Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du mercredi 3 juin 2020 à 14h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 14 heures 35.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président

La commission d'enquête entend lors d'une table ronde des associations de victime :

- M. Jérôme Bertin, directeur général de France victimes, et M. Jérôme Moreau, trésorier ;

- Mme Sophia Seco, directrice générale de la Fédération nationale des victimes d'attentats et d'accidents collectifs, et Mme Graziella Tron, chargée des affaires publiques ;

- Mme Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice, et Mme Brigitte Aubret, secrétaire.

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Chers collègues, je me réjouis que nous nous retrouvions dans cette salle, après plus de deux mois d'interruption de nos travaux puis deux semaines de reprise par visioconférence. Nous recevons les représentants de trois associations de victimes – France victimes, la FENVAC, Fédération nationale des victimes d'attentats et d'accidents collectifs, et En quête de justice.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.)

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Jérôme Bertin, directeur général de France victimes

France victimes est une fédération de 130 associations professionnelles d'aide aux victimes, agréée par le ministère de la Justice et dont le rôle consiste à apporter une écoute et un soutien à toute personne qui s'estime victime, quelle que soit la cause de son malheur, dans l'esprit de son fondateur Robert Badinter. Ce réseau spécialiste de l'accompagnement judiciaire reçoit environ 300 000 victimes chaque année. Nous participons également à différents dispositifs publics. C'est à travers cette expérience de 40 ans d'aide aux victimes que nous intervenons auprès de votre commission, étant précisé que notre rôle n'est pas de représenter les victimes en justice – l'agrément nous interdisant de nous constituer partie civile –, mais de les accompagner à côté d'autres professionnels et associations.

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Jérôme Moreau, trésorier de France victimes

Au nom de la manifestation de la vérité pour les victimes, nous souhaitons mettre en lumière tout ce qui pourrait relever d'un dysfonctionnement qui viendrait tempérer l'indépendance du juge, à commencer par la question budgétaire. Le manque de moyens s'observe dans diverses situations, notamment le recours aux experts. Ceux-ci ne sont pas assez nombreux et interviennent dans moult domaines. Qui plus est, du fait de cette pénurie, obtenir une contre-expertise devient de plus en plus complexe, ce qui rend impossible la confrontation avec la première expertise. Or c'est de la confrontation des expertises que naît le débat et que se manifeste la vérité. Les UMJ, unités médico-judiciaires, par exemple, qui s'apparentent à la médecine légale du vivant, ne sont pas légion sur le territoire, loin s'en faut, et leur création pose des difficultés. En tant que président de l'association de la Nièvre, j'en ai créé une il y a environ 18 mois, dans des conditions extrêmement difficiles. Il a fallu la ténacité, pour ne pas dire la pugnacité de Mme la préfète de la Nièvre, de Mme la procureure générale et de Mme la procureure de la République pour que cette unité voie le jour au sein de l'hôpital. Dans la justice classique, les UMJ ont pour rôle de déterminer l'étendue des préjudices subis par une victime, étant entendu que dans le cas d'une interruption temporaire de travail de plus de huit jours, les peines ne sont pas les mêmes. Ne pas permettre un recours des victimes à ces unités leur fait donc perdre un droit et empêche le juge de statuer utilement sur des certificats médicaux de constatation de blessures.

Un autre obstacle vient du caractère limitatif des crédits, qui étaient auparavant évaluatifs. Alors qu'il faut désormais respecter des enveloppes, on peut se demander si certaines expertises ne sont pas refusées aux victimes pour des raisons économiques et financières, ce qui viendrait tarir une partie de l'indépendance du juge.

