Intervention de Eric Alt

Réunion du mercredi 20 mai 2020 à 17h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Eric Alt, vice-président d'Anticor :

Faut-il reformuler l'article 64 de la Constitution, disposant que le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, demandez-vous dans votre questionnaire écrit ? Oui, en prenant pour exemple l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne, et en rappelant que cet article contredit l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme, ce qui rend notre architecture constitutionnelle bancale.

Faut-il faire évoluer le rôle et la compétence du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ? Oui, puisque c'est le garde des Sceaux qui détermine ses choix. Une réforme beaucoup plus ambitieuse que celle qui est projetée est nécessaire, fondée sur l'avis rendu par le Conseil consultatif des juges européens auprès du Conseil de l'Europe, qui recommande l'installation d'un Haut conseil de la justice.

Faut-il faire évoluer le statut du parquet ? Oui, pour éliminer le venin du soupçon. La loi du 25 juillet 2013 a interdit au garde des Sceaux de donner des instructions individuelles mais n'a pas levé la suspicion – d'autant moins que le Premier ministre assume encore de vouloir nommer des procureurs en ligne avec le pouvoir. On justifie souvent le lien hiérarchique avec la Chancellerie par la nécessaire application de la politique pénale. Mais aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne, la politique pénale est déterminée par un collège d'avocats généraux, et sans doute y aura-t-il sous peu un collège des procureurs européens. Cela invite à relativiser cet argument, et nous sommes favorables à l'alignement du statut des magistrats du parquet sur celui du siège, sur le modèle italien. S'agissant du point particulier du secret partagé et donc de la remontée d'informations, M. Jean-Jacques Urvoas a donné un bon exemple des dérives possibles. On notera qu'il a transmis des informations sur une enquête le concernant à un membre de l'opposition ; on en déduit que les membres de la majorité bénéficient généreusement de cette pratique.

Le rattachement de la police judiciaire au ministère de l'Intérieur pose-t-il un problème ? Incontestablement. Eric Halphen, le magistrat qui allait être le fondateur d'Anticor, s'est vu en son temps refuser, dans une affaire célèbre, l'assistance d'un officier de police judiciaire pour une perquisition. Dans une affaire récente, des officiers de police judiciaire avaient tenté de perquisitionner l'appartement de M. Benalla ; ce ne sont pas des naïfs, et il est étrange qu'ils n'aient posé qu'un ruban alors qu'on pouvait se douter qu'il y avait quelque chose dans cet appartement. Les services spécialisés de la police judiciaire devraient, comme ils le sont en Italie, être rattachés au parquet indépendant pour garantir l'amont des décisions judiciaires.

La réforme prévue de la Cour de justice de la République est-elle satisfaisante ? Non : un hiatus subsistant entre volet ministériel et volet non-ministériel, il y aurait toujours une justice à deux vitesses. De plus, le ministre jugé ne pourrait faire appel, sauf à considérer que la Cour de cassation devienne une cour d'appel ; ce n'est vraiment pas son rôle.

Vous nous avez demandé de quels éléments votre commission devrait se saisir. J'insiste sur la dépendance de Tracfin à l'égard du pouvoir exécutif. Cette institution discrète est importante pour la justice. Nous considérons comme suspecte la chronologie du départ, le 10 juillet 2019, de Bruno Dalles, son directeur, dont le mandat avait pourtant été renouvelé jusqu'en 2021, alors qu'Anticor avait déposé plainte le 5 juin de la même année contre M. Benalla, au sujet des montages financiers qu'il avait réalisés pour dissimuler des contrats passés avec des sociétés russes alors qu'il était en poste à l'Élysée.

D'autre part, vous savez qu'en juillet 2019, la garde des Sceaux a demandé l'ouverture d'une enquête administrative me concernant, fondée sur deux griefs inconsistants. Le premier est d'avoir signé la confirmation de la constitution de partie civile d'Anticor dans l'affaire Ferrand en ma qualité de vice-président de l'association, au motif que j'étais à la fois plaignant et collègue du juge parisien qui instruisait l'affaire. Le deuxième est d'avoir publiquement et sévèrement critiqué les autorités de l'État qui, en Corse, avaient refusé de recevoir une plainte relative à des fraudes aux primes agricoles.

La garde des Sceaux savait pourtant, s'agissant du premier grief, qu'il n'y a pas matière à poursuite disciplinaire : la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 29 mai 2019, a jugé que mon appartenance au tribunal de Paris qui jugeait M. Balkany dans une affaire dans laquelle Anticor s'était constitué partie civile, n'était pas de nature à faire naître un doute sur l'impartialité du tribunal, dès lors que je n'étais pas chargé du jugement de l'affaire, n'exerçais aucune fonction pénale et que 300 magistrats sont affectés à cette juridiction. De plus, tout juriste sait que le problème de l'impartialité se pose du point de vue du juge qui reçoit la plainte, jamais du point de vue du plaignant ou de la victime. Ces éléments me laissent penser que la procédure engagée contre moi n'est pas tout-à-fait normale.

De même, concernant la Corse, la garde des Sceaux disposait d'une note de la présidente de la cour d'appel, aujourd'hui présidente de la Cour de cassation, concluant qu'il n'y avait matière ni à poursuite disciplinaire ni à rappel déontologique. Elle s'appuyait sur un jugement rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), selon lequel l'obligation de réserve doit céder à la possibilité pour les magistrats de lancer l'alerte. Si j'ai tenu ces propos sévères, c'est que j'ai ressenti une souffrance de la population de l'île devant la situation très dégradée de la justice et de l'État de droit. Ce n'est pas sans raison qu'un collectif anti-mafia s'est constitué fin 2019 après l'assassinat d'un jeune homme, et mes propos tenaient de l'euphémisme au regard de ce qui a été dit depuis lors.

Je n'ai toujours pas eu communication du rapport d'inspection, et ce n'est pas faute de l'avoir demandé à la ministre, sur le fondement de l'article L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration.

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