La séance est ouverte à 9 heures 45.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.
La commission d'enquête entend M. Eric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, MM. Alexandre de Bosschere et Eric Maillaud, procureurs de la République.
La commission d'enquête auditionne ce matin M. Éric Mathais, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, procureur de la République de Dijon, M. Alexandre de Bosschere procureur de la République d'Amiens, et M. Éric Maillaud procureur de la République de Clermont-Ferrand.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Messieurs, je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(MM. Mathais, Bosschere et Maillaud prêtent serment)
La Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) est née en 2002 à l'initiative de procureurs qui éprouvaient le besoin de confronter leurs expériences, leurs pratiques et leurs préoccupations. Elle s'est constituée en association en 2006. Elle regroupe des procureurs très différents, au-delà de leurs sensibilités et éventuelles appartenances syndicales.
Depuis sa création, la CNPR constitue une structure ouverte au dialogue permanent avec la Chancellerie. Elle est également force de propositions à l'occasion notamment des projets relatifs au statut de la magistrature, aux missions et compétences des procureurs de la République, à l'organisation des parquets, aux moyens de l'institution judiciaire et à la défense des intérêts moraux et matériels de ses membres.
La CNPR a pour ambition d'être un interlocuteur responsable, loyal et non porteur exclusif de revendications catégorielles. La Conférence fait valoir la spécificité du métier et du statut de procureur de la République mais aussi celle de tous les magistrats du parquet et promeut le ministère public à la française. La Conférence regroupe aujourd'hui la majorité des procureurs, soit 83 sur 169.
L'indépendance de la justice, de la magistrature et des parquets sont des questions importantes pour la CNPR. En juin 2017, nous avions écrit et rendu public un livre noir du ministère public opérant un état des lieux et fixant la doctrine de la Conférence. Il aborde la question cruciale de l'indépendance. Elle est déterminante pour les magistrats du parquet car l'appréciation de l'opportunité de poursuites ne peut relever de l'exécutif mais seulement d'une autorité judiciaire indépendante.
Le statut dual du parquet fait que ses membres sont des magistrats qui prennent leurs décisions en toute indépendance mais sont aussi tenus d'appliquer une politique pénale à la fois conforme aux instructions nationales du ministère de la justice et à leurs déclinaisons locales par le procureur général, même si le magistrat apporte des réponses pénales individualisées en fonction des circonstances de faits, humaines et juridiques.
La loi du 26 juillet 2013 renforce l'obligation d'impartialité et la valeur des garanties qui y sont apportées. Outre la suppression des instructions individuelles, elle consolide l'obligation d'impartialité propre aux magistrats.
Une réforme du statut nous semble cependant indispensable pour sécuriser l'unicité du corps mais aussi pour garantir une direction de la police judiciaire et une accusation pleinement judiciaire. Cela permettrait d'éviter des procès d'intention en manque d'indépendance.
L'unicité de corps nous semble une condition impérative pour constituer une autorité judiciaire moderne et efficace. Le Conseil constitutionnel a rappelé, à de nombreuses reprises, que l'autorité judiciaire comprenait à la fois des magistrats du siège et des magistrats du parquet. Cette unicité du corps est essentielle pour que le parquet assure son rôle de gardien de la liberté individuelle, défini par l'article 66 de la Constitution.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a souvent été détournée et exploitée. On a trop souvent dit qu'elle déniait la qualité de magistrat au parquetier français alors, qu'à notre sens, elle se borne à indiquer qu'au-delà d'un bref délai les parquetiers ne peuvent plus garantir la liberté judiciaire en cas de privation de liberté, en raison essentiellement de leur position d'accusateur au procès.
La décision de la Cour de Justice de l'union européenne (CJCE) du 12 décembre 2019 a estimé que les parquets répondaient aux exigences d'indépendance requises et est venue rappeler leur qualité de membre de l'autorité judiciaire.
Pour nous, le ministère public à la française est une institution d'avenir et elle mérite d'être soutenue. Cette fonction et son statut protecteur devront s'inscrire dans un cadre européen, c'est-à-dire dans le projet en cours de création d'un parquet européen. Pour que cette création soit comprise et féconde à ce niveau supranational, sa fonction et son statut doivent être stabilisés au niveau national.
