Intervention de Joëlle Munier

Réunion du mercredi 4 mars 2020 à 15h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Joëlle Munier, présidente de la CNPTJ :

Je vous remercie d'avoir sollicité notre audition dans le cadre de votre commission d'enquête. Je vais d'abord vous présenter brièvement la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ), anciennement Conférence nationale des présidents de tribunaux de grande instance (CNPTGI). Cette nouvelle dénomination est effective depuis le 1er janvier 2020. Notre conférence réunira son assemblée générale modificative le 27 mars prochain. Nous modifierons officiellement le nom de notre association à cette occasion.

Créée en 2006, la conférence regroupe plus de 80 % des présidents de tribunaux judiciaires. Elle est gérée par un conseil d'administration qui comprend neuf membres élus, qui désignent parmi eux les membres du bureau et son ou sa présidente. Se tiennent à mes côtés les deux vice-présidents de la conférence, et j'ai moi-même été élue à la tête de cette association. La CNPTJ représente également les présidents des conférences régionales. Tous les membres et tout le territoire sont représentés, y compris le territoire ultramarin. Notre organisation est fonctionnelle, par nature pluraliste et sans lien politique ni syndical.

Elle intervient essentiellement par le biais de participations à de nombreux groupes de travail, de publications et d'auditions, telles que celle-ci, dans trois champs principaux : l'organisation judiciaire, les libertés individuelles et l'institution judiciaire, son indépendance, sa place au sein des pouvoirs publics et son autonomie budgétaire. Cette audition s'inscrit donc parfaitement dans le champ de notre conférence.

Je commencerai par des éléments de définition. Votre commission d'enquête porte sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Il me semble nécessaire de préciser le sens que nous donnons, nous, magistrats, à ces termes d'indépendance et de pouvoir judiciaire. Le terme de pouvoir judiciaire n'est pas anodin. Il ne nous heurte pas en soi, s'il s'agit de l'entendre comme ce troisième pouvoir que Montesquieu estimait indispensable de consacrer pour assurer l'équilibre des pouvoirs dans un système de gouvernement. Ce n'est pas ce qui résulte de la Constitution de 1958, qui, selon un héritage assez complexe et méfiant vis-à-vis de la justice judiciaire, a fait de celle-ci une simple autorité, même si son indépendance est reconnue et garantie par le chef de l'État, appuyé par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Comme le rappelait Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, notre construction est un peu hybride. D'une part, le jugement des procès est confié à cette autorité judiciaire dont l'indépendance est garantie par le CSM, et, d'autre part, le ministère de la justice, administration appartenant à l'exécutif, a autorité sur tout ce qui est nécessaire au fonctionnement des juridictions, en termes de moyens financiers et de gestion des personnels. Cette construction hybride implique d'envisager la question posée de manière un peu différente.

À certains égards, depuis de nombreuses années, les choses ont évolué. La justice a peut-être pris les traits d'un pouvoir judiciaire, avec le développement de nouveaux droits fondés sur les droits fondamentaux, avec la pénalisation de pans importants de la vie sociale, voire politique, avec l'apparition de fonctions de régulation d'ordres juridiques non hiérarchisés – ordre constitutionnel, ordre européen et ordre international. Pour autant, la justice judiciaire n'a pas le statut de pouvoir judiciaire. Elle peine d'ailleurs à trouver une place équilibrée autour des pouvoirs législatif et exécutif.

Si l'autorité judiciaire n'est pas un pouvoir judiciaire, c'est qu'elle n'a pas d'autonomie budgétaire. Cette absence d'autonomie financière la prive de ce statut de vrai pouvoir à part entière. Nous y reviendrons, puisque qu'il s'agit d'un point essentiel de notre indépendance.

J'en viens à la définition que nous donnons de la notion d'indépendance. L'indépendance de l'autorité judiciaire est affirmée par l'article 64 de la Constitution. Le statut de la magistrature en fait de multiples applications, mais force est de constater qu'elle n'est définie par aucun texte. Le Conseil constitutionnel s'est exprimé à ce sujet, avec des formules variables. Toute la question est de savoir si l'indépendance est celle que l'on attache à l'institution, à la personne du magistrat ou à la fonction qu'il exerce.

La Commission européenne pour l'efficacité de la justice (Cepej), émanation du Conseil de l'Europe, distingue l'indépendance interne, indépendance de chaque juge dans sa fonction de juger, de l'indépendance externe. Au cours de nos échanges, il est important que nous abordions cette indépendance selon une vision large, qui ne soit pas seulement la liberté de l'acte de juger, mais aussi une notion d'indépendance enrichie de plusieurs regards, le regard que les magistrats portent sur eux-mêmes et celui que les tiers extérieurs à l'institution portent sur l'institution judiciaire. Nous nous intéresserons donc à l'indépendance dans l'acte de juger, l'indépendance dans le fonctionnement des tribunaux, l'indépendance vue par les magistrats et l'indépendance d'un point de vue extérieur.

