Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du mercredi 27 mai 2020 à 16h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Vous avez mené une bataille pour imposer vos vues sur la déontologie dans la loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au CSM. Le Gouvernement souhaitait imposer un simple entretien ; vous avez défendu le principe de la déclaration d'intérêts, y compris pour le premier président et le procureur général près la Cour de cassation – une lacune qui avait échappé au Gouvernement.

Dans les années 1980 et 1990, la déontologie était perçue par les magistrats comme une entrave à leur indépendance, un moyen de coercition susceptible d'être utilisé par le pouvoir politique. Le CSM, s'estimant le seul détenteur de cette compétence, entendait bien que le collège de déontologie des magistrats de l'ordre judiciaire siège en son sein. La commission mixte paritaire en a décidé autrement, et le Gouvernement en a pris acte.

La question de la responsabilité est consubstantielle à celle de l'indépendance, et c'est l'une des plus compliquées à résoudre aujourd'hui. Quand le juge n'était que la « bouche de la loi », on attendait de lui qu'il applique un raisonnement syllogistique. Dès lors qu'il est devenu une source du droit, aussi abondante que la production du Parlement, on peut poser la question de sa légitimité. Les parlementaires tirent du suffrage leur légitimité à transformer leurs mots en lois. Quelle est celle du magistrat qui transforme ses mots en normes ?

J'ai souvenir d'un débat organisé par la Cour de cassation au Sénat où il était affirmé que tout ce qui venait du CSM était indépendant par nature. J'ai toujours combattu ces positions qui redonnent une nouvelle jeunesse à la grâce d'état, issue des théories de l'Ancien Régime : tout ce qui vient d'un magistrat n'est pas juste en vertu de sa fonction. La question de la légitimité se pose donc, et avec elle, celle de la responsabilité.

L'effort devrait se porter sur la motivation des décisions. Un magistrat a-t-il conscience, quand il rédige son jugement, que l'autorité de celui-ci découlera autant de la clarté d'expression que de la force de conviction ? J'en doute. En étayant sa décision, le juge s'adresse au Parlement, au Gouvernement, aux justiciables, aux autres juges et, plus largement, à la communauté juridique pour les amener à partager sa conviction. Parce qu'il rend ses décisions au nom du peuple français, le juge se doit aussi de nourrir ce pacte de confiance.

Chaque fois que la justice s'ouvre, elle progresse dans l'exercice de ses responsabilités et le partage de sa conviction, et les magistrats l'ont bien compris. Je regrette que ce soit plus souvent le fait du parquet que celui du siège, dont la présence est plus rare dans les conseils communaux, par exemple. Mais les juges répondraient, à juste titre, qu'ils sont débordés.

Pour conclure, j'aimerais partager avec vous une frustration de parlementaire. La loi du 15 août 2014 – Christiane Taubira était alors garde des Sceaux – a introduit dans le droit la contrainte pénale, une peine de probation alternative à l'incarcération destinée à prévenir la récidive. La contrainte pénale s'est imposée au terme d'un combat politique difficile – le candidat à la présidentielle François Fillon proposait d'ailleurs de la supprimer – et les députés ont souhaité l'inscrire dans le code pénal à la suite de la peine d'emprisonnement, pour lui conférer une forte portée symbolique. Mais le rapport sur la mise en œuvre de la loi présenté au Parlement en octobre 2016 a indiqué que la contrainte pénale n'était pas requise, et pas prononcée, alors que dans une circulaire de politique pénale, j'avais suggéré aux parquetiers de réclamer cette peine. Je suis saisi d'un sentiment d'impuissance quand je constate qu'un choix de politique pénale peut ne pas prendre, parce que l'institution judiciaire le rejette. C'est à se demander à quoi servent les lois que nous votons !

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