Monsieur le président, je souhaiterais tout d'abord rappeler quels sont les quatre métiers, les quatre fonctions du Conseil d'état. Le Conseil d'État est le juge suprême dans l'ordre administratif. La section du contentieux juge entre 10 500 et 11 000 requêtes par an. Elle peut être saisie, premièrement, en cassation des arrêts rendus par les huit cours administratives d'appel, qui statuent elles-mêmes en appel des jugements des tribunaux administratifs. Deuxièmement, le Conseil d'État peut être saisi en appel, par exemple pour des litiges liés aux élections municipales. Dans ce cas, le Conseil d'État est directement saisi en appel des jugements des tribunaux administratifs en première instance. Troisièmement – c'est un point important et original en Europe –, le Conseil d'État peut aussi être saisi en premier et dernier ressort, ce qui concerne 15 % des affaires portées devant le Conseil d'État, pour des litiges liés à des actes réglementaires, des décisions des ministres – une circulaire récente l'a montré –, des décisions des autorités administratives indépendantes (AAI) et des affaires dont la portée est nationale. Nous tenons à garder ce contrôle direct sur des grandes décisions publiques. Nous pouvons ainsi mener un contrôle étendu en droit et en fait. Il est bénéfique que le juge suprême puisse se saisir d'affaires où il peut « mettre les mains dans le cambouis » et ainsi régler intégralement le litige porté devant lui.
La deuxième fonction du Conseil d'État est consultative ; elle trouve directement sa source dans la Constitution. Nous sommes obligatoirement saisis pour les projets de loi et d'ordonnance. Nous examinons aussi un grand nombre d'autres textes, dont les textes règlementaires les plus importants, ce qui représente un total de 1 300 textes par an. S'ajoutent des demandes d'avis et de conseils adressés par le Gouvernement. Un petit nombre d'entre eux sont rendus publics, ceux qui concernent les projets de loi. Depuis 2015, la coutume veut en effet que les avis soient rendus publics pour les projets de loi, avis généralement examinés le jeudi après-midi en assemblée générale.
La troisième fonction, qui est également importante et que je souhaite renforcer, est la fonction de diagnostic, d'étude et de proposition. Que ce soit de sa propre initiative ou par des commandes du Gouvernement, le Conseil d'État doit aussi être une force de proposition sur la gouvernance publique et la conduite des politiques publiques. Nous tenons à ce rôle. Notre double expérience de juge et de conseiller nous autorise à donner ces conseils sur l'action publique. Chaque année, trois ou quatre études sont rendues. Elles portent sur la technique de l'action publique : par exemple, l'étude annuelle de 2020 porte sur l'évaluation des politiques publiques, pour renforcer son efficacité. Une étude récente porte sur l'expérimentation, afin d'en faire un levier d'innovation dans la conduite des politiques publiques. Nous rendrons prochainement une étude sur le traitement du contentieux concernant les étrangers, pour le simplifier et le fluidifier.
La quatrième fonction du Conseil d'État est la gestion de la juridiction administrative, puisque le Gouvernement a délégué au Conseil d'État la gestion de toute la chaîne de la juridiction administrative : elle comprendre 42 tribunaux administratifs, huit – bientôt neuf en 2021 – cours administratives d'appel et la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), qui est, en nombre de juges, de personnels et d'affaires, la juridiction la plus importante dans l'ordre administratif.
Nous allons parler essentiellement de cette première fonction juridictionnelle. Dans la délibération qui est à l'origine de la création de votre commission d'enquête, j'ai lu que la justice administrative était incluse dans le champ de vos réflexions. Nous avons préparé des réponses détaillées à la vingtaine de questions que vous nous avez adressées par écrit. Nous avons rempli notre copie ! Peut-être pourrons-nous enrichir notre réponse en fonction du débat et de vos questions de cet après-midi. Dans tous les cas, nous rendrons notre copie en temps utile. Il nous est aussi utile d'être stimulés par les questions des parlementaires.