Une autre difficulté concerne l'indemnisation des victimes. Je prendrai deux exemples. Tout d'abord, l'arrivée du logiciel DataJust en mars 2020 dans le cadre de la justice numérique, avec l'idée que l'intelligence artificielle permet de compiler des données jurisprudentielles, législatives et réglementaires pour quantifier, grâce à un algorithme sans doute savamment pensé, un préjudice et son quantum. C'est très compliqué, puisqu'au motif de tendre vers une égalité, on tire les indemnisations vers le bas – en tout cas, nous en sommes convaincus – et on limite le pouvoir d'appréciation du juge. Un préjudice ne s'apprécie pas avec une formule d'algorithme, mais in concreto. Ensuite, il faut renforcer l'indépendance et l'autorité de la chose jugée du juge pénal par rapport aux CIVI, les commissions d'indemnisation des victimes d'infractions. Trop souvent, celles-ci retiennent une faute de la victime pour amoindrir son droit à indemnisation, mettant ainsi en cause l'autorité de la chose jugée – soit du juge correctionnel, soit, surtout, de la cour d'assises. Nous ne pouvons qu'y être défavorables. Aussi militons-nous, depuis des années, pour que les CIVI ne puissent pas descendre au-dessous des indemnisations fixées par la cour d'assises ou un tribunal correctionnel. Ce serait, à mon avis, une véritable garantie d'indépendance des juridictions répressives.

J'en viens à la transparence des instructions écrites. Récemment, dans le contexte de la crise sanitaire liée au covid-19, des instructions adressées par mail ont fait florès dans la presse. On peut, là encore, se demander si l'indépendance du juge n'a pas été mise à mal. Certes, le sujet est délicat et nul ne nie l'intensité de la crise sanitaire. Mais depuis quelque temps, notamment depuis la loi Fauchon diminuant la responsabilité pénale des élus, les restrictions législatives posent un véritable problème d'indépendance de la justice, parce qu'elles suppriment des droits au recours. Aussi pensons-nous que les instructions ministérielles doivent être diffusées par voie de circulaire et non par voie dématérialisée, ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'une politique de transparence. Nous ne sommes pas opposés à une politique pénale par voie de circulaire. Des avancées plutôt salutaires se sont d'ailleurs fait jour par ce biais, notamment en matière de lutte contre les violences conjugales. Quoi qu'il en soit, il faut que le justiciable y ait accès et que le juge en comprenne le sens.

Enfin, la critique des décisions de justice par voie de presse nuit aussi à l'indépendance de cette dernière. En effet, les victimes qui font porter une voix devant les juridictions correctionnelles, que ce soit dans les cours d'assises ou après un accident collectif, n'attendent certainement pas que l'on critique la justice, car cela remet en cause son indépendance et l'autorité de la chose jugée.

L'état du droit en France est plutôt bien fait pour les victimes, par comparaison aux autres pays européens. D'une part, celles-ci ont droit à des indemnisations par le biais de différents fonds de garantie. D'autre part, le droit des victimes a considérablement avancé au fil des ans, grâce notamment aux circulaires – en matière de droit des femmes, de protection de l'enfance, d'accidents collectifs ou de terrorisme. Enfin, force est de constater que les juges sont indépendants. Mais cette indépendance doit se concrétiser dans le cadre de garanties textuelles et réglementaires – je pense, par exemple, à l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, le CSM, pour la nomination des procureurs. Et non seulement elle doit être actée, mais la théorie de l'indépendance développée dans différents arrêts par la Cour européenne des droits de l'homme, la CEDH, au même titre que l'impartialité objective et subjective, doit être une réalité. C'est de cette manière que nos justiciables et nos concitoyens retrouveront une véritable confiance dans un système qui a fait ses preuves et qui les protège.

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

La FENVAC fédère plus de 40 associations de victimes de drames collectifs – actes de terrorisme et accidents collectifs. Elle a été créée en 1994, à la suite d'événements emblématiques comme l'effondrement de la tribune de Furiani ou l'incendie des thermes de Barbotan. Au travers de ses associations membres, la FENVAC propose un accompagnement individuel à plus de 6 500 personnes – des victimes ou leurs proches, quel que soit le lieu de survenance du drame. Cette fédération, unique en France, est un modèle à l'échelle européenne en ce qu'elle permet de conjuguer des vécus traumatiques pour les transformer en enseignements pour la politique générale d'aide aux victimes. En effet, l'une de nos missions consiste aussi à favoriser le regroupement des victimes en associations pour peser dans le débat social qui s'instaure à la suite d'un attentat ou d'un accident collectif, à faire évoluer les prises en charge, la réponse judiciaire et la réponse indemnitaire et, surtout, à œuvrer pour la prévention et à faire en sorte que de tels drames ne se reproduisent plus. Cet exemple inspirant n'en reste pas moins perfectible.

