Intervention de Jean-Michel Prêtre

Réunion du mercredi 27 mai 2020 à 17h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Jean-Michel Prêtre :

, avocat général près la cour d'appel de Lyon. Je vous remercie de me donner l'occasion de parler de la question essentielle des obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire, et vous avez raison de considérer que l'exercice de mes fonctions à Nice constitue une utile illustration de possibles atteintes.

Mon expérience professionnelle, longue de plus de trente ans, a été volontairement diversifiée : successivement substitut du procureur, juge d'instance, juge d'instruction avec une spécialisation économique et financière, détaché dans le corps préfectoral en qualité de sous-préfet d'arrondissement, procureur de la République, j'ai été nommé secrétaire général du parquet général d'Aix-en-Provence avant de l'être aux fonctions de procureur de la République de Nice. Enfin, pour la première fois dans ma carrière, j'ai été nommé contre ma volonté, en novembre 2019, dans le cadre d'une procédure exceptionnelle de mutation d'office, et j'exerce actuellement les fonctions d'avocat général à la cour d'appel de Lyon. Les circonstances et les conditions de cette nomination me paraissent devoir intéresser au premier chef votre commission d'enquête.

Pour ce qui concerne mon exercice professionnel de procureur de la République à Nice, je centrerai mon propos sur les obstacles à l'indépendance de la justice en partant de la lettre, au contenu clairement disciplinaire, qu'a adressée le 11 avril 2019 le directeur des services judiciaires au procureur général d'Aix-en-Provence à mon sujet. Je précise dès maintenant qu'aucune faute disciplinaire n'a été caractérisée ; qu'aucune procédure disciplinaire n'a été engagée à mon encontre ; et que cet épisode s'est finalement traduit par une offre de promotion que j'ai refusée – l'accepter aurait signifié que je reconnaissais avoir commis une faute qui n'était pas mienne –, puis par une mutation d'office dans l'intérêt du service comme avocat général à Lyon.

A posteriori, j'aurais préféré qu'une véritable instance disciplinaire soit saisie ; ainsi, j'aurais pu être assisté et me défendre, ce qui n'a pas été possible dans le cadre de cette mutation d'office. J'ajoute que je n'ai pas eu connaissance de cette lettre du directeur des services judiciaires par ma hiérarchie mais par la publication d'un article sur le site internet Mediapart. Tout cela s'est produit dans le contexte délicat de l'enquête ouverte à la suite des graves blessures qu'avait subies Mme Legay.

Par cette lettre, le directeur des services judiciaires demandait au procureur général de m'entendre sur trois points : une perquisition dans le cadre d'un dossier ouvert à l'information à Paris sur l'hôtel Negresco ; une réponse donnée à un journaliste en février 2019 à propos d'une plainte mettant en cause le préfet et la police aux frontières dans le dispositif décidé pour fermer la frontière ; enfin, dans l'affaire concernant Mme Legay, une communication dont il était affirmé qu'elle portait atteinte gravement à la crédibilité de l'institution. Si vous le jugez utile, je mettrai à votre disposition le dossier complet, dont les pièces corroborent mes propos et dont je vous ai adressé l'essentiel.

La lettre du directeur des services judiciaires évoque d'abord une perquisition faite chez moi et à mon parquet en décembre 2018. En 2013, l'hôtel Negresco de Nice, mondialement connu, a été placé sous protection judiciaire, l'état de santé de sa présidente et directrice générale ne lui permettant plus de le diriger. Á l'été 2018, la situation de crise et d'urgence étant passée, après une analyse faite en équipe et constatant que l'avenir de cet établissement emblématique concernait l'intérêt général, il était décidé que le parquet prendrait l'initiative de saisir le tribunal de commerce pour sortir l'entreprise d'une protection contraignante et lui permettre d'engager des projets industriels à la mesure de ses ambitions. J'ai appris en décembre 2018 seulement, à l'occasion d'une perquisition effectuée par des magistrats instructeurs parisiens, qu'un signalement avait été adressé au procureur de Marseille affirmant que l'action du procureur de Nice – avoir saisi une juridiction – s'inscrirait dans un pacte de corruption.