J'en viens à des définitions. Je souscris sans réserve au terme d'indépendance, ce qui n'est pas tout à fait le cas pour la notion de pouvoir judiciaire. Nous sommes les serviteurs de la Constitution et de la loi. Je lis la Constitution telle qu'elle est écrite, et j'y lis les mots « autorité judiciaire ». J'espère que vous me le pardonnerez. Nous pouvons faire du pouvoir judiciaire un vœu, mais je suis juriste et je lis les textes tels qu'ils sont rédigés.
Je souhaiterais revenir sur la signification du mot indépendance pour un juge, singulièrement pour la justice administrative, au sein de laquelle le Conseil d'État joue un rôle particulièrement important. L'objet même de l'indépendance est de garantir à ceux qui saisissent le juge et à ceux qui l'observent que l'issue du litige sera déterminée, dans l'exercice de la fonction juridictionnelle, sans aucune influence directe ou indirecte de tiers qui n'auraient aucun lien avec le procès.
Ce terme d'indépendance inclut deux dimensions. La première dimension, fonctionnelle, implique que le procès et l'organisation même de la justice doivent garantir que ceux qui rendent la justice – cela vaut évidemment pour la justice administrative – ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l'exercice des fonctions juridictionnelles. La deuxième dimension, externe, de l'indépendance de la justice s'exprime par rapport aux autres pouvoirs, qui sont extérieurs aux juges. L'indépendance de la juridiction administrative implique que ni le pouvoir législatif ni le pouvoir exécutif ne viennent s'immiscer dans l'exercice de ses fonctions. Voilà la plus simple expression du principe de séparation des pouvoirs. Voilà les deux dimensions les plus classiques de l'indépendance de la justice.
Je souhaiterais insister sur deux autres dimensions. L'indépendance est aussi une obligation qui s'entend à l'égard des parties, et rejoint donc l'exigence d'impartialité, qui est davantage liée à la manière dont la juridiction est organisée, à son fonctionnement, ainsi qu'aux qualités personnelles du juge. Le juge doit être, mais doit aussi apparaître aux yeux du justiciable, le plus neutre et le plus impartial possible.
Enfin – et l'un de mes prédécesseurs le disait souvent –, l'indépendance est aussi une dimension personnelle. Le juge doit la faire vivre et se protéger lui-même. La plus grande tentation d'atteinte à l'indépendance est de faire passer ses convictions, ses passions et ses croyances avant son devoir d'impartialité. L'indépendance est aussi une obligation, pour le juge, de s'extraire de ses propres appartenances, déterminismes et convictions, pour raisonner en droit et de manière impartiale. Le juge doit s'arracher à ce qui le détermine comme individu et citoyen.
J'insisterai sur trois points. Premièrement, l'indépendance n'est pas seulement une question de textes. Nous avons beau être protégés par les meilleures garanties inscrites dans les textes, l'indépendance est une conquête de tous les jours, une manière d'être, un comportement. Les garanties sont une condition nécessaire, mais non suffisante. L'indépendance est une manière d'être, pour le juge, dans le prétoire, mais aussi à l'extérieur. Nous devons donner à voir cette indépendance et la faire vivre tous les jours.
Deuxièmement, il ne peut y avoir d'indépendance sans obligation de rendre des comptes. L'indépendance est une obligation et une exigence qui doivent habiter les juges, mais elle n'est pas l'irresponsabilité. Le juge doit aussi rendre des comptes à ceux qui lui ont donné ce pouvoir ou ce privilège. La justice administrative est responsable de ses actes, et doit rendre des comptes non seulement en tant qu'entité collective, mais aussi individuellement, au niveau de chaque juge.