Les victimes que nous représentons sont confrontées à la question de l'indépendance du juge dans le cadre de leur constitution de parties civiles, puisque ce droit leur est acquis en France. Il offre la possibilité aux personnes touchées par un attentat ou un accident collectif, ainsi qu'à leurs associations, y compris la FENVAC, de se constituer dans une action judiciaire pour interagir avec les magistrats, prendre connaissance des pièces du dossier, les questionner et faire des propositions à travers des demandes d'actes, pour influer dans les investigations et dans la manifestation de la vérité.

Dans ce rapport avec la justice, qu'elles appréhendent souvent car elles n'y ont jamais eu accès avant l'événement dont elles ont été victimes, les personnes sont confrontées à un certain nombre d'enjeux qui, d'après notre expérience, peuvent être assimilés à des obstacles à l'indépendance du juge. Le premier tient au nombre de victimes concernées par les événements pour lesquels nous intervenons. En matière d'attentats comme d'accidents collectifs, les instructions regroupent des centaines voire des milliers de parties civiles, puisqu'elles vont des victimes directes jusqu'aux proches. Se pose donc un défi pour l'administration de la justice.

Le deuxième enjeu est celui du temps, les magistrats étant tiraillés entre un besoin de réponses immédiates pour les victimes et les familles, et la technicité des affaires. L'affaire du crash du vol Rio-Paris, par exemple, a abouti l'an dernier à une ordonnance de non-lieu ayant fait l'objet d'un appel : 11 ans après les faits, les familles sont toujours en attente de justice.

Un autre obstacle est celui de la technicité. Même s'il existe des pôles spécialisés, un magistrat n'est pas technicien du droit aérien, de la technicité-même de la matière aérienne ou ferroviaire, ou encore des explosions. Aussi doit-il faire appel à des experts et des sachants, lesquels sont généralement issus des entreprises mises en cause dans les affaires qui nous concernent. En effet, il est compliqué de trouver un expert qui connaisse à la perfection le fonctionnement d'un appareil Airbus sans avoir travaillé dans cette entreprise. Cela pose à la fois des interrogations et des défis.

Se pose aussi la question de la pression économique que les décisions des magistrats peuvent engendrer. Lorsqu'elles se retrouvent face à la SNCF, Air France ou Airbus, les familles peuvent être amenées à s'interroger sur les motivations de la décision du juge. Cela a, par exemple, été le cas à la réception de l'ordonnance de non-lieu écartant Airbus de toute responsabilité dans la catastrophe aérienne la plus meurtrière en France : les familles se sont demandé s'il n'y avait pas eu des consignes.

Un autre enjeu, notamment en matière d'accident à l'étranger, est celui de la coopération internationale des États concernés, dont la bonne volonté varie en fonction de leurs relations diplomatiques avec la France. Le poids des répercussions sur la manifestation de la vérité et les diligences effectuées par les magistrats est lui aussi variable. Dans l'affaire du crash d'EgyptAir, par exemple, nous sommes face à un pays qui refuse d'admettre la thèse de l'accident, malgré les éléments probants dont on dispose, et maintient celle d'un acte terroriste. Alors que les familles attendent la manifestation de la vérité et la justice dont elles ont besoin pour avancer dans leur processus de deuil et de résilience, un État y fait barrage.