Les thèmes de votre commission sont vastes. En tant que présidents chargés de d'appliquer la justice et de permettre aux juges d'exercer leurs missions, il nous semble crucial de nous intéresser d'abord aux aspects budgétaires.

Rappelons quelques principes dégagés sur le plan européen. Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a affirmé, dans sa recommandation CM/Rec(2010)12 : « Chaque État devrait allouer aux tribunaux les ressources, les installations et les équipements adéquats pour leur permettre de fonctionner dans le respect des exigences énoncées à l'article 6 de la Convention [européenne de sauvegarde des droits de l'homme] et pour permettre aux juges de travailler efficacement. […] Le pouvoir d'un juge de statuer dans une affaire ne devrait pas être uniquement limité par la contrainte d'une utilisation efficace des ressources ». Parmi les critères adoptés par la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise, pour déterminer si un État peut être qualifié d'État de droit, figure la question de savoir si l'autonomie budgétaire et l'autonomie financière de la justice sont garantis. La Commission de Venise pose la question suivante : «… le budget comporte-t-il une rubrique spéciale pour la justice, avec interdiction à l'exécutif de la réduire […] ? ».

Une fois rappelés ces points définis sur le plan européen, examinons notre système et notre fonctionnement. Nous ne pouvons pas dire que la justice judiciaire – je ne parle que de la justice judiciaire – dispose d'un fonctionnement sur le plan budgétaire entièrement conforme à ces prescriptions.

Voici un exemple concret. Les standards européens et la Commission européenne pour la démocratie par le droit indiquent que le budget doit comporter une rubrique spéciale pour la justice, avec interdiction à l'exécutif de la réduire. Or, voyez la situation des magistrats à titre temporaire (MTT). Ces magistrats sont parfaitement intégrés au sein du corps de la magistrature et figurent désormais en tant que tels dans le statut de la magistrature, dans l'ordonnance de 1958. Des dispositions budgétaires les concernent et ils peuvent intervenir dans nos juridictions, selon le texte, « dans la limite de 300 vacations par an », leur salaire étant en effet constitué de vacations. Au milieu de l'année 2018, voilà un peu moins de deux ans, alors que tous les présidents avaient organisé leur juridiction avec la participation des MTT, conformément aux décisions prises en assemblée générale d'attribution des moyens aux services, il nous a été annoncé que les 300 vacations par an ne pourraient pas être financées. Ces magistrats sont, je le répète, des magistrats relevant du statut de la magistrature. Quant à nous, présidents, nous ne pouvons pas opposer cette interdiction, définie par les textes européens, aux préconisations de l'exécutif de réduire la ligne budgétaire des MTT. Je ne développerai pas toutes les conséquences de cette mesure sur notre organisation et sur nos délais de traitement des dossiers.

Cette réduction a conduit la CNPTJ, qui intervient dans de nombreux groupes de travail, notamment celui que présidait le professeur Bouvier, et qui était intitulé « Quelle indépendance financière pour l'autorité judiciaire ? », à soutenir la création de mécanismes budgétaires permettant, a minima, d'interdire le gel de crédits. Il s'agit de consacrer la spécificité du budget de l'autorité judiciaire, votée par le Parlement dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), et de l'exonérer de mesures de gel budgétaire décidées par l'exécutif en cours d'exécution.

Ce gel des crédits et ces difficultés budgétaires sont particulièrement prégnants pour l'autorité judiciaire. Ils n'existent pas pour la justice administrative. Votre commission, même si elle porte sur le pouvoir judiciaire, s'intéresse aussi à la justice administrative, comme le montre l'audition à venir de membres du Conseil d'État. La juridiction administrative et financière, notamment depuis 2006, avec la création de la mission « Conseil et contrôle de l'État », est détachée de la mission « Justice », et n'est pas frappée par ces possibilités de gel.

A minima, la conférence avait demandé d'interdire le gel de crédits. J'insiste sur le fait que ce gel constitue une atteinte au fonctionnement de nos juridictions et au délai des jugements rendus. Les délais s'allongent, parce que nous sommes obligés de retirer des magistrats de nos services.

Les moyens mis à disposition de l'autorité judiciaire pour son fonctionnement sont aussi impactés par ceux légitimement mis à disposition d'autres programmes, notamment de l'administration pénitentiaire. La mission « Justice » contient six programmes : « Justice judiciaire », « Administration pénitentiaire », « Protection judiciaire de la jeunesse », « Accès au droit et à la justice », etc. L'administration pénitentiaire constitue une part importante de la mission. En sus, une part substantielle des crédits sont fléchés. Du moment où les crédits sont fléchés, ils lient les chefs de cour et de juridiction. Voilà pour notre fonctionnement interne.