Troisièmement, l'indépendance n'est pas le repli sur soi, le recroquevillement et l'autisme, la coupure du monde et la tour d'ivoire. L'indépendance suppose aussi des juges éveillés, curieux des choses du monde et en prise avec la société. Le juge, qu'on le veuille ou non, est un acteur de la vie administrative, économique et sociale. Il doit s'informer, s'intéresser aux conséquences concrètes de ses décisions. Il doit tester en permanence, avec pragmatisme, si les solutions adoptées sont praticables. Cela n'est pas faire preuve de complaisance, mais, dans l'œuvre de justice, derrière les décisions des juges, les conséquences sont importantes pour l'administration, le citoyen, les entreprises, les associations, les syndicats, etc. Le juge doit mesurer concrètement les enjeux que portent les litiges qu'il tranche.
Comment se structure l'indépendance pour la justice administrative ? Comment cette exigence est-elle née ? Comment est-elle organisée par les textes ?
Je me permets un bref retour en arrière historique, nécessaire à la compréhension de la naissance de la justice administrative et de son indépendance. Tout est parti de la Révolution française. En 1790, les constituants révolutionnaires ont souhaité mettre un terme aux incursions des parlements de l'Ancien régime dans la vie de l'administration. Ils ont poussé la séparation des pouvoirs tellement loin qu'ils ont exclu explicitement la possibilité, pour les tribunaux, de connaître des agissements de l'administration. Paradoxalement, la juridiction administrative est née du rejet, par les révolutionnaires, de ces pratiques de l'Ancien régime, dans lesquelles les parlements se substituaient à l'action de l'exécutif et de l'administration. Cette conception révolutionnaire de la séparation des pouvoirs allait très loin, était extrême. Pour éviter que la justice ne puisse intervenir dans les affaires de l'exécutif, ce dernier jouissait alors d'une sorte d'immunité juridictionnelle.
En 1799, le génie de Napoléon, en recréant le Conseil d'État qui existait déjà sous l'Ancien régime, est d'avoir modernisé et profondément transformé cette institution. Cependant, le Conseil d'État napoléonien n'avait que des attributions consultatives, y compris en matière juridictionnelle. Le ministre était juge de droit commun des litiges qui s'élevaient entre l'administration et les citoyens. Les décisions pouvaient être contestées, le litige était alors soumis au Conseil d'État qui émettait un avis. In fine, il revenait au chef de l'État de suivre ou de ne pas suivre cet avis. Voilà la raison pour laquelle, dans le langage courant, nous parlons encore beaucoup des avis du Conseil d'État, qui renvoient à une époque révolue. Pendant tout le XIXe siècle, la figure du chef de l'État a pris des formes très différentes, mais il a toujours suivi les avis du Conseil d'État – les exceptions se comptent sur les doigts d'une main –, y compris Napoléon.
Sous la IIIème République, tout change. La République naissante fait voter le 24 mai 1872 une loi « révolutionnaire », dirais-je, qui a imprimé un très profond changement, et qui réorganise le Conseil d'État. Cette loi marque l'abandon de la théorie du ministre juge, au profit d'une justice déléguée. On inscrit alors dans le marbre que le Conseil d'État statue souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative. La loi délègue au Conseil d'État le soin de prendre des décisions juridictionnelles qui s'imposent à tous, et non plus des avis émis à l'intention du chef de l'État. Cette loi de 1872 est déterminante : le Conseil d'État s'est alors mis à rendre des décisions en matière juridictionnelle, « au nom du peuple français », formule qui n'existait pas au XIXème siècle, sinon au cours du petit intermède de la IIème République. Cette théorie fonde aussi le recours pour excès de pouvoir. Je ne citerai pas l'un de mes lointains prédécesseurs, Édouard Laferrière, qui a théorisé le rôle du Conseil d'État comme juge administratif et la différence entre la responsabilité de l'administrateur et la responsabilité du juge. Cette période de la IIIème République a été incroyablement féconde : elle a fondé tous les grands principes – recours pour excès de pouvoir, contrôle de légalité, etc. –, l'effervescence contentieuse qu'elle a connue a fait naître tous les fondements du droit public et du droit administratif, et elle a installé le juge administratif et le Conseil d'État dans les institutions de la République. Cette époque va aussi conduire à la création, surtout après la Seconde Guerre mondiale, des principes généraux du droit, qui sont la colonne vertébrale de l'État de droit. Le Conseil d'État s'installe comme un garant de l'État de droit, protecteur des libertés individuelles, et le juge administratif tranche de manière impartiale les litiges entre l'administration et les citoyens.
