Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du mercredi 27 mai 2020 à 16h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • fiché
  • indépendance
  • magistrat
  • parquet
  • remontée
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La réunion

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La séance est ouverte à 16 heures 35.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La Commission d'enquête entend, en visioconférence, M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice.

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Nous recevons aujourd'hui M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux et ancien président de la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Cette audition en visioconférence est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale ; elle fera l'objet d'un compte rendu.

Monsieur le ministre, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Jacques Urvoas prête serment.)

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Monsieur le ministre, vous avez indiqué que vous ne souhaitiez pas faire d'intervention liminaire et préfériez répondre directement aux questions.

Nous voulions vous entendre en tant qu'ancien garde des Sceaux, mais aussi parce que vous avez fait l'objet de poursuites et d'une condamnation par la Cour de justice de la République (CJR). À ce titre, nous souhaiterions vous interroger sur les remontées d'informations des parquets vers la Chancellerie.

La quasi-totalité des personnes que nous avons auditionnées ont expliqué que, depuis 2013, il n'y a plus d'instructions individuelles et que les fiches d'action publique ne comportent ni les actes ni la stratégie d'enquête. Or les personnes entendues durant votre procès ont déclaré que des éléments d'enquête avaient pu figurer dans ces fiches ; l'une d'entre elles a même expliqué que lorsqu'un ministre le demande, on cesse de se poser des questions, ce qui n'a pas manqué d'interpeller le président de la formation de jugement.

Vous avez expliqué que rien d'extraordinaire ne figurait dans les fiches d'action publique et que l'on pouvait parfois en apprendre davantage par la presse ou internet. Vous avez par ailleurs souligné l'ambiguïté qui réside dans le fait que les remontées d'informations, sur lesquelles il est demandé au ministre de garder le secret, ont pour objet de l'aider à répondre aux questions des journalistes ou des parlementaires. Monsieur le ministre, les fiches d'action publique se valaient-elles toutes à vos yeux ? Contenaient-elles des éléments de stratégie de l'enquête ? Pensez-vous que les remontées d'informations soient utiles ?

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Le droit présente des lacunes qu'il faut s'efforcer de combler, dans l'intérêt du Gouvernement, du Parlement et, au-delà, du citoyen. Les magistrats l'ont dit, la remontée d'informations a une base légale, répartie en quatre domaines.

Un paragraphe du rapport de Jean-Yves Le Bouillonnec sur le projet de loi relatif aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et d'action publique est consacré à la remontée d'informations. Elle est décrite comme permettant de nourrir la réflexion du garde des Sceaux sur la conduite de la politique pénale, telle que prévue par l'article 30 du code de procédure pénale et par l'article 20 de la Constitution. En 2013, le législateur a eu le sentiment de franchir un pas supplémentaire vers l'indépendance de la magistrature, mais il reprenait là une préconisation de la commission Truche de 1997.

Les remontées d'informations alimentent aussi le rapport sur l'application de la politique pénale qu'aux termes de l'article 30, alinéa 4 du code de procédure pénale, le ministre de la Justice transmet chaque année au Parlement, et qui peut donner lieu à un débat à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Par ailleurs, lorsque le ministre de la Justice est amené à rencontrer ses homologues, ces informations peuvent s'avérer utiles pour faire avancer les dossiers de ressortissants français enlisés dans une procédure à l'étranger.

Enfin, lors de son audition par la commission des Lois le 21 mai 2013, Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, a précisé que ces signalements, sur lesquels le ministre peut se fonder pour répondre aux questions orales et écrites qui lui sont adressées, sont pour les « parlementaires, une source d'information fort utile, qui [leur] permet de ne pas dépendre des médias pour connaître l'état des procédures ».

Les remontées d'informations sont-elles utiles ? Je me permettrai de citer le rapport de politique pénale que j'ai remis au Parlement le 22 mai 2017 : « Il me paraîtrait cohérent que le Parlement soit en mesure d'évaluer la loi qu'il a votée. L'exercice serait utile à tous. Il pourrait, par exemple, mettre ainsi en lumière la pertinence et le processus de rationalisation engagé quant au nombre de procédures donnant lieu à une remontée d'informations – un nombre passé de plus de 50 000 avant l'entrée en vigueur de la loi à un peu plus de 8 000 au début de l'année 2017. Et plus largement, il serait aussi des plus instructifs de revisiter cette question des ‘remontées d'informations', laquelle continue à alimenter tous les fantasmes et toutes les spéculations, en dépit du fait que les critères de signalement sont désormais fixés en toute transparence. »