Enfin, s'agissant du décret DataJust, nous craignons que certains outils puissent nuire à la qualité des décisions des magistrats, qui sont nécessairement empreintes d'humanité. Comme je l'ai expliqué, dans les matières qui nous concernent, le nombre est un défi. On peut comprendre le réflexe naturel qu'aurait un magistrat à user d'un outil en apparence simple et rapide et qui permet, sur le papier, d'assurer une certaine égalité. En revanche, nous nous opposons depuis toujours à la création de barèmes, même si nous sommes favorables à la mise en place de bases de données exhaustives et prenant en compte les discussions préalables avec l'assureur et le fonds, les arguments des avocats et le contexte général. Il s'agit, en effet, que les indemnités reprises dans cet outil soient contextualisées et objectivées autant que faire se peut. La difficulté, avec les référentiels, est que les indications retenues sont plus ou moins sorties de leur contexte pour devenir une norme. Notre crainte est que l'on s'éloigne un peu trop du principe de l'individualisation, qui constitue pour nous un principe fondamental de la réparation et qui est extrêmement important pour les victimes de drames collectifs et leurs familles, car ces événements d'ampleur entraînent la perte de leur individualité : c'est donc aussi une façon de restaurer ce qu'elles ont perdu.

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Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice

Nous vous remercions de nous auditionner pour porter la voix des justiciables, ce qui est assez rare. Notre association a été fondée fin 2013, pour défendre l'état de droit et l'égalité devant la loi, mais aussi lutter contre les dysfonctionnements judiciaires et les abus commis dans l'exercice de la justice. Or nous rencontrons de réelles difficultés pour accomplir notre mission, puisqu'en France, pourtant pays des droits de l'Homme, en l'absence de contre-pouvoir nous n'avons pas d'interlocuteur. Cela nous a d'ailleurs amenés à organiser devant l'ONU une plainte collective contre la France, réunissant 858 personnes. Nous avons été reçus à l'ONU, devant le Haut-commissariat aux droits de l'homme, fin novembre 2019.

Notre ligne est la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, la DDHC. Nous y sommes attachés au point de demander son affichage dans toutes les salles d'audience de tous les tribunaux. Cette proposition est soutenue par 226 parlementaires. L'objectif est que la justice française respecte ce texte qui rappelle une multitude de principes fondamentaux, à commencer par la liberté et l'égalité en droits.

Nous rencontrons régulièrement des atteintes à l'égalité devant la loi dans l'exercice de la justice. Or à chaque fois que nous interpellons un élu au sujet de dysfonctionnements judiciaires faisant échec à ce principe, conformément à notre rôle, on nous oppose l'indépendance de la justice et/ou la séparation des pouvoirs. Cette commission enquête sur les obstacles à l'indépendance de la justice, mais il nous paraît également important de parler des limites de cette indépendance. Sans cela, il pourrait arriver que l'on prenne pour un obstacle ce qui est de l'ordre d'une limite, et d'une saine limite. Car on ne saurait envisager une indépendance totale – laquelle, par glissement sémantique, devient du totalitarisme. La seule façon de parvenir à poser des limites à l'indépendance de la justice consiste à respecter la séparation des pouvoirs, sans l'instrumentaliser.

Pour revenir à l'esprit de la séparation des pouvoirs, permettez-moi de citer Montesquieu : « pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Qui arrête le pouvoir du juge ? Si l'élu ne peut pas intervenir quand le juge abuse de son pouvoir, qui peut le faire ? Nous ne demandons pas que l'élu intervienne dans le cours régulier de la justice. Il est bien évident que le juge doit pouvoir exercer sa fonction sans subir de pression, y compris politique. En contrepartie, le justiciable doit être protégé contre l'arbitraire. Or tel n'est pas le cas, puisqu'on nous oppose la séparation des pouvoirs, alors qu'en réalité, c'est en vertu de cette séparation que l'élu devrait intervenir. L'indépendance, comme la séparation des pouvoirs, n'est ni l'absence de contrôle ni l'autocontrôle, et encore moins la toute-puissance. Que le juge soit indépendant est une chose – et une bonne chose. Qu'il puisse abuser de son pouvoir en est une autre. L'indépendance exige donc des limites et des garde-fous. À cet effet, les conventions internationales sont très claires, puisqu'elles parlent toutes de tribunal « indépendant et impartial ». Ces deux termes sont systématiquement associés. En effet, l'indépendance sans l'impartialité est la porte ouverte à toutes les dérives.