Beaucoup de progrès ont été réalisés depuis 1872 au regard des garanties inscrites dans les textes qui fondent l'indépendance du Conseil d'État et de la juridiction administrative, dans la double dimension structurelle et personnelle que j'évoquais.
D'un point de vue structurel, la Constitution française ne cite le Conseil d'État que trois fois : à propos de la consultation obligatoire du Conseil d'État sur les projets de loi, à propos de la consultation obligatoire du Conseil d'État sur les projets d'ordonnance, et enfin à propos de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), comme filtre obligatoire, au même titre que la Cour de cassation, pour le renvoi au Conseil constitutionnel. Il n'est pas fait état, dans la Constitution, du rôle du Conseil d'État ou de la juridiction administrative en tant que juge. Le principe d'indépendance n'est pas inscrit formellement dans la Constitution. Cependant, le Conseil constitutionnel a symétrisé la situation de l'autorité judiciaire et la situation du juge administratif dans une fameuse décision de 1980, dans laquelle il considère que c'est la Constitution qui fonde l'indépendance de l'autorité judiciaire, mais que l'indépendance est aussi un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui s'applique à l'autorité administrative. C'est le Conseil constitutionnel qui tire de toute la tradition républicaine, ininterrompue depuis 1872, le principe d'indépendance de la juridiction administrative, qui a la même valeur qu'une disposition textuelle de la Constitution et qui ne pourrait être modifié que par un changement de la Constitution. Cette décision de 1980 rappelle qu'en vertu de cette indépendance, il n'appartient ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d'adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans les jugements des litiges relevant de leur compétence.
L'indépendance personnelle, attachée à la personne du juge, a aussi fait l'objet de garanties inscrites dans les textes.
La première garantie est l'inamovibilité des membres de la juridiction administrative. Ils sont des magistrats de carrière et ne peuvent faire l'objet d'aucune mutation d'office, même en avancement. Ce principe est garanti de manière explicite par la loi, s'agissant des magistrats administratifs, mais l'inamovibilité est aussi installée pour les membres du Conseil d'État par la coutume constitutionnelle ; elle est vécue comme une règle tout aussi contraignante. Tout cela s'explique par l'histoire de cette institution, que j'ai résumée à grands traits. Un certain consensus existe : la naissance et l'histoire du Conseil d'État ne rendaient pas nécessaire l'inscription dans le marbre législatif de ce principe d'inamovibilité. Il a été reconnu comme existant de fait par la Cour européenne des droits de l'homme, qui attache une égale importance aux textes et à la coutume.
La deuxième garantie est celle de l'avancement à l'ancienneté, selon l'ordre du tableau. Au Conseil d'État, il s'agit d'une coutume, qui est scrupuleusement respectée. Les promotions de grade sont exclusivement fondées sur un critère d'ancienneté. Nous faisons aussi intervenir le choix au mérite pour l'accès à toute une série de fonctions à l'intérieur ou à la tête des juridictions. Il est normal que nous recherchions les profils les plus adaptés à ces fonctions. Ce choix est alors entouré de garanties, comme la consultation obligatoire de la Commission supérieure pour les membres du Conseil d'État ou du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (CSTACAA) pour les magistrats administratifs.