Le parquet est la colonne vertébrale d'une politique pénale. Lui seul peut conduire une politique strictement judiciaire sans la déconnecter des autres politiques publiques. Le procureur français assume un rôle d'apaisement et de structuration sociale. Son efficacité et sa cohérence sont nourries par le lien hiérarchique qui relie les parquets de première instance aux parquets généraux avec toutefois deux atténuations qui sont le pouvoir propre du procureur de la République et la liberté de parole du magistrat à l'audience. L'existence d'une éthique forte est également un élément déterminant.
Enfin, la question du statut est au cœur de l'indépendance des parquets. Il existe aujourd'hui un consensus sur la nécessaire réforme du parquet, décrite par la préconisation 25 du rapport de l'inspection générale de la justice sur l'attractivité du ministère public, d'octobre 2018. Mais malgré un diagnostic partagé, la réforme tant espérée depuis de très nombreuses années n'a pu se concrétiser à ce jour.
Il existe pourtant des solutions. En l'absence de la majorité nécessaire à une réforme constitutionnelle, la Conférence des procureurs a défendu une solution médiane avec, outre l'alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui du siège, la réécriture des articles 5, 28 et 38 de l'ordonnance du 22 décembre 1958. Cela consiste à qualifier de conforme l'avis à donner par la formation compétente par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour la nomination des magistrats du parquet (articles 28 et 38) et à en modifier l'article 5. Cette modification pourrait reprendre le texte de l'alinéa 2 de l'article 30 du code de procédure pénale et énoncer : « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leur chef hiérarchique. Le garde des Sceaux peut leur adresser des instructions générales à l'exclusion de toute directive dans des affaires individuelles. À l'audience leur parole est libre ». Avec l'alignement des régimes disciplinaires des magistrats du siège et du parquet, cela nous paraît être le socle minimal.
Un deuxième niveau est possible. Si la représentation nationale était prête à mettre un terme définitif aux soupçons de dépendance du parquet, on pourrait envisager la réforme constitutionnelle tant attendue des magistrats.
Deux options seraient alors possibles. Une option minimale avec l'alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège et l'avis conforme de la formation compétente du CSM pour les nominations des magistrats du parquet. Si nous pouvions aller plus loin, une seconde option pourrait être envisagée avec l'alignement des modalités de nomination sur celles des magistrats du siège, c'est-à-dire un pouvoir de proposition de la formation compétente du CSM.
Selon nous, en raison des fortes divergences de points de vue, il n'est pas opportun de réformer les modalités de proposition et d'élection des membres du CSM.
Cet objectif permettrait de se rapprocher des standards européens et de lever, définitivement, les soupçons.
Autre point important : encadrer et fixer dans la loi la remontée de l'information. Cela a déjà été proposé par la commission de modernisation du ministère public présidée par Jean-Louis Nadal qui avait œuvré en faveur de la modernisation du ministère public. Cette remontée d'information est l'objet de tous les fantasmes. Il est pourtant légitime que le ministre qui conduit la politique pénale soit informé de certaines choses.
Actuellement, dans le code procédure pénale, il est seulement fait mention des rapports particuliers que le procureur général peut établir d'initiative ou à la demande du ministre de la Justice. La loi n'en dit pas davantage. La circulaire qui encadre ces remontées d'informations, distingue les quatre cas dans lesquels elles semblent nécessaires : la survenue d'un problème juridique nouveau, la mise en cause de l'institution judiciaire, un intérêt manifeste pour la conduite de la politique pénale et l'apparition d'affaires au retentissement national. Il faudrait inscrire ces points dans la loi pour mettre fin aux fantasmes.
En conclusion, la justice est un pilier, la garantie d'un État de droit et de la démocratie. La suspicion qui entoure la justice, notamment l'action des procureurs, est mise en avant dès qu'une décision est contestée et cette suspicion est délétère.