Ma réponse n'est pas de circonstance puisque, dans un portrait que la revue Charles m'avait demandé de dresser de François Molins, alors procureur de la République de Paris, j'écrivais en février 2018 : « J'espère qu'un jour le législateur consentira à évaluer ce texte, ce qui permettrait de démontrer combien ces fameuses remontées d'informations auxquelles les parquets sont tenus de procéder à l'intention de la direction des affaires criminelles et des grâces […] sont bien souvent moins fournies et systématiquement plus lentes que celles qui alimentent nombre d'articles publiés dans la presse. »

Si donc je devais qualifier l'intérêt de ces remontées d'informations, destinées non pas au ministre mais à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), je dirais qu'il est mesuré.

Dans certains cas, ces fiches m'ont été indispensables : dans le cadre du conseil de défense traitant chaque mercredi des questions de terrorisme, j'en avais besoin pour retracer les parcours judicaire et pénitentiaire des individus mis en cause – cela nous a d'ailleurs permis de constater que le traitement par le logiciel de la direction de l'administration pénitentiaire n'était pas identique à celui effectué par la DACG, ce qui introduisait une fragilité. Comme les magistrats vous l'ont précisé, les circulaires du directeur des affaires criminelles et des grâces étaient très claires : ces fiches ne devaient pas contenir des éléments de procédure. Du reste, le rapporteur avait précisé lors des débats que « ces remontées d'informations ne constituent en aucune manière des éléments susceptibles d'influer sur l'engagement de la poursuite ni sur le sort qui a été réservé par le ministère public à la question posé ». Des éléments de narration figuraient donc dans ces fiches, mais pas des éléments d'enquête.

Ces fiches m'ont été aussi d'une grande utilité lors de déplacements internationaux : ainsi, en me fondant sur ces informations, j'ai pu appeler l'attention de mon homologue algérien sur les litiges portant sur la garde des enfants dans les divorces de couples franco-algériens.

Je me souviens que deux fiches d'action publique ont retenu mon intérêt. La première portait sur le procès AZF : le procureur général de Toulouse y appelait l'attention sur le fait que, les victimes étant toulousaines, il convenait d'anticiper les troubles que pouvait créer l'organisation à Paris de ce procès très attendu. Par quel autre biais aurais-je pu avoir cette information ? Dans la seconde fiche, le procureur général de Pau indiquait que la saisie de 3,5 tonnes d'armes dans huit caches de l'ETA, après l'opération de désarmement unilatéral, posait un problème de stockage. Or cela relevait du parquet de Paris, compétent en matière de terrorisme.

Je ne condamne pas les fiches d'action publique, qui peuvent apporter ici ou là des éléments intéressants. Mais la réalité, d'une banalité confondante, est très loin de la curiosité et des fantasmes qu'elles suscitent.

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Je comprends l'intérêt des remontées d'informations lorsqu'elles sont de nature statistique, puisqu'elles peuvent nourrir le rapport sur l'application de la politique pénale – le garde des sceaux n'en prend d'ailleurs pas directement connaissance.

Mais les fiches qui portent sur les affaires individuelles sont-elles vraiment utiles ? Devant la CJR, Mme Caroline Nisand, ancienne directrice de la DACG, a expliqué qu'elles permettaient de savoir exactement où en était l'enquête, quelle direction elle prenait. Ce n'est pas un élément négligeable, et cela pose la question du contradictoire quand l'intéressé lui-même n'est pas au courant ! Certes, il n'y a pas d'éléments d'enquête dans la quasi-totalité des fiches, mais la fiche concernant M. Thierry Solère comportait des éléments de direction de l'enquête. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce point ?

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Dans le cas que vous citez, qui m'a valu le désagrément que vous supposez, le qualificatif d'entrave à la justice n'a pas été retenu. Cela traduit bien le fait que ces fiches n'annoncent rien, mais évoquent seulement le passé.

Le 1er mars 2017, c'est par la radio que j'ai appris que M. François Fillon avait annulé sa visite au salon de l'agriculture parce qu'il était convoqué par un juge. J'ai alors demandé au directeur des affaires criminelles et des grâces de confirmer l'information – je m'attendais à être interrogé sur l'instrumentalisation de la justice, la caporalisation du parquet et que sais-je encore : il lui a fallu une heure pour confirmer une information qui était déjà dans les canaux de l'AFP depuis une heure et demie !