La troisième garantie, dont j'aurais pu parler en premier, concerne le recrutement des membres de la juridiction administrative : la grande majorité des membres du Conseil d'État et des magistrats administratifs est recrutée sur concours, à savoir par le concours de l'ENA et par le concours complémentaire des tribunaux et des cours. Dans ce système du concours, méritocratique, ce sont les lauréats qui choisissent eux-mêmes leur affectation, selon leur classement. Ce système peut être critiqué, mais il a l'immense mérite de parer à la tentation de la cooptation, dans un système dans lequel c'est l'institution qui coopte ses membres, en choisissant souvent ceux qui ressemblent à ceux déjà installés. Le concours, par définition, obéit à une autre logique, qui est méritocratique. Si chacun a les mêmes chances de participer aux épreuves et de les réussir, les meilleurs choisissent l'institution qu'ils veulent rejoindre.
Le vrai tour extérieur – il y a les « vrais » et les « faux » tours extérieurs – concerne environ 20 % des membres du Conseil d'État. L'institution comprend entre 340 et 345 membres, dont 230 en activité. Les 110 et 115 restants sont essentiellement des membres en position de détachement, et pour une petite partie d'entre eux, en disponibilité. Le vrai tour extérieur permet au Gouvernement, au grade de maître des requêtes ou de conseiller d'État, de nommer des personnes extérieures à la juridiction. Cette respiration est très utile, elle est une ouverture à des talents qui ne sont pas forcément présents au sein de l'institution. Ainsi, nous restons ouverts à l'extérieur et nous pouvons nous enrichir d'expertises et d'expériences qui peuvent nous aider à réaliser notre travail de juge et de conseiller. Des garanties ont été apportées : des garanties de fond existent, et les nominations sont soumises à l'avis du vice-président, qui consulte aussi les présidents de section. Cet avis a toujours été suivi, à une exception près, relativement ancienne. Dans mon expérience de vice-président, je n'ai jamais eu à émettre un avis négatif ou, du moins, un avis qui n'aurait pas été suivi par le Gouvernement.
Les membres issus du tour extérieur sont soumis aux mêmes obligations d'indépendance et d'impartialité que les autres membres issus de l'auditorat, et donc de l'ENA. Surtout, le principe fondamental du Conseil d'État est la collégialité. Un membre issu du tour extérieur n'exerce pas un pouvoir seul. Il n'est pas pensable qu'il puisse, à lui seul, juger une affaire. Il statue toujours au milieu et avec d'autres personnes ; sa voix ne compte pas plus que ceux qui siègent avec lui. Ce principe de collégialité, à 3, 5, 9 ou 15 juges ou plus en fonction des formations, fait que le tour extérieur ne permet de faire entrer dans l'institution que des talents extérieurs qui vont être confrontés à d'autres opinions, à d'autres voix, notamment celles issues de l'auditorat.
Je termine par quelques mots sur l'impartialité, dont l'importance est majeure. L'impartialité exige que le juge ne puisse pas apporter de solution à un litige qui s'appuie sur une intime conviction autre que celle qui procède de l'application de la loi. De grands progrès ont été réalisés depuis 1872. Les obligations déontologiques des membres du Conseil d'État et de la juridiction administrative ont été explicitées, dans la loi et dans une charte de déontologie. Un collège de déontologie a été institué, pour guider l'application de ces principes ; il conseille à la fois les magistrats et les chefs des juridictions. Certes, la justice des hommes ne sera jamais la justice divine, la justice parfaite. Elle sera toujours le reflet d'hommes et de femmes qui se réunissent pour essayer de trouver la meilleure solution compatible avec le droit qu'ils appliquent. Appliquer le droit, dans une démocratie, implique d'appliquer les textes, la Constitution et la loi tels que votés par les autorités démocratiquement investies. Dans cette tension, les juges poursuivent leurs interrogations, leurs doutes et la confrontation de leurs opinions avec celles des autres. Voilà le propre d'une justice humaine qui n'est pas parfaite, mais qui, au jour le jour, dans cette recherche de l'indépendance et de l'impartialité, va s'extraire de ce que pense chacun, pour, en conscience, essayer de trouver la solution la plus conforme au droit, la plus juste et la plus équitable pour résoudre le litige porté devant elle. Je pourrai revenir au cours de notre échange sur la charte de déontologie et sur les solutions qu'elle apporte. Elle règle notamment la question de la dualité de fonction confiée au Conseil d'État, celle de juge et celle de conseil, en prévoyant des cloisons très claires et étanches entre les fonctions, pour préserver l'impartialité du juge, qui, in fine, décide.