Pourtant il existe toujours la possibilité de contester une décision par les voies de droit. Et la critique est évidemment possible sous réserve de ne pas porter le discrédit sur une décision de justice. L'article 434-25 du code pénal incrimine, en effet, le fait de chercher à jeter le discrédit publiquement par des actes, paroles, écrits ou images sur un acte ou une décision juridictionnelle dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance. Cet article est cependant délicat à utiliser.
Le manque d'indépendance des magistrats du siège ou du parquet est souvent mis en avant pour critiquer une décision de justice. Un récent sondage révèle que seul un Français sur deux estime que les magistrats sont indépendants. Ce ressenti est éloigné de la réalité quotidienne et des pratiques des magistrats. C'est également très loin des termes de la loi, qui depuis la loi du 25 juillet 2013 prohibe toute instruction individuelle et qui est une réalité dans chacun des parquets de France.
Ces critiques sont difficilement ressentis par les magistrats. Des évolutions nous semblent donc nécessaires pour progresser et sortir de ce que la commission Nadal qualifiait de « venin de la suspicion ».
Monsieur le président, vous avez évoqué les liens avec l'exécutif, question qui se pose souvent à Paris. En région, là où vous êtes, les relations avec les préfets, le représentant de l'État, vous semblent-elles satisfaisantes en matière de conduite de la politique pénale ? Vos liens avec les autorités sont étroits, notamment en ce qui concerne le maintien de l'ordre. Trouvez-vous que votre indépendance, y compris en termes d'affectation de moyens de police judiciaire est respectée ?
Plus formellement, je souhaiterais savoir si, dans vos carrières, vous avez été victimes ou vous avez observé des tentatives de pression de l'exécutif. Dans ce cas, quelle réponse avez-vous apportée ?
Je suis magistrat au parquet et depuis trente ans j'ai constaté que les relations avec le préfet avaient considérablement évolué. Des dispositifs, notamment des dispositifs de coordination de la police judiciaire, ont été mis en œuvre. Je pense à l'état-major de sécurité. C'est une structure coprésidée par le procureur de la République et par le préfet qui rassemble les services de sécurité intérieure, la direction générale des finances publiques (DGFiP), l'éducation nationale et les services susceptibles de connaître des problèmes de prévention de la délinquance.
Dans le cadre de ces dispositifs coprésidés, les procureurs demandent que les réunions se tiennent en alternance au tribunal et à la préfecture. Lorsque j'ai sollicité cette alternance dans des départements où elle n'existait pas, ma demande a toujours été entendue.
Ces structures ont permis aux procureurs et aux préfets de mieux se connaître. Les préfets comprennent mieux les particularismes de l'institution judiciaire, notamment sa dyarchie qui implique que des orientations d'un procureur en matière de politique pénale ne peuvent être garanties par les décisions du tribunal. Pour des hauts fonctionnaires de l'administration, où il n'y a qu'une tête, l'indépendance du magistrat du siège et du parquet doit être expliquée.
Ces dernières années, je constate que les préfets sont très respectueux de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Je trouve utile d'être informé des conséquences possibles d'une décision. Je ne le vis pas comme une pression. J'ai besoin, par exemple pour des affaires relevant du tribunal de commerce, d'être informé d'une situation sensible et d'avoir tous les éléments à ma disposition pour prendre une décision parfaitement éclairée en toute indépendance. C'est ce que j'appelle une action publique éclairée.
Concernant l'affectation des moyens de police judiciaire, de mon point de vue, la question ne pose pas vis-à-vis du préfet, mais plutôt avec les responsables de services de police ou de gendarmerie. Le dialogue s'installe et le procureur de la République a la possibilité de demander des moyens nécessaires à la dimension de l'enquête. Ceux-ci ont toujours été déployés.
Les relations avec les préfets sont étroites. Elles concernent la délinquance et les questions de sécurité. Les procureurs, depuis vingt ou trente ans, se sont avancés sur des terrains qu'ils maîtrisaient peu comme la prévention de la délinquance, le suivi de la radicalisation ou le renseignement. Nous sommes associés à la question de l'ordre public et de la gestion de manifestations. Dans ma pratique, je n'ai jamais ressenti de tensions relatives aux questions d'affectation de moyens ou à un empiétement des préfets sur notre rôle.