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La remontée n'est-elle pas plus efficace et rapide au ministère de l'Intérieur ? Il faut bien que l'information que recueillent les journalistes vienne de quelque part : les commissariats ne sont pas tous truffés de micros, tous les policiers ne fournissent pas des procès-verbaux, pas davantage les greffiers ou les procureurs – toutes choses par ailleurs illégales puisque les journalistes sont poursuivis pour recel d'informations dans le cadre d'une violation du secret de l'instruction.

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Vous imaginez bien que je ne me livrerai pas à une telle comparaison ! À bien des égards, le ministère de la Justice n'est pas la quintessence de la célérité, et pour tout vous dire, cela n'est pas aussi préjudiciable que cela peut le sembler. Dans l'action de justice, le temps est un élément utile qui permet bien souvent de dégonfler des éléments diffusés trop rapidement. Je me rappelle avoir expliqué à une sénatrice lors d'une séance de questions au Gouvernement que ce qu'elle relatait concernant des violences urbaines n'était pas la réalité judiciaire.

Je ne sais pas comment fonctionne le ministère de l'Intérieur. J'ai pu constater, à l'occasion de réunions, que le ministre était destinataire d'informations, mais je ne connais pas les procédures de remontée.

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Vous avez été le premier garde des Sceaux à parler d'une « clochardisation » de la justice. Le lien avec l'indépendance de la justice n'est pas évident à première vue mais, au fil des auditions, nous voyons bien que le manque de moyens entrave l'action de justice et interdit aux magistrats de disposer du temps nécessaire pour chaque enquête.

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Le seul texte dont la justice ait besoin est la loi de finances. Les magistrats n'ont pas apprécié le terme de « clochardisation » ; ils ont pensé que c'était là une façon de déprécier l'action de justice. Que leurs critiques aient davantage porté sur le mot que sur la situation de la justice m'a surpris. Marc Aurèle écrit qu'un juge doit être serein pour juger ; des conditions de travail déplorables ne le permettent pas.

Vous avez certainement entendu les représentants des magistrats proposer que la gestion du budget de la justice soit confiée à un conseil supérieur de la justice, ce qui serait un gage d'indépendance. Je ne pense pas qu'une telle autonomie serait au bénéfice de l'institution car elle ne garantirait pas d'obtenir plus de crédits. Pour avoir passé beaucoup de temps sur ces questions place Vendôme, je sais l'âpreté de la discussion avec le ministère du Budget : Bercy n'est jamais enthousiaste, quand bien même le ministre a l'appui de l'exécutif !

Les moyens ne sont pas à la hauteur des attentes des justiciables. Nous parlons depuis le début de justice pénale, qui a un côté spectaculaire, mais la justice du quotidien, qu'elle soit civile ou prud'homale, se rend dans des conditions déplorables. Oui, ce message me paraît encore plus d'actualité qu'il ne l'était il y a trois ans !

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Je ne vous questionnerai pas sur les fiches d'action publique et la remontée d'informations : il en a été largement question durant les audiences et, étant membre de la Cour de justice de la République, je m'abstiendrai par déontologie de vous interroger sur ce point.

Votre passage à la Chancellerie n'aura duré qu'un an, mais votre action volontaire et déterminée aura marqué les esprits. Quelles conclusions sur l'indépendance de la justice cette expérience vous permet-elle de tirer ? Quels sont les freins éventuels, et comment les lever ? L'accumulation des textes de loi, qui ne laisse pas le temps de leur évaluation, en constitue-t-elle un ? Nous entendrons prochainement les présidents des tribunaux de commerce. Quelles sont vos préconisations quant à la justice commerciale, dont la dépendance fonctionnelle peut poser question ?

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

L'indépendance est vitale et ne doit jamais être considérée comme définitivement acquise. Tous les textes du monde peuvent la garantir, ce sont bien des hommes et des femmes – les magistrats – qui l'exercent.

Accordons-nous sur ce que le terme recouvre. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) apprécie à la fois l'indépendance externe et collective – vis-à-vis des autres pouvoirs, principalement l'exécutif – et l'indépendance interne et individuelle. Cette dernière me paraît tout aussi importante au quotidien. Lorsque j'ai remis les insignes de la grand-croix de la légion d'honneur à Pierre Truche – procureur général près la Cour de cassation, puis premier président de la Cour de cassation –, je lui ai demandé quel message je devais transmettre aux élèves de l'école nationale de la magistrature (ENM). Il m'a répondu : « Dites-leur de toujours se méfier de leurs propres dépendances. »

Pour atteindre l'impartialité – une notion tout aussi intéressante que celle d'indépendance – et porter un regard distancié sur les faits, le magistrat doit se départir de ses valeurs et de ses convictions, qui proviennent de son éducation, de son milieu, de sa formation. Ce n'est pas par la Constitution, des lois ou des décrets que l'on garantit cette indépendance, mais par une éthique et une formation.