Peut-on mettre en cause, sans porter atteinte à l'indépendance de la justice, l'action judiciaire d'un procureur pour le seul fait d'avoir saisi une juridiction, alors que cet acte est la raison d'être de son métier ? Peut-on lui reprocher d'avoir subi une perquisition qu'il n'a évidemment pas décidée, dans un dossier qu'il ne connaît pas et auquel il n'a pas accès ? Peut-on lui reprocher, comme portant atteinte à sa crédibilité, la publication d'informations sur cette perquisition l'après-midi où elle a eu lieu, alors qu'il se trouve lui-même victime d'une violation de ce qui relève du secret de l'instruction – violation qui, à ma connaissance, n'a fait l'objet d'aucune ouverture d'enquête ?

Le deuxième point de la lettre portait sur la réponse que j'avais faite à la presse au sujet d'une plainte contre le préfet des Alpes-Maritimes et contre des fonctionnaires de la police aux frontières dans le contexte de la fermeture des frontières. J'avais indiqué que l'analyse du dossier conduisait à envisager l'ouverture d'une enquête. La dépêche a, hélas, été titrée de manière trop concise et finalement fausse, indiquant que l'enquête était déjà ouverte. Le procureur général, que je n'avais évidemment pas informé d'un acte qui était encore à venir, a pris ombrage à la lecture de cette annonce inexacte ; le directeur des services judiciaires a indiqué dans sa lettre que par cette communication j'avais gravement porté atteinte à ma crédibilité dans l'exercice de mes fonctions de procureur.

Peut-on, sans porter atteinte à son indépendance, reprocher à un procureur, comme ce pouvait être le cas autrefois, de n'avoir pas informé à l'avance son procureur général d'actes envisagés dans une enquête ? Peut-on lui reprocher le titrage trop concis d'une dépêche de l'Agence France Presse, non conforme à la réponse qu'il avait faite au journaliste ? Peut-on lui reprocher d'avoir institué un rendez-vous mensuel avec la presse locale pour l'informer de l'activité de l'institution judiciaire, dans le cadre des dispositions de l'article 11 du code de procédure pénale – ce qui est devenu une nécessité impérative dans l'exercice de ses missions ?

Enfin, la lettre du directeur des services judiciaires faisait état d'une communication dans l'affaire Legay qui porterait atteinte à la crédibilité de l'institution judiciaire. Mme Legay a subi de graves blessures lors d'une manifestation publique de Gilets jaunes à Nice, samedi 23 mars 2019 en fin de matinée. J'ai, le jour même, ouvert une enquête en recherche des causes de ces blessures. Cette enquête a abouti à la mise en cause d'un fonctionnaire de police qui a bousculé Mme Legay, ce qui m'a conduit à saisir immédiatement un juge d'instruction. Le traitement judiciaire donné à ces faits n'a d'ailleurs pas sérieusement été mis en cause : c'est sur le seul volet de la communication que le directeur des services judiciaires a considéré que ma crédibilité avait été mis en cause.

J'affirme, comme vous l'avez lu dans le procès-verbal de mon audition par le procureur général que je vous ai adressé, que je n'ai jamais menti ; que je n'ai jamais non plus reconnu avoir menti, contrairement à ce que la presse continue de prétendre ; que je n'ai jamais déclaré avoir voulu, comme il a été écrit, couvrir ou protéger le président de la République. La mise en doute de ma bonne foi n'est fondée sur rien de réel ; ce n'est que le résultat d'une exploitation journalistique d'éléments parcellaires ou mensongèrement biaisés.

J'ai délivré, d'initiative, deux fois seulement, des informations à la presse sur cette affaire, par des communiqués préalablement validés par le procureur général d'Aix-en-Provence. Il s'agissait de dire en toute vérité et à mesure de l'avancée des investigations ce que l'enquête avait établi, et aussi ce qu'elle n'avait pas établi. Le battage médiatique autour de cette affaire a été amplifié le dimanche soir par une déclaration très affirmative du président de la République. Cela m'a conduit à décider de séquencer ma communication en publiant dès le lundi un premier communiqué qui donnait simplement trois informations : l'ouverture d'une enquête judiciaire ; l'absence d'indication d'un contact direct entre Mme Legay et les forces de sécurité ; la poursuite de l'enquête pour faire la vérité sur les causes des blessures qu'elle avait subies. Ma seconde communication d'initiative, quatre jours plus tard, était sur la même ligne de vérité et de transparence. Elle a eu lieu immédiatement après que les enquêteurs m'ont communiqué les résultats de l'exploitation d'une image de vidéo-surveillance déterminante pour établir les causes de la chute de Mme Legay.