Notre approche du fonctionnement de la justice judiciaire doit être plus large et complète. Elle ne peut faire l'économie d'une analyse des interactions budgétaires avec les moyens consacrés aux différents programmes de la mission « Justice », mais aussi avec ceux des collectivités territoriales, du moins ceux des autres instances. La justice ne doit pas être examinée seule ou faire l'objet d'analyses en silo. Sa place doit être analysée au sein de l'État et, par conséquent, au sein de notre démocratie. Nous devons percevoir les possibles atteintes à l'indépendance tant en amont de la décision judiciaire – prévention, frais de justice, police judiciaire – qu'en aval, sur l'exécution. Le spectre d'analyse devrait être plus large.

Voici quelques exemples très concrets. Les juges des enfants travaillent aussi bien sur l'enfance en danger que sur les mineurs délinquants. Prenons le cas des mineurs délinquants. Un mineur est présenté pour des faits dans lesquels le parquet va peut-être requérir un mandat de dépôt, donc une incarcération. Le juge va solliciter les services de la protection judiciaire de la jeunesse pour rechercher des solutions alternatives à l'incarcération, au vu de la personnalité du mineur. Les moyens des lieux d'accueil possibles dépendent du financement de la protection judiciaire, donc du programme « Protection judiciaire de la jeunesse ». Il arrive que les services de la protection judiciaire indiquent au juge des enfants qu'ils n'ont pas de solution alternative, non pas parce qu'il n'y en a pas correspondant à la personnalité de ce mineur, aux faits commis ou au parcours établi, mais parce qu'il n'y a pas de place ; et il n'y a pas de place parce qu'il n'y a pas de financements suffisants, à hauteur du nombre de places nécessaires. Voilà une atteinte à la décision juridictionnelle, donc à l'acte de juger du juge des enfants, qui, ne pouvant prendre une décision alternative à l'incarcération, va décider l'incarcération. Ces faits concernent bien le budget de la mission « Justice ».

Le juge des enfants travaille aussi sur les mineurs en assistance éducative, les mineurs en danger. Les mesures de placement et d'assistance éducative en milieu ouvert, comme le nombre de places disponibles, relèvent du budget des conseils départementaux. Pour une situation donnée de danger pour un mineur, le juge des enfants peut faire le choix d'orienter ce mineur vers une mesure d'assistance éducative. La famille apprend que cette mesure ne sera exécutée que dans trois, quatre ou six mois ; or, le danger est bien réel et immédiat. Une association avertira alors le juge qu'elle peut proposer de mettre en œuvre une mesure plus rapide, mais moins adaptée. Que fait le juge des enfants face à ce dilemme ? Prendre la bonne mesure, qui sera exécutée dans les six mois, ou prendre une mesure moins adaptée, mais immédiate ? Voilà qui ne relève pas du budget de la mission « Justice », mais des conseils départementaux.

Je pourrais multiplier les exemples. Les points de rencontre, donc les visites médiatisées organisées par les juges aux affaires familiales, sont en grande partie financés par les caisses des affaires familiales (CAF), qui ne dépendent pas du budget de la mission « Justice ». Il en va de même pour des décisions juridictionnelles de juges d'instruction, qui peuvent être modifiées en fonction des possibilités ou non d'exécution d'une commission rogatoire par un service d'enquête, ou en fonction des possibilités d'extraction des mis en examen. Un juge d'instruction, dans un dossier de stupéfiants avec quatre ou cinq mis en examen et des détentions dans des maisons d'arrêt différentes pour éviter les concertations, doit organiser des confrontations. Il doit solliciter l'administration pénitentiaire, qui est maintenant chargée des extractions judiciaires sur l'ensemble du territoire national. Il peut se voir opposé des refus d'extraction, car trois personnes peuvent être extraites et deux autres non, le même jour à la même heure. Il ne peut organiser de confrontation générale. Est-ce une atteinte à l'indépendance de la justice et au pouvoir juridictionnel des magistrats ?

La conférence appelle à une vraie analyse budgétaire transversale. Il ne s'agit pas de se limiter au programme « Justice judiciaire » et à la mission « Justice », mais d'envisager, d'une façon générale, la place du budget de la justice judiciaire au sein de l'État. Nous appelons donc à une réflexion sur un rééquilibrage, voire une institutionnalisation d'un dialogue entre le Parlement et l'autorité judiciaire sur ces aspects budgétaires. Le Parlement pourrait être mieux informé, notamment lors de la présentation de la demande budgétaire par les ministres. Le CSM pourrait être notre voix et pourrait adresser des observations ou des mises en garde au Parlement sur l'adéquation ou l'inadéquation éventuelle des demandes avec les besoins.

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