La question des moyens est un sujet distinct. Ces derniers temps, les services de police ont été très impactés dans les villes par des problématiques d'ordre public. Actuellement ces services sont surchargés tant en ce qui concerne les contentieux spécialisés, que le traitement de la masse du judiciaire du quotidien. Les procureurs sont donc inquiets par rapport à la capacité des services d'enquête à traiter ces volumes d'affaires.
Je n'ai jamais connu, dans le cadre de mes différents postes, d'atteinte à mon indépendance. Je crois avoir toujours pris mes décisions en totale indépendance. Il existe une très forte culture d'indépendance chez les magistrats du parquet. C'est notamment pour cette raison qu'ils perçoivent mal les paroles publiques qui la remettent en cause.
Monsieur le président, vous avez indiqué que les préfets participaient à la conduite de la politique pénale. Non ! Ce sont les procureurs de la République qui la conduisent. La sécurité de nos concitoyens est un tout et le préfet intervient sur les aspects liminaires d'ordre public et de troubles. Nous prenons le relais lorsque les troubles sont constatés. Nous travaillons donc ensemble.
Je n'ai jamais connu de pression. Nous nous sentons avant tout magistrats. J'ai été au siège et aujourd'hui je suis procureur. Je vous assure qu'il n'y a pas une feuille de papier à cigarette entre mon exercice en tant que président, magistrat du siège et magistrat du parquet. Je n'ai qu'un maître, c'est la loi et c'est vous qui la faites.
Une pression, c'est l'avis de quelqu'un qui tend à vous faire faire quelque chose. L'appel d'un préfet pour me demander mon avis n'est pas une pression, c'est un échange. Lorsqu'un député me contacte pour appeler mon attention sur une situation particulière, je ne le vis pas comme une pression mais comme une information destinée à prendre des réquisitions éclairées.
Ne pensez-vous pas que le parquet pourrait être une courroie de transmission des desiderata des exécutifs ? Cela ne devrait-il pas être clarifié ?
Je rappelle que le préfet, et ce n'était pas une erreur de ma part, est le représentant de l'État dans les territoires, donc aussi du ministre de la justice. Sa capacité à affecter des forces de police administratives donc des officiers de police judiciaire (OPJ) à des opérations de maintien de l'ordre est de nature à nourrir votre travail ensuite. Le préfet décide ainsi des dossiers qui vont vous être soumis. De votre côté, vous déterminez l'ouverture des enquêtes. Il y a donc bien un partage de la politique pénale.
Ce n'est pas du tout mon avis, ni mon ressenti ou mon expérience. Les préfets respectent notre indépendance et reconnaissent que nous déterminons la politique pénale. Les magistrats du parquet ne doivent pas vivre dans une tour d'ivoire. Le partage et le recueil d'informations par des réunions avec les différents services de l'État ont été encouragés par le ministère de la justice. La création des États-majors départementaux de sécurité, l'ouverture de certaines commissions sur la radicalisation aux procureurs de la République ont fait évoluer considérablement la pratique des procureurs.
Aujourd'hui, les procureurs connaissent mieux les différents services de l'État et partagent avec eux des informations, dans la limite du respect du secret de l'enquête. Il m'arrive parfois de refuser de transmettre un élément mais les informations que je reçois me paraissent enrichissantes. Elles représentent un soutien à mon indépendance car dès lors que je dispose d'informations très larges, je deviens difficilement instrumentalisable. Dans certains domaines où je ne suis pas spécialiste, ces informations me permettent de disposer de toutes les données. Ensuite, je suis en mesure de prendre mes décisions de manière plus éclairée.
