler leur qualité de membre de l'autorité judiciaire.

Pour nous, le ministère public à la française est une institution d'avenir et elle mérite d'être soutenue. Cette fonction et son statut protecteur devront s'inscrire dans un cadre européen, c'est-à-dire dans le projet en cours de création d'un parquet européen. Pour que cette création soit comprise et féconde à ce niveau supranational, sa fonction et son statut doivent être stabilisés au niveau national.

Le parquet est la colonne vertébrale d'une politique pénale. Lui seul peut conduire une politique strictement judiciaire sans la déconnecter des autres politiques publiques. Le procureur français assume un rôle d'apaisement et de structuration sociale. Son efficacité et sa cohérence sont nourries par le lien hiérarchique qui relie les parquets de première instance aux parquets généraux avec toutefois deux atténuations qui sont le pouvoir propre du procureur de la République et la liberté de parole du magistrat à l'audience. L'existence d'une éthique forte est également un élément déterminant.

Enfin, la question du statut est au cœur de l'indépendance des parquets. Il existe aujourd'hui un consensus sur la nécessaire réforme du parquet, décrite par la préconisation 25 du rapport de l'inspection générale de la justice sur l'attractivité du ministère public, d'octobre 2018. Mais malgré un diagnostic partagé, la réforme tant espérée depuis de très nombreuses années n'a pu se concrétiser à ce jour.

Il existe pourtant des solutions. En l'absence de la majorité nécessaire à une réforme constitutionnelle, la Conférence des procureurs a défendu une solution médiane avec, outre l'alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui du siège, la réécriture des articles 5, 28 et 38 de l'ordonnance du 22 décembre 1958. Cela consiste à qualifier de conforme l'avis à donner par la formation compétente par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour la nomination des magistrats du parquet (articles 28 et 38) et à en modifier l'article 5. Cette modification pourrait reprendre le texte de l'alinéa 2 de l'article 30 du code de procédure pénale et énoncer : « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leur chef hiérarchique. Le garde des Sceaux peut leur adresser des instructions générales à l'exclusion de toute directive dans des affaires individuelles. À l'audience leur parole est libre ». Avec l'alignement des régimes disciplinaires des magistrats du siège et du parquet, cela nous paraît être le socle minimal.

Un deuxième niveau est possible. Si la représentation nationale était prête à mettre un terme définitif aux soupçons de dépendance du parquet, on pourrait envisager la réforme constitutionnelle tant attendue des magistrats.

Deux options seraient alors possibles. Une option minimale avec l'alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège et l'avis conforme de la formation compétente du CSM pour les nominations des magistrats du parquet. Si nous pouvions aller plus loin, une seconde option pourrait être envisagée avec l'alignement des modalités de nomination sur celles des magistrats du siège, c'est-à-dire un pouvoir de proposition de la formation compétente du CSM.

Selon nous, en raison des fortes divergences de points de vue, il n'est pas opportun de réformer les modalités de proposition et d'élection des membres du CSM.

Cet objectif permettrait de se rapprocher des standards européens et de lever, définitivement, les soupçons.

Autre point important : encadrer et fixer dans la loi la remontée de l'information. Cela a déjà été proposé par la commission de modernisation du ministère public présidée par Jean-Louis Nadal qui avait œuvré en faveur de la modernisation du ministère public. Cette remontée d'information est l'objet de tous les fantasmes. Il est pourtant légitime que le ministre qui conduit la politique pénale soit informé de certaines choses.

Actuellement, dans le code procédure pénale, il est seulement fait mention des rapports particuliers que le procureur général peut établir d'initiative ou à la demande du ministre de la Justice. La loi n'en dit pas davantage. La circulaire qui encadre ces remontées d'informations, distingue les quatre cas dans lesquels elles semblent nécessaires : la survenue d'un problème juridique nouveau, la mise en cause de l'institution judiciaire, un intérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale et l'apparition d'affaires au retentissement national. Il faudrait inscrire ces points dans la loi pour mettre fin aux fantasmes.

En conclusion, la justice est un pilier, la garantie d'un État de droit et de la démocratie. La suspicion qui entoure la justice, notamment l'action des procureurs, est mise en avant dès qu'une décision est contestée et cette suspicion est délétère.

Pourtant il existe toujours la possibilité de contester une décision par les voies de droit. Et la critique est évidemment possible sous réserve de ne pas porter le discrédit sur une décision de justice. L'article 434-25 du code pénal incrimine, en effet, le fait de chercher à jeter le discrédit publiquement par des actes, paroles, écrits ou images sur un acte ou une décision juridictionnelle dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance. Cet article est cependant délicat à utiliser.

Le manque d'indépendance des magistrats du siège ou du parquet est souvent mis en avant pour critiquer une décision de justice. Un récent sondage révèle que seul un Français sur deux estime que les magistrats sont indépendants. Ce ressenti est éloigné de la réalité quotidienne et des pratiques des magistrats. C'est également très loin des termes de la loi, qui depuis la loi du 25 juillet 2013 prohibe toute instruction individuelle et qui est une réalité dans chacun des parquets de France.

Ces critiques sont difficilement ressentis par les magistrats. Des évolutions nous semblent donc nécessaires pour progresser et sortir de ce que la commission Nadal qualifiait de « venin de la suspicion ».

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