D'autres éléments peuvent perturber l'indépendance de la justice, tel le travail collégial – en délibéré, dans une assemblée générale. Si le débat est source d'humilité et d'introspection, il peut conduire à se plier au groupe, par soumission ou démission. L'appartenance à une association ou à un syndicat peut aussi être une source d'influence. Enfin, l'impact médiatique prévisible d'une décision joue un rôle non négligeable quant à la manière d'aborder un dossier – heureux les magistrats dont les affaires n'intéressent pas les médias !

Juger n'est pas un don, c'est une tâche ardue. Les efforts de demain devront porter sur la déontologie, la formation. L'ENM, parfois discutée, est à cet égard très performante. Son directeur, Olivier Leurent, sait tirer vers le haut la formation de ces magistrats qui auront, selon la formule, à « rendre la justice au nom du peuple ».

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Pour Jacques Toubon, la presse constitue le premier risque pour l'indépendance de la justice. Partagez-vous ce sentiment ? Que peut-on faire, si ce n'est renforcer l'exigence éthique ? Le secret de l'enquête et de l'instruction demeure une difficulté, qui n'est toujours pas résolue. Que peut-on améliorer dans les relations entre la justice et la presse ? Est-ce pour vous le problème central ?

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Je ne pense pas. En revanche, un problème fondamental se poserait s'il n'existait pas de règles protégeant les magistrats. À ce titre, les garanties constitutionnelles entourant les magistrats du siège – l'inamovibilité, les conditions de nomination – me paraissent protectrices de l'indépendance.

On pourrait toutefois ajuster les conditions de nomination des parquetiers, en mettant le droit en conformité avec la pratique. Depuis le départ de Rachida Dati, aucun ministre de la Justice ne s'est proclamé chef des procureurs. Les nominations sont souvent présentées comme la traduction de l'autorité hiérarchique du ministre sur le parquet, mais dans la pratique, elles sont le fruit de négociations entre le directeur des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), hors la vue du ministre. Pour ma part, j'ai nommé – après une « transparence » à date certaine – 800 parquetiers, en me conformant scrupuleusement à l'avis du CSM, suivant en cela mes prédécesseurs, hormis Rachida Dati qui a pu passer outre. Je suis convaincu que l'inscription dans la Constitution des conditions de nomination de ses membres renforcerait la solidité du parquet. J'ai proposé de relancer cette réforme consensuelle et attendue ; elle a été votée en 2016 par l'Assemblée nationale, avant que le Sénat ne fasse savoir qu'il ne l'adopterait pas.

Vous avez mené une mission d'information sur le secret de l'instruction, il s'agit d'un vaste chantier. La difficulté tient à la procédure que nous utilisons – accusatoire ou inquisitoire –, et il me semble vain d'espérer juguler les dysfonctionnements, dont j'ai été moi-même victime. Depuis les années 1990, on renforce, en toute bonne foi, les compétences du ministère public au détriment des droits de la défense, ce qui déséquilibre la procédure pénale. Il faut corriger cela et permettre aux parties d'être à armes égales.

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Nous sommes nombreux à penser qu'une réforme constitutionnelle devrait consacrer la pratique.

Les règles supranationales, en particulier européennes, sont un facteur d'indépendance ou, au contraire, de contrainte à l'égard de la justice française ? Je relève que le projet de loi relatif au parquet européen devrait faire évoluer le débat sur le caractère inquisitoire ou accusatoire de la procédure. Par ailleurs, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a reconnu la valeur des mandats d'arrêt internationaux émis par la justice française et, ce faisant, l'indépendance du parquet français.

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

La CEDH – je connais moins la CJUE – est un aiguillon très utile, qui renforce le respect des droits, tels que le contradictoire, les délais raisonnables, la position du parquet, entre indépendance et hiérarchie. Le socle des valeurs européennes nous conduit vers une indépendance sans cesse accrue de la justice.