Je terminerai par trois réflexions. Premièrement, ce chantier de la déontologie, dont j'ai brièvement parlé et qui a commencé au début des années 2000, avec l'adoption de la charte et la création du collège, est essentiel. À l'époque où les garanties juridiques de l'indépendance de la juridiction administrative sont toutes acquises, ce chantier témoigne du fait que la juridiction administrative est en permanence à la recherche du bon équilibre, d'une amélioration concrète, constante, de ces garanties d'impartialité. La déontologie est une manière de progresser, en s'adressant directement aux membres de la juridiction, en incitant à réfléchir à ce que le métier exige de manière concrète.
Deuxièmement, la juridiction administrative est en mouvement. Je suis pour la réforme. Je ne m'arc-boute pas sur la défense de l'existant. Vous m'adresserez sans doute des questions sur la mission Thiriez et ses conséquences sur le Conseil d'État. Je vous ferai part des convictions qui m'animent. Comme toute la haute fonction publique, le Conseil d'État et la juridiction administrative doivent ressembler davantage à la France d'aujourd'hui et refléter sa diversité sociale et géographique. Des choses, sans doute, sont à faire et à changer. En tant que responsable de cette institution, je suis du côté de ceux qui pensent qu'une réforme est sans doute nécessaire, à condition qu'elle préserve trois valeurs essentielles, dont la première est la jeunesse et la présence de jeunes. Le Conseil d'État est une institution dans laquelle toutes les générations sont présentes. Le fait d'accueillir chaque année quatre, cinq ou six jeunes, qui nous apportent le vent d'une société qui bouge, qui nous stimulent, qui nous bousculent au bon sens du terme, qui nous forcent à voir les choses d'une manière différente, est une garantie essentielle. Nous ne sommes pas une institution de vieux qui arrivent au Conseil d'État en fin de carrière pour se mettre à l'abri pour le restant de leurs jours. Viennent au Conseil d'État des personnes qui aiment le droit, sans quoi ils seront malheureux, mais qui aiment aussi l'action, et qui vont, à un moment de leur vie, s'exposer aussi à la prise de responsabilités, qui vont sortir de leur zone de confort, qui vont s'exposer, au bon sens du terme. Ce point est essentiel. Pour bien juger et bien conseiller l'administration, il faut connaître les tensions de l'action publique. On ne peut le faire seul dans sa chambre, en lisant les livres. Il est très bénéfique que la jeunesse soit présente au Conseil, au même titre que toutes les autres générations. La deuxième valeur est l'indépendance, je n'y reviens pas. L'indépendance est consubstantielle à l'œuvre de justice et est la condition même de la légitimité de la juridiction administrative. La troisième valeur est l'ouverture, à la fois en accueillant des talents extérieurs, en faisant respirer cette institution qui en sera ainsi enrichie, et en favorisant la mobilité des membres du Conseil d'État, qui, à un moment de leur carrière, serviront en administration active, dirigeront des établissements publics et des AAI, et agiront sur les territoires, avant de revenir exercer leurs fonctions de juge et de conseiller avec un regard nouveau, enrichi par cette expérience dans l'administration active.
Ma troisième conviction est que la juridiction administrative doit être protégée non seulement par des règles et des coutumes, mais aussi par des manières d'être et de vivre. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je pense aussi que la meilleure manière de ne pas porter atteinte à l'indépendance de la juridiction administrative reste encore, pour les autres pouvoirs publics, de faire preuve de respect et de retenue. La séparation des pouvoirs repose sur des textes, mais aussi sur des comportements et des pratiques. Chaque pouvoir doit respecter les autres.