Je me suis rendu à un procès dit des « décrocheurs du portrait du président de la République », à Nevers. J'ai été étonné de voir les moyens d'enquête déployés. Pour des militants dont l'action est retransmise en direct sur Facebook à visages découverts, et où la caractérisation des faits semble évidente, il y a eu une enquête de voisinage chez vingt-six voisins, une perquisition et de nombreuses auditions alors que la valeur d'un portrait est d'une vingtaine d'euros. Ne pensez-vous qu'il y a parfois une disproportion dans certaines affaires qui relèverait davantage de la volonté de l'exécutif que de l'indépendance du parquet ?
Il m'est difficile de porter une appréciation sur un dossier que je ne connais pas. Seuls les magistrats qui ont traité le dossier ou assisté au procès peuvent le faire.
L'article 39-3 du code de procédure pénale renforce depuis 2013 les obligations d'impartialité du procureur de la République lorsqu'il conduit les enquêtes et l'action publique. Cet article précise que le procureur est responsable de la proportionnalité des moyens d'enquête mis à disposition. On ne peut pas reprocher aux magistrats et aux enquêteurs de bien mener les enquêtes. Les personnes qui hésitent à porter plainte sont souvent surprises des moyens mis à disposition.
Dans l'affaire que vous citiez, le choix des moyens déployés est de la responsabilité du procureur de la République local.
Cela dépend des sujets. En fonction du dépôt de plainte, pour escroquerie par exemple, le taux de classement est assez élevé.
Votre collègue Jean-Michel Prêtre, procureur de Nice, a été mis en avant médiatiquement à la suite de l'affaire Geneviève Legay et il a, semble-t-il, modifié les faits pour éviter une distorsion entre la parole du Président de la République et la sienne. Qu'en pensez-vous ?
Il m'est difficile de répondre à la place d'un collègue. Dans un contexte de forte pression médiatique, Jean-Michel Prêtre a indiqué dans la presse avoir changé sa temporalité de communication sans modifier les faits.
Nous en revenons à la pression médiatique. La communication n'est pas notre métier principal mais nous devons la prendre en compte.
Jean-Michel Prêtre a été, me semble-t-il, prudent car il a précisé que les premiers éléments de l'enquête ne lui permettaient pas de penser qu'il y avait eu un contact physique entre les forces de sécurité intérieure et Mme Legay. Sous son autorité, l'enquête s'est poursuivie et il a changé de position après l'exploitation de nouvelles photographies.
Cette pression médiatique nous oblige parfois à intervenir « à chaud » dans une enquête en cours et inaboutie. Nous prenons donc des précautions oratoires et sommes parfois surpris de leurs retranscriptions dans les articles de presse. C'est la raison pour laquelle les procureurs insistent sur la nécessité d'être assistés dans cette communication.
Cette communication s'effectue dans des circonstances où de nombreuses personnes s'expriment alors que, dans le cadre d'une enquête judiciaire en cours, elles ne devraient pas le faire. Tenir compte de la communication qui a été faite avant la nôtre ce n'est ni se coucher, ni être influencé. C'est décider comment faire le lien pour informer les citoyens dans ce contexte. Il existe une courtoisie républicaine qui ne permet pas de dire qu'un préfet ou un ministre a menti. Le procureur est là pour rétablir la vérité et nuancer les choses. Une enquête est par définition évolutive. Nous préférerions ne pas communiquer et attendre de connaître la vérité avant d'énoncer quelque chose de certain. Aujourd'hui la pression médiatique ne nous permet pas de faire autrement.
Récemment, les paroles du président de la République sur l'affaire Halimi ont conduit la Cour de cassation à diffuser un communiqué de presse. Également, le tribunal de Paris s'est prononcé sur une affaire en cours à Lyon. C'est à vous, autorité judiciaire de fixer le curseur.
La pression médiatique et la pression de l'opinion publique semblent difficiles à limiter. Certaines juridictions, à Paris notamment, bénéficient de magistrats chargés de la communication. Cela ne résout toutefois pas le problème du secret de l'enquête et de l'instruction. Si vous avez des propositions pour faire évoluer les choses, vous pouvez les partager avec la commission d'enquête.
Vous avez abordé la question de la place du procureur. Un procureur ne peut pas exercer dignement sa tâche en étant privé d'informations. Comment analysez-vous la différence entre ce besoin d'information et les risques d'instrumentalisation ? Avez-vous des pare-feu, des méthodes individuelles ou collectives ou tout repose-t-il sur votre engagement et votre déontologie ?