Au nom de l'indépendance de la justice, le juge peut-il ignorer la loi, refuser les preuves irréfutables portées à sa connaissance, ajouter des conditions à la loi, ne pas respecter le principe du contradictoire ou rendre la preuve impossible à faire ? On nous répondra par la négative. Pourtant, dans la réalité, certains juges le font – par le biais d'usages ni prévus ni encadrés par la loi, notamment la jurisprudence et l'appréciation souveraine des juges du fond. C'est très problématique quand on sait que la démocratie, par principe, est le consentement. Or le peuple n'a jamais consenti à ces deux usages.

La jurisprudence s'oppose par nature à l'article 6 de la DDHC, selon lequel « la loi est l'expression de la volonté générale ». Et pour cause, la jurisprudence est l'expression de la volonté du juge. Le judiciaire empiète ainsi sur le législatif : le juge n'a aucune légitimité démocratique pour faire la loi. Autre problème, et non des moindres, la jurisprudence permet de créer un réseau de règles diverses et variées, souvent contradictoires entre elles et même avec la loi. Là encore, c'est contraire à la suite de l'article 6 de la DDHC, qui indique que « la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » – ce qui est impossible, avec la jurisprudence, du fait de la variabilité croissante des décisions de justice. Enfin, et c'est un danger que l'on ne peut ignorer, comme la jurisprudence permet au juge de changer ou de créer une règle à tout moment et en cours de procédure, ce qui est une violation de l'esprit de la loi – aucune loi ne peut être rétroactive –, nous ne sommes pas protégés du risque que soit créée une nouvelle jurisprudence pour favoriser une partie. Le principe de l'impartialité est alors contredit de facto. Les révolutionnaires souhaitaient la suppression de la jurisprudence, ce qui s'inscrivait pleinement dans l'esprit de l'abolition des privilèges, « privilège » signifiant loi privée. Car si le justiciable n'est pas jugé en fonction de la loi qui est la même pour tous, la justice ne peut pas être la même pour tous.

L'appréciation souveraine du juge du fond, quant à elle, est un concept créé par les juges, qui n'a jamais été voté, qui n'est pas encadré par la loi et qui peut entraîner de nombreuses dérives. Le juge doit contribuer à la manifestation de la vérité, mais certainement pas l'entraver. On attend de lui une appréciation objective, raisonnable et vérifiable, de sorte que tout le monde puisse comprendre les décisions de justice. Pourtant, de nombreux justiciables ne comprennent pas les décisions rendues, car nous sommes en plein obscurantisme judiciaire. En effet, l'appréciation souveraine des juges du fond offre à ces derniers la possibilité d'écarter des pièces, arguments et faits, sans avoir à s'en expliquer et sans le justifier. Or l'on comprend bien que si l'on écarte les pièces, les faits ou les arguments qui apportent la preuve d'un préjudice, il est impossible d'obtenir justice. Les organes de contrôle que sont la Cour de cassation et le Conseil d'État se retranchent derrière l'appréciation souveraine des juges pour écarter des pourvois ou ne pas annuler des décisions pourtant entachées d'irrégularités.

En somme, par la jurisprudence, le juge peut ajouter une condition à la loi et demander une preuve qui n'est pas prévue par cette dernière. C'est le problème de l'inversion de la charge de la preuve, dont les victimes se plaignent souvent. En outre, par son appréciation souveraine, il peut écarter tous les éléments de preuve, même ceux qui prouvent indiscutablement la réalité d'un fait, sans avoir à s'en expliquer. Qui plus est, les pouvoirs de contrôle approuvent et même cautionnent ces procédés, et le politique n'intervient pas, alors même que nous sommes en présence d'une violation manifeste de l'article 5 de la DDHC, qui prévoit que « nul ne peut être contraint à faire ce que la loi n'ordonne pas », et du principe d'impartialité du tribunal rappelé par les conventions internationales.