J'ai fait part de ces indications lors de mon audition devant le procureur général –qui, faut-il le préciser, en avait une parfaite connaissance par les nombreux rapports que je lui avais adressés dans le cadre des remontées d'informations prévue par les textes, les circulaires et ses propres instructions. Lors de cette audition, j'étais assisté par le président et par un membre de la Conférence nationale des procureurs de la République ; ils ont donc une parfaite connaissance d'un dossier que je tiens à votre disposition. La Conférence nationale a adressé à la garde des Sceaux deux courriers, l'un en mai, l'autre à la fin du mois d'août 2019, relatifs à la procédure administrative qui aboutira une décision de mutation d'office.

Cette mutation d'office, décision arbitraire et exemplaire, a provoqué chez beaucoup de collègues l'incrédulité d'abord, la sidération ensuite, assortie maintenant d'une forte crainte révérencielle que vous avez peut-être déjà ressentie lors des précédentes auditions auxquelles vous avez procédé.

Peut-on reprocher, sans porter atteinte à son indépendance, à un procureur de tenir compte du contexte pour établir les modalités de sa communication relative à un dossier sensible ? La mise en cause, ad personam, d'un magistrat, à qui l'on ne s'attaque pas pour ce qu'il fait mais pour ce qu'il est, n'est-elle pas de nature à compromettre sa crédibilité et ne porte-t-elle pas atteinte à l'indépendance de son exercice professionnel ? Je pense, ce disant, à plusieurs appels publics à la délation par un avocat ; à des articles de presse mensongers et à un emballement médiatique paranoïde sur cette base biaisée ; à la fuite dans la presse d'éléments d'enquête pénale et même de pièces confidentielles versées au dossier administratif – je parle de ce procès-verbal d'audition par le procureur général.

Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats établi par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) souligne que la hiérarchie du magistrat – pour un procureur, c'est, bien sûr, son procureur général – a le devoir de le défendre lorsqu'il est indûment mis en cause, notamment par la presse. Je n'ai, à l'évidence, pas obtenu ce soutien essentiel, bien au contraire.

Enfin, je partage sans réserve les propos tenus devant vous par M. Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris, au sujet des difficultés et des pièges spécifiques au ressort de Nice. Les mauvaises habitudes ont, comme certains métaux, une mémoire de forme : il ne suffit pas de les redresser une seule fois pour être assuré que la rectification sera définitive. Or certaines mauvaises habitudes – copinage, intérêts, réseaux d'influence – restent particulièrement fortes à Nice. Aux risques encourus par un magistrat du fait de ses relations ou de ses fréquentations, mentionnés par le président Hayat, j'ajoute ceux qu'il encourt du fait de son action lorsqu'elle gêne certains intérêts, groupes d'intérêts ou personnes d'influence, ainsi qu'à l'évidence j'ai pu le faire.

La perte de crédibilité qui résulterait de ma communication à la presse est finalement l'unique motivation de la décision de mutation dans l'intérêt du service qui m'a été notifiée jeudi 1er août dernier par le directeur des services judiciaires. Cette motivation seulement affirmative, particulièrement concise et fort peu circonstanciée ne vise que de manière générique une perte de crédibilité sans préciser ni fait, ni date, ni personnes. Les communications publiques sont parties intrinsèques de la mission du procureur, au titre des dispositions de l'article 11 du code de procédure pénale, même si les moyens dont il dispose pour cela ne sont pas à la mesure de la difficulté de l'exercice ni, surtout, des risques encourus. Je vous renvoie à ce sujet aux deux courriers très interpellatifs que la Conférence nationale des procureurs de la République a eu le courage d'adresser à la ministre de la justice le 1er mai et le 29 août 2019 et que je vous les ai transmis ; je les fais totalement miens.