Je pense que tout repose avant tout sur la déontologie et le statut. Lorsque l'on est procureur de la République, on évite avec force l'écueil de la manipulation ou de l'instrumentalisation. À ma connaissance, nous n'avons pas de système précis. Investir les commissions, les groupes départementaux d'échanges d'informations représente un investissement considérable mais aussi la possibilité d'avoir des informations différentes que nous recoupons.
Monsieur le rapporteur, les conclusions du travail que vous avez menés sur le secret de l'instruction me semble intéressantes en termes d'équilibre. Certains proposent de mettre fin au secret de l'enquête et de l'instruction. Les propositions que vous avez formulées – notamment la modification de l'article 11 du code pénal qui permettrait au procureur de la République de communiquer sous réserve d'intérêts publics ou privés à protéger – ont été accueillies très favorablement par la conférence des procureurs de la République.
Le parquet dispose désormais de beaucoup plus de moyens autonomes d'information. Cela permet d'apporter des garanties en rendant son instrumentalisation difficile. Les contacts avec les élus locaux permettent, en outre, de décliner la politique locale en fonction des contraintes réelles.
Chaque année, les autorités administratives sont invitées à l'audience solennelle de rentrée où les procureurs prononcent un discours libre au cours duquel ils n'hésitent pas à s'exprimer sur des réformes ou sur les questions de moyens. De la même manière, librement, nous traitons en toute indépendance les dossiers qui nous sont soumis.
Pour en revenir aux services enquêteurs, il serait extrêmement simple pour un procureur de déprioriser le traitement d'une affaire. Les services enquêteurs et tous les acteurs locaux le savent parfaitement. Rien n'est en effet écrit, mais nous avons toute liberté pour orienter les procédures, dans un sens ou dans un autre, y compris en opportunité. Ce n'est pas parce qu'une infraction est caractérisée que nous sommes obligés de la poursuivre. C'est la force du parquet à la française de disposer de l'opportunité des poursuites.
Par exemple, nous entrons en période électorale et nous pourrions imaginer une multiplication des plaintes en diffamation entre candidats pour tenter de déstabiliser un adversaire. Or la diffamation relève beaucoup du ressenti personnel. La loi nous donne la possibilité de ne pas nous investir dans des plaintes en diffamation multiples avec citation directe ou plaintes avec constitution de partie civile. Autrement, nous pourrions être instrumentalisés.
Vous avez évoqué, Monsieur Mathais, le parquet à la française. Dans votre esprit, le projet de loi, c'est-à-dire la transposition de la directive européenne portant création d'un parquet européen, vient-il renforcer ou mettre à mal l'autonomie et l'indépendance du parquet à la française ? Vos modes de fonctionnement vont-ils être modifiés ?
Il y aura deux systèmes avec des statuts différents. Cela nécessite de renforcer les garanties. Dans les méthodes d'enquêtes, il y aura des situations où nous n'aurons pas à saisir le juge d'instruction et cela modifiera vraisemblablement les relations avec le pôle de l'instruction. Ces systèmes ne sont pas incompatibles mais ils ne sont pas semblables et nous devrons les faire coïncider.
Nous avons évoqué la loi du 25 juillet 2013 sur les remontées d'information. La formule « la plume est serve, la parole est libre » a-t-elle encore une signification pour vous, procureur de la République ?
Vous ne recevez pas d'instructions écrites. Dans la pratique des parquets, donnez-vous des directives à vos substituts ? Quel est le degré d'indépendance d'un substitut ? Est-ce seulement une parole libre à l'audience ou un degré d'indépendance plus large dans ses prises de position ?
Vous avez évoqué les quatre points relatifs au contenu des remontées d'information qui mériteraient d'être sanctuarisés dans la loi. Les remontées d'information suscitent-elles encore des difficultés ?
