Intervention de Sophia Seco

Réunion du mercredi 3 juin 2020 à 14h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC :

La FENVAC fédère plus de 40 associations de victimes de drames collectifs – actes de terrorisme et accidents collectifs. Elle a été créée en 1994, à la suite d'événements emblématiques comme l'effondrement de la tribune de Furiani ou l'incendie des thermes de Barbotan. Au travers de ses associations membres, la FENVAC propose un accompagnement individuel à plus de 6 500 personnes – des victimes ou leurs proches, quel que soit le lieu de survenance du drame. Cette fédération, unique en France, est un modèle à l'échelle européenne en ce qu'elle permet de conjuguer des vécus traumatiques pour les transformer en enseignements pour la politique générale d'aide aux victimes. En effet, l'une de nos missions consiste aussi à favoriser le regroupement des victimes en associations pour peser dans le débat social qui s'instaure à la suite d'un attentat ou d'un accident collectif, à faire évoluer les prises en charge, la réponse judiciaire et la réponse indemnitaire et, surtout, à œuvrer pour la prévention et à faire en sorte que de tels drames ne se reproduisent plus. Cet exemple inspirant n'en reste pas moins perfectible.

Les victimes que nous représentons sont confrontées à la question de l'indépendance du juge dans le cadre de leur constitution de parties civiles, puisque ce droit leur est acquis en France. Il offre la possibilité aux personnes touchées par un attentat ou un accident collectif, ainsi qu'à leurs associations, y compris la FENVAC, de se constituer dans une action judiciaire pour interagir avec les magistrats, prendre connaissance des pièces du dossier, les questionner et faire des propositions à travers des demandes d'actes, pour influer dans les investigations et dans la manifestation de la vérité.

Dans ce rapport avec la justice, qu'elles appréhendent souvent car elles n'y ont jamais eu accès avant l'événement dont elles ont été victimes, les personnes sont confrontées à un certain nombre d'enjeux qui, d'après notre expérience, peuvent être assimilés à des obstacles à l'indépendance du juge. Le premier tient au nombre de victimes concernées par les événements pour lesquels nous intervenons. En matière d'attentats comme d'accidents collectifs, les instructions regroupent des centaines voire des milliers de parties civiles, puisqu'elles vont des victimes directes jusqu'aux proches. Se pose donc un défi pour l'administration de la justice.

Le deuxième enjeu est celui du temps, les magistrats étant tiraillés entre un besoin de réponses immédiates pour les victimes et les familles, et la technicité des affaires. L'affaire du crash du vol Rio-Paris, par exemple, a abouti l'an dernier à une ordonnance de non-lieu ayant fait l'objet d'un appel : 11 ans après les faits, les familles sont toujours en attente de justice.

Un autre obstacle est celui de la technicité. Même s'il existe des pôles spécialisés, un magistrat n'est pas technicien du droit aérien, de la technicité-même de la matière aérienne ou ferroviaire, ou encore des explosions. Aussi doit-il faire appel à des experts et des sachants, lesquels sont généralement issus des entreprises mises en cause dans les affaires qui nous concernent. En effet, il est compliqué de trouver un expert qui connaisse à la perfection le fonctionnement d'un appareil Airbus sans avoir travaillé dans cette entreprise. Cela pose à la fois des interrogations et des défis.

Se pose aussi la question de la pression économique que les décisions des magistrats peuvent engendrer. Lorsqu'elles se retrouvent face à la SNCF, Air France ou Airbus, les familles peuvent être amenées à s'interroger sur les motivations de la décision du juge. Cela a, par exemple, été le cas à la réception de l'ordonnance de non-lieu écartant Airbus de toute responsabilité dans la catastrophe aérienne la plus meurtrière en France : les familles se sont demandé s'il n'y avait pas eu des consignes.

Un autre enjeu, notamment en matière d'accident à l'étranger, est celui de la coopération internationale des États concernés, dont la bonne volonté varie en fonction de leurs relations diplomatiques avec la France. Le poids des répercussions sur la manifestation de la vérité et les diligences effectuées par les magistrats est lui aussi variable. Dans l'affaire du crash d'EgyptAir, par exemple, nous sommes face à un pays qui refuse d'admettre la thèse de l'accident, malgré les éléments probants dont on dispose, et maintient celle d'un acte terroriste. Alors que les familles attendent la manifestation de la vérité et la justice dont elles ont besoin pour avancer dans leur processus de deuil et de résilience, un État y fait barrage.

Enfin, s'agissant du décret DataJust, nous craignons que certains outils puissent nuire à la qualité des décisions des magistrats, qui sont nécessairement empreintes d'humanité. Comme je l'ai expliqué, dans les matières qui nous concernent, le nombre est un défi. On peut comprendre le réflexe naturel qu'aurait un magistrat à user d'un outil en apparence simple et rapide et qui permet, sur le papier, d'assurer une certaine égalité. En revanche, nous nous opposons depuis toujours à la création de barèmes, même si nous sommes favorables à la mise en place de bases de données exhaustives et prenant en compte les discussions préalables avec l'assureur et le fonds, les arguments des avocats et le contexte général. Il s'agit, en effet, que les indemnités reprises dans cet outil soient contextualisées et objectivées autant que faire se peut. La difficulté, avec les référentiels, est que les indications retenues sont plus ou moins sorties de leur contexte pour devenir une norme. Notre crainte est que l'on s'éloigne un peu trop du principe de l'individualisation, qui constitue pour nous un principe fondamental de la réparation et qui est extrêmement important pour les victimes de drames collectifs et leurs familles, car ces événements d'ampleur entraînent la perte de leur individualité : c'est donc aussi une façon de restaurer ce qu'elles ont perdu.

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