Dans l'affaire dite de Mme Legay, on a égrené durant des mois, sous forme de feuilleton, la fausse information que j'évoquais tout à l'heure. Elle a été alimentée par des fuites du dossier judiciaire et de mon dossier administratif. Comme je vous l'ai dit, j'ai appris par Mediapart, le 12 avril au soir, que j'allais être convoqué par mon procureur général à la demande du directeur des services judiciaires. Le contenu de mon audition du 16 avril par le procureur général a été transmis à la presse fin juillet, et de nombreux articles ont été publiés à la suite de celui du journal Le Monde du 24 juillet 2019, dans lesquels on me prête des propos que je n'ai jamais tenus, présentés comme mensongers.

J'ai d'ailleurs décidé de renoncer à répondre moi-même aux questions de la presse, à la suite de ces fuites et de l'entreprise de déstabilisation de Me Arié Alimi, avocat de Mme Legay, qui est allé jusqu'à inviter par tweet le public à lui communiquer tout renseignement sur ma personne.

Comment, aussi, ne pas s'interroger à la lecture du nouvel article publié par Mediapart, précisément hier soir ? On y traite de l'audition par l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), hier, de Pascale Pascariello, journaliste du site, sur ses sources dans l'affaire Legay, selon l'auteur de l'article. D'une certaine manière, je suis rassuré d'apprendre, même si c'est de cette manière, qu'une enquête est en cours sur les fuites vers la presse constatées dans cette affaire et, autour d'elles, au sujet de mon action de procureur de la République et de ma mise en cause quasi disciplinaire. Mais l'audition, justement hier, d'une journaliste par un service d'enquête, et une publication par la presse dans la nuit peuvent-ils être un nouveau hasard, alors qu'aucun article de presse substantiel n'avait été publié sur l'affaire Legay ni sur mon action depuis mon départ forcé de Nice en novembre dernier ? Sans être paranoïaque, cela fait s'interroger.

Le fait que, pour lever tout doute sur l'indépendance des parquets, le statut de ses magistrats doive évoluer fait consensus. Cela suppose la réforme des règles de nomination mais aussi des garanties qui, comme pour les magistrats du siège, doivent les mettre à l'abri de toute possibilité de mutation arbitraire. En l'état des textes, par l'interprétation a contrario de l'article 5 de l'ordonnance statutaire de 1958, les magistrats du parquet ne sont pas inamovibles ; ils ne bénéficient donc pas de la garantie d'indépendance que leur inamovibilité donne à leurs collègues du siège. Á mon sens, il faut envisager d'aligner les garanties statutaires des magistrats du siège et du parquet, tant pour ce qui concerne leur nomination que pour le maintien dans leurs fonctions.

Seules les fautes disciplinaires devraient permettre le déplacement forcé d'un magistrat du siège ou du parquet. On ne peut que regretter que ce ne soit pas le cas pour ces derniers, dont les actes, même juridictionnels, sont soumis à l'appréciation discrétionnaire du ministère de la Justice, qui peut les muter contre leur gré à sa convenance. La mutation d'office, procédure quasi disciplinaire, ne donne aux magistrats aucun des droits républicains élémentaires : accéder à l'entier dossier, faire valoir sa défense dans des conditions équitables, être assisté par un conseil. Il y a dans cet arbitraire de quoi terroriser quiconque, aussi indépendant et courageux que soit le magistrat.

Enfin, les avis du CSM sur les projets de mutation d'office sont rendus à l'issue d'un simple examen du dossier transmis par l'administration, dans un cadre non contradictoire, sans que le magistrat concerné soit forcément entendu, sans qu'il ait eu accès au dossier et sans qu'il puisse se défendre assisté d'un conseil. Ces avis ne sont pas motivés, ce qui interdit de former utilement un recours éventuel devant la juridiction administrative. Pourtant, il serait dans la tradition judiciaire et il devrait résulter des principes élémentaires de notre République que les décisions et les rendus d'avis du CSM soient motivés, en tout cas pour ceux qui ne sont pas conformes soit à la volonté de l'administration soit au souhait du magistrat concerné.

J'avais indiqué au CSM que s'il aboutissait, ce projet de mutation à Lyon mettrait sur la place publique la faiblesse de l'institution judiciaire et de l'ensemble de l'État, dont il ne serait pas acceptable que la crédibilité soit aussi gravement atteinte. Je crains que nous y soyons aujourd'hui.

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