Sur la question « la plume est serve, la parole est libre », plus la garantie d'indépendance a progressé, moins cet adage est devenu utile pour le procureur de la République. Ce principe intervient plutôt dans les rapports entre le procureur général et le procureur et entre le procureur et le magistrat du parquet. Il existe un principe hiérarchique mais, en même temps, chaque magistrat du parquet est à la fois indivisible car il représente le parquet et il est un magistrat. De fait, je ne peux pas, et je ne veux pas, imposer à un collègue de prendre des réquisitions alors qu'il aurait une difficulté avec une poursuite formulée par un autre collègue.
Pouvez-vous expliquer la différence entre « je ne peux pas » et « je ne veux pas » ? Est-ce une volonté déontologique de votre part et pourriez-vous le faire si vous le souhaitiez ?
Je ne pourrais pas le faire car à l'audience la parole est libre. Nous en discutons de manière très loyale et, généralement, nous envisageons un remplacement de collègue.
Il y a l'audience bien sûr, mais le règlement d'un dossier d'instruction peut donner lieu à des divergences. Avez-vous, là aussi, la même attitude ?
Ce sont des questions qui ne se posent presque jamais. Dans le règlement d'une information judiciaire, je n'ai pas le souvenir d'un tel cas.
Concernant la remontée d'information, dans la pratique, nous n'annonçons plus les actes de procédure à l'avance et nous ne faisons plus remonter les pièces.
Le Conseil de l'Europe a adopté une charte éthique européenne d'utilisation de l'intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement. Y êtes-vous préparés ? Cela pose-t-il des problèmes nouveaux en termes d'indépendance ? Cela vous inquiète-t-il ou ces nouveaux usages vous seront-ils très utiles ?
Le big data en termes d'analyse des jurisprudences est susceptible de permettre une justice prédictive, tribunal par tribunal, plus importante. Nous nous interrogeons sur les conséquences de l'utilisation de ces outils de justice prédictive dans notre quotidien. Néanmoins, il faudra beaucoup de temps pour que l'ordinateur remplace l'analyse fine et intuitive d'un être humain.
Je suis plus inquiet que mon collègue. L'intelligence artificielle permet d'analyser la jurisprudence individuelle de chaque magistrat. Les magistrats du parquet ne sont pas concernés mais cela représente une véritable pression. À chaque fois qu'il prendra la plume ou le clavier, le magistrat se demandera s'il conserve sa jurisprudence et envisagera de motiver différemment sa décision. C'est une pression dangereuse.
La circulaire de 2014 précise que certaines pièces de procédure peuvent être transmises. La circulaire n'indique en revanche rien sur la stratégie d'enquête et les actes à venir. Avez-vous eu, depuis 2014, à transmettre à vos hiérarchies des informations sur ces deux points ?
Comme je l'ai dit, ces précisions figurent uniquement dans la circulaire et pas dans la loi. Une circulaire peut être abrogée et elle a une valeur juridique moindre.
Chaque garde des Sceaux, lorsqu'il prend ses fonctions, précise la circulaire et le cadre de la remontée d'informations.
Nous ne faisons pas remonter d'informations au ministère mais au procureur général qui est un magistrat, comme nous. Nous pouvons parfois évoquer avec lui des questions de stratégie d'enquête et pouvons être amenés à évoquer des actes, si toutefois nous en avons connaissance.
Vous avez évoqué « le venin de la suspicion » et vous avez rappelé ce sondage selon lequel près d'un Français sur deux considère que l'autorité judiciaire n'est pas indépendante. Quelle serait la mesure à prendre pour faire reculer cette suspicion ?
Vous avez dit qu'il était délicat d'appliquer le code de procédure pénale lorsque l'indépendance de la justice était mise en cause. Pourquoi est-ce si délicat ?
Je faisais référence à l'article du code pénal qui permet de poursuivre quelqu'un pour suspicion jetée sur une décision de justice. Il est délicat à utiliser car si nous multiplions les poursuites, nous pourrions être « taxés » de corporatistes. Il y a donc un équilibre nécessaire, difficile à trouver si nous souhaitons éviter d'entendre que les magistrats ne supportent pas la critique de leurs décisions.
