Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du mercredi 4 mars 2020 à 16h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d'État :

Voilà une question intéressante et d'actualité. Je le dis et je le répète, la juridiction administrative, pour être tout simplement légitime, doit ressembler à la France. Elle doit accueillir en son sein tous ceux qui, au nom de l'égalité des chances, ont le mérite pour la rejoindre, notamment dans l'accès en amont au concours, qui permet d'intégrer la juridiction administrative.

Cependant, n'ayons pas une approche trop naïve. Nous ne pouvons faire porter sur les seules écoles de formation à la haute fonction publique l'obligation de cette diversité, notamment sociologique. Toute la chaîne de l'enseignement doit l'assurer, de la maternelle jusqu'au lycée, aux classes préparatoires et à l'université. (M. le président Ugo Bernalicis acquiesce.) L'université aussi, pour son accès, comporte des biais sociologiques qu'il faut combattre. Nous ne pouvons faire porter une responsabilité peut-être trop vaste sur l'ENA. Le même reproche pourrait être fait à Polytechnique, à HEC ou à l'ESSEC, celui qui consiste à dire que les élèves ne ressemblent pas suffisamment à la France. Pourquoi ? Peut-être que notre système éducatif, dans son ensemble, ne garantit pas suffisamment cette égalité des chances, notamment pour les enfants ou les jeunes issus des quartiers défavorisés et des zones de revitalisation rurale, qui affrontent ces difficultés au sein du système éducatif. Beaucoup est fait, mais c'est un combat de tous les jours. Je vous le dis très clairement, je souscris pleinement à toutes les recommandations de la mission Thiriez pour démocratiser l'accès à la haute fonction publique : 20 classes préparatoires à l'intégration, très bien ! Quotas dans les classes préparatoires au concours de la fonction publique, très bien ! Le tutorat, qui consiste à parler du service de l'État dans les collèges et les lycées, très bien ! On ne parle que trop peu du service de l'État, de sa noblesse et de son ambition. Nous devons éveiller la curiosité des élèves au service de l'État, mais aussi à la fonction de juge judiciaire ou administratif.

Soyez certaine qu'en tant que vice-président du Conseil d'État et responsable de la juridiction administrative, et en tant que président du conseil d'administration de l'ENA, puisque j'exerce cette fonction de droit, je vais dans ce sens. Nos efforts doivent être concrets, pour aller plus loin.

Concernant la sortie de l'ENA, le classement et un potentiel mécanisme à l'amiable d'affectation, je n'ai pas d'idée préconçue. Le Gouvernement doit faire ce choix. Le classement a au moins un mérite, il est objectif. Nous devons veiller à ne pas retomber dans la pratique qui était celle en vigueur avant la création de l'ENA en 1945, où chaque institution cooptait ses futurs membres en fonction d'un certain profil. C'est alors que nous avions affaire à des dynasties d'inspecteurs des finances et de conseillers d'État. Nous choisissions ceux qui avaient les codes, ceux qui ressemblaient à ceux qui décidaient. Le concours est une conquête républicaine, démocratique, à condition que l'égalité des chances soit une vraie réalité, et à condition que les épreuves de classement soient les bonnes. De ce point de vue-là, je souscris aussi à l'ambition de transformer les épreuves académiques en épreuves qui soient plus proches du terrain. Ce que nous demandons aux hauts fonctionnaires, ce n'est pas seulement de savoir rédiger la note parfaite au ministre, voire de rédiger la circulaire qui va interpréter la loi récemment votée, c'est de conduire, collectivement, avec d'autres formations et d'autres origines, des projets et de changer la réalité du terrain. Cela ne s'apprend pas dans les livres, il ne s'agit pas de techniques de rédaction, mais de techniques de conduite de l'action publique et de projets collectifs. Le directeur actuel de l'ENA a cette même ambition, et il oriente plus la scolarité vers l'acquisition de compétences dans ce domaine. Voilà qui va dans le bon sens.

Vous évoquez aussi un autre débat, qui me semble avoir été clos par la mission Thiriez, l'idée selon laquelle nous pourrions « fonctionnaliser » les grands corps. Cette « fonctionnalisation », qui implique la suppression des corps et la substitution d'une collection d'emplois fonctionnels qui pourraient être pourvus par des décisions de l'État, se heurte, pour les juridictions, à un obstacle constitutionnel et conventionnel. Peut-on imaginer que la juridiction administrative, qui juge notamment les décisions de l'État, puisse dépendre, pour la carrière de ses membres, de décisions prises par l'État, dont nous jugeons les décisions ? Un magistrat administratif pourrait se poser la question de savoir si telle annulation d'une décision d'un ministre ou d'un préfet pourrait rejaillir défavorablement sur son prochain emploi. Ce serait la fin de l'indépendance. Une juridiction, par définition, ne peut être une collection d'emplois fonctionnels pourvus par l'État au gré de sa propre appréciation. Le Conseil constitutionnel l'a dit lui-même, tout comme la Cour européenne des droits de l'homme : l'indépendance juridictionnelle exige qu'une part importante des membres de la juridiction appartienne à une magistrature de carrière, à laquelle ils dédient l'essentiel ou la plus grande partie de leur vie professionnelle.

Pour les corps d'inspection, certes l'indépendance n'est pas une exigence constitutionnelle, mais il peut être utile pour les ministres d'avoir autour d'eux des personnes capables de leur donner un langage de vérité, de leur dire non, et d'inspecter sans complaisance ni concession des services placés sous l'autorité du ministre. Cela semble être favorable à la gestion de l'action publique. Même si la source de ces exigences n'est pas la même, il y a matière à réflexion : ne faut-il pas, autour des ministres, des personnes fonctionnellement indépendantes, pour les aider dans leurs diagnostics, dans la gestion de crise et pour apprécier en toute indépendance les services placés sous l'autorité ministérielle ? Je vous parlais de trois valeurs : jeunesse, indépendance et ouverture. Au titre de la seconde valeur, qui est essentielle à la juridiction administrative, nous refusons toute « fonctionnalisation » de la juridiction administrative.

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