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Concernant la remontée d'informations, pouvez-vous apporter des précisions sur les ajustements législatifs et réglementaires que vous préconisez ? En matière de déontologie, la formation initiale et continue des magistrats est-elle suffisante ? Comment pourrait-on l'améliorer ?

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Le circuit de diffusion des fiches d'action publique est coutumier – il ne repose sur aucun texte –, ce qui n'est pas un gage de clarté. Lorsque j'étais à la Chancellerie, c'étaient le directeur des affaires criminelles et des grâces et mon directeur de cabinet qui décidaient du circuit de diffusion. J'imagine que depuis le jugement rendu par la CJR, la directrice des affaires criminelles et des grâces l'a modifié. Il serait souhaitable de préciser le niveau de protection dont ces documents administratifs doivent faire l'objet, ce qui contribuerait à protéger le ministre et les autres destinataires. Il faudrait normer ces fiches d'action publique comme on l'a fait pour les notes du service national du renseignement pénitentiaire.

La CJR a décidé, sur une base juridiquement hésitante, que le ministre était dépositaire d'un secret professionnel. Se fondant sur un arrêt de la CEDH du 18 mai 2004, concernant l'interdiction de la publication du livre du Dr Gubler, la CJR a estimé que la divulgation des informations contenues dans une fiche d'action publique « ne peut trouver un fondement légitime que si elle est justifiée par un motif d'intérêt général dont l'importance doit être proportionnée à la gravité de l'atteinte portée au secret ». J'en conclus que l'on peut violer le secret professionnel si l'exercice de la liberté d'expression le justifie, dès lors que cela s'inscrit dans l'intérêt général. La règle actuelle me paraît assez gazeuse et je pense qu'il serait dans l'intérêt du Gouvernement et du débat parlementaire que le législateur précise dans quelles conditions un ministre peut s'exprimer, tout comme l'article 11 du code de procédure pénale le prévoit s'agissant du procureur.

Je n'ai pas de proposition concernant la déontologie des magistrats, qui reçoivent une formation de qualité. Le risque auquel s'expose l'ENM, comme toutes les écoles, est de souffrir d'un fonctionnement par trop autarcique.

Je suis surpris qu'un auditeur de justice puisse occuper, pour son premier poste, la fonction de juge d'instruction. Au Royaume-Uni, on ne peut exercer de fonctions touchant les libertés individuelles qu'après avoir eu une première expérience dans le domaine du droit. J'ai rencontré une magistrate, tout juste sortie de l'ENM, qui se trouvait confrontée à la solitude du juge d'instruction. J'ai cité Marc Aurèle : eh bien, je ne pense pas qu'elle était sereine !

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Nos concitoyens semblent méconnaitre ce que recouvre la notion d'indépendance de la justice – ils saisissent souvent leur député pour qu'il intervienne sur un procès en cours, ou sur une affaire jugée. Ne faudrait-il pas entreprendre un travail de pédagogie sur la justice et son fonctionnement ? Une meilleure compréhension apporterait plus de sérénité, condition de l'exercice indépendant de la justice.

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Il y a en effet une grande ignorance des mécanismes judiciaires. Une spécificité française permet aux magistrats de passer du siège au parquet, et inversement. Même si elle ne concerne en pratique que 13 à 15 % des effectifs du corps – cette mobilité est d'ailleurs rapidement suivie d'une spécialisation –, et que la séparation est absolue dans l'exercice judiciaire, cette mixité que les magistrats défendent à juste titre est source de confusion pour le justiciable.

La justice, ce sont « des colonnes et des codes », pour reprendre les termes de Robert Badinter : un citoyen qui entre dans le temple de Thémis notera la proximité des magistrats, qui portent le même costume, sont issus de la même école et ont prêté le même serment. Au tribunal de Quimper, monsieur le député, juges et procureurs entrent par la même porte. Il est donc difficile de faire entendre aux justiciables que le siège est constitutionnellement indépendant, tandis que le parquet est sous l'autorité du garde des Sceaux ; la contiguïté peut faire songer à une forme de consanguinité et nuit à la compréhension que nos citoyens peuvent avoir de l'institution.

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Je souscris à vos propos sur la déontologie. Ces principes, qui furent dans un premier temps mal acceptés par les magistrats, accompagnent l'évolution des modalités d'exercice de la profession. Cette exigence concerne d'ailleurs tous les acteurs de notre société.

L'indépendance est trop souvent synonyme de repli et d'isolement. Comment ouvrir davantage la justice à la société, la rendre accessible et compréhensible sans contrevenir à ce principe constitutionnel ?