Pour lutter contre « le venin de la suspicion », comme le soulignait la commission Nadal, l'évolution du statut et les conditions du statut pourraient faire changer les choses.
La définition du discrédit est complexe. Si nous diligentions des poursuites régulièrement, nous nous exposerions à des critiques.
La liberté de parole des avocats est une autre limite. Si les textes nous permettent de les poursuivre lorsque leurs propos dépassent la courtoisie habituelle, la jurisprudence constante de la CEDH dit qu'un avocat, même s'il est quasi insultant à l'audience, fait usage de sa liberté d'expression. La CEDH est extrêmement « sourcilleuse » lorsque l'usage d'un texte empêche quelqu'un de s'exprimer. C'est pour cette raison que nous utilisons très peu cet article.
L'autre difficulté c'est la tentation de critiquer sur les réseaux sociaux. À force d'entendre que les juges sont politisés et les parquetiers aux ordres, les citoyens finissent par le croire. Si un jour le silence devenait un peu plus d'or qu'il ne l'est aujourd'hui, sans doute y aurait-il moins de suspicion.
Vous convenez être aux ordres de la circulaire de la politique pénale ! C'est le minimum syndical dont nous pouvons convenir.
Dans le mouvement social des « gilets jaunes », de nombreux manifestants ont fait valoir que nous avions un parquet aux ordres du Gouvernement décidé à réprimer le mouvement. Cela pose également la question de l'indépendance du siège. Vos réquisitions, dans beaucoup de cas, ont été suivies par le siège bien qu'il ait un statut plus indépendant que le vôtre et qu'il ne soit pas tenu par la circulaire de politique pénale. Cela aussi a été soulevé par les sociologues car pour beaucoup de primo-délinquants, on observe des peines assez lourdes.
Peut-on faire l'hypothèse que les réquisitions du procureur ont été suivies car elles étaient fondées en fait et en droit ? Par ailleurs, il est arrivé que certaines réquisitions ne soient pas suivies, à Dijon, par exemple.
Dans l'ensemble, il y a un accroissement du quantum des peines dans le cadre de la manifestation des « gilets jaunes ». Je ne fais qu'analyser la situation.
On peut dire que la circulaire de politique pénale existe pour garantir des réquisitions comparables sur l'ensemble du territoire pour des faits et des personnalités comparables. Dès lors pour quelles raisons un individu en possession de stupéfiants bénéficiera dans les tribunaux urbains d'un simple rappel à la loi alors, qu'à l'autre bout du département, en milieu rural, il sera condamné à de la prison avec sursis ? Le citoyen et le représentant politique que je suis s'interroge sur l'égalité du citoyen devant la justice.
A contrario, faudrait-il avoir des directives de politique pénale qui imposent aux procureurs la réponse aux infractions sans prendre en considération l'impact sur la population, la réalité locale, le type de consommation, les antécédents judiciaires, le comportement au moment du contrôle, la date des antécédents ? Il y a tant de cas particuliers que cela me semble impossible à normer.
Un rappel à la loi n'a qu'une faible valeur pédagogique et n'en a aucune en termes de soins. Parfois, pour un primo-délinquant jeune, on va requérir une condamnation à l'emprisonnement avec sursis et mise à l'épreuve. C'est une sanction juridique très lourde mais qui permettra une prise en charge thérapeutique dans la durée avec pour perspective d'aider ce jeune à sortir de la toxicomanie. Le citoyen pourra trouver la peine sévère juridiquement mais humainement c'est plus utile.
Je comprends l'argument technique et juridique et cela plaide en faveur de ce que j'ai défendu dans l'hémicycle. Une peine de probation autonome éviterait de devoir prononcer du sursis avec mise à l'épreuve quand on veut juste prononcer une obligation de soins.
Je suis convaincu de la nécessité de l'individualisation des peines, mais elle ne résiste pas à l'analyse sociologique du fonctionnement des juridictions, ainsi que des hommes et femmes dans le pays.
La séance est levée à 11 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Ian Boucard, M. Dimitri Houbron, M. Fabrice Le Vigoureux, M. Didier Paris