Les conseils de juridiction, dont les contours restent flous, devraient s'ouvrir davantage aux parlementaires investis sur ces questions. Nous avons malheureusement le sentiment d'avoir à pousser la porte, alors que cette gêne n'a pas lieu d'être.

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Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice

Vous avez mené une bataille pour imposer vos vues sur la déontologie dans la loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au CSM. Le Gouvernement souhaitait imposer un simple entretien ; vous avez défendu le principe de la déclaration d'intérêts, y compris pour le premier président et le procureur général près la Cour de cassation – une lacune qui avait échappé au Gouvernement.

Dans les années 1980 et 1990, la déontologie était perçue par les magistrats comme une entrave à leur indépendance, un moyen de coercition susceptible d'être utilisé par le pouvoir politique. Le CSM, s'estimant le seul détenteur de cette compétence, entendait bien que le collège de déontologie des magistrats de l'ordre judiciaire siège en son sein. La commission mixte paritaire en a décidé autrement, et le Gouvernement en a pris acte.

La question de la responsabilité est consubstantielle à celle de l'indépendance, et c'est l'une des plus compliquées à résoudre aujourd'hui. Quand le juge n'était que la « bouche de la loi », on attendait de lui qu'il applique un raisonnement syllogistique. Dès lors qu'il est devenu une source du droit, aussi abondante que la production du Parlement, on peut poser la question de sa légitimité. Les parlementaires tirent du suffrage leur légitimité à transformer leurs mots en lois. Quelle est celle du magistrat qui transforme ses mots en normes ?

J'ai souvenir d'un débat organisé par la Cour de cassation au Sénat où il était affirmé que tout ce qui venait du CSM était indépendant par nature. J'ai toujours combattu ces positions qui redonnent une nouvelle jeunesse à la grâce d'état, issue des théories de l'Ancien Régime : tout ce qui vient d'un magistrat n'est pas juste en vertu de sa fonction. La question de la légitimité se pose donc, et avec elle, celle de la responsabilité.

L'effort devrait se porter sur la motivation des décisions. Un magistrat a-t-il conscience, quand il rédige son jugement, que l'autorité de celui-ci découlera autant de la clarté d'expression que de la force de conviction ? J'en doute. En étayant sa décision, le juge s'adresse au Parlement, au Gouvernement, aux justiciables, aux autres juges et, plus largement, à la communauté juridique pour les amener à partager sa conviction. Parce qu'il rend ses décisions au nom du peuple français, le juge se doit aussi de nourrir ce pacte de confiance.

Chaque fois que la justice s'ouvre, elle progresse dans l'exercice de ses responsabilités et le partage de sa conviction, et les magistrats l'ont bien compris. Je regrette que ce soit plus souvent le fait du parquet que celui du siège, dont la présence est plus rare dans les conseils communaux, par exemple. Mais les juges répondraient, à juste titre, qu'ils sont débordés.

Pour conclure, j'aimerais partager avec vous une frustration de parlementaire. La loi du 15 août 2014 – Christiane Taubira était alors garde des Sceaux – a introduit dans le droit la contrainte pénale, une peine de probation alternative à l'incarcération destinée à prévenir la récidive. La contrainte pénale s'est imposée au terme d'un combat politique difficile – le candidat à la présidentielle François Fillon proposait d'ailleurs de la supprimer – et les députés ont souhaité l'inscrire dans le code pénal à la suite de la peine d'emprisonnement, pour lui conférer une forte portée symbolique. Mais le rapport sur la mise en œuvre de la loi présenté au Parlement en octobre 2016 a indiqué que la contrainte pénale n'était pas requise, et pas prononcée, alors que dans une circulaire de politique pénale, j'avais suggéré aux parquetiers de réclamer cette peine. Je suis saisi d'un sentiment d'impuissance quand je constate qu'un choix de politique pénale peut ne pas prendre, parce que l'institution judiciaire le rejette. C'est à se demander à quoi servent les lois que nous votons !

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Je partage votre analyse. Une recherche universitaire a été menée sous l'égide du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) : dans le ressort de Saint-Denis de La Réunion, la contrainte pénale a été très souvent prononcée et s'est avérée efficace dans la prévention de la récidive.

La séance est levée à 17 heures 40.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Erwan Balanant, M. Ugo Bernalicis, M. Vincent Bru, M. Didier Paris, Mme Cécile Untermaier