Plus grave encore, le justiciable n'est pas informé en amont de ces méthodes, puisque le politique affirme constamment que nous sommes dans un État de droit, que personne n'est au-dessus des droits et que la France garantit à chacun l'égalité devant la loi, l'impartialité des tribunaux et la sécurité juridique. Ainsi, quand il a affaire à ces usages, il se sent totalement trompé, pour ne pas dire trahi. Et si ces usages entraînent des dysfonctionnements judiciaires majeurs, le justiciable est entièrement abandonné par l'État et le piège se referme sur lui : à partir de là, on lui opposera sans cesse l'autorité de la chose jugée et l'indépendance de la justice ou la séparation des pouvoirs.

En réalité, dans une démocratie – j'espère que c'est le cas dans la nôtre –, on ne doit pouvoir priver personne, arbitrairement ou abusivement, de ses droits fondamentaux. Pour nous en prémunir, toute démocratie exige que l'indépendance de la justice ait pour limites strictes la loi, les textes constitutionnels et les conventions internationales. Peu nous importe d'avoir des droits sur le papier, nous voulons des droits dans la réalité. Pour que tel soit le cas, le politique doit s'assurer que le juge ne peut pas faire échec à l'application de la loi. C'est le travail de l'élu. C'est la raison pour laquelle nous ne comprenons pas que la France utilise l'indépendance de la justice ou la séparation des pouvoirs pour ne pas intervenir en cas d'abus. Ce faisant, elle est fautive. Le rôle du politique est de nous protéger des abus potentiellement commis par l'institution judiciaire. L'élu ne peut donc pas considérer théoriquement, comme il le fait, que la justice fonctionne bien, sans aller s'en assurer. Or il ne s'en assure jamais, puisqu'il nous oppose sans cesse qu'il ne peut pas regarder comment la justice est rendue.

Je ne citerai qu'un seul exemple : l'incapacité de la France à lutter contre les violences faites aux femmes, alors même que tout l'arsenal législatif existe. Au lieu d'aller voir sur le terrain si le problème ne vient pas des procureurs qui classent sans suite ou des tribunaux qui font échec à l'application de la loi, le politique ajoute systématiquement de la loi à la loi. Sur le papier, nous avons donc plein de droits et nous sommes bien protégés. Mais il ne suffit pas d'avoir des droits sur le papier : nous les voulons dans la réalité.

Parler de l'indépendance de la justice est une bonne chose. Mais nous voulons aussi aborder celle de l'élu. En effet, telle qu'elle nous est présentée, l'indépendance de la justice est unilatérale. Quid de l'indépendance de l'élu ? Lui aussi doit pouvoir travailler de façon indépendante. Certes, le politique ne doit pas tenir la main du juge. Mais celui-ci ne doit pas non plus tenir la main de l'élu.

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Je vous demande d'aller à votre conclusion, pour respecter les temps de parole et engager la discussion.

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Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice

Je souhaite ajouter deux éléments importants. D'une part, il n'est pas normal que les magistrats exercent des pressions, directes ou indirectes, sur le politique dès qu'il est question de prévoir un contrôle externe de ce qui se passe dans les tribunaux. Il n'est pas non plus normal d'avoir des magistrats dans les ministères et dans les organisations d'État, ce qui peut potentiellement altérer l'indépendance de l'élu. Enfin, il n'est pas normal que les associations subissent des représailles lorsqu'elles exercent un contre-pouvoir en l'absence de celui du politique. Aussi demandons-nous l'examen des dysfonctionnements judiciaires. C'est le rôle de l'État et du politique, ainsi que le prévoit la loi : l'État est tenu de réparer les dommages causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

D'autre part, la justice est un service public, entièrement financé par l'argent public. Le peuple est donc légitime à demander des comptes sur le travail des juges, ne serait-ce que pour s'assurer que l'argent public n'est pas gaspillé par des procédures qui auraient pu et dû être évitées. Les dysfonctionnements judiciaires participent pour beaucoup à la multiplication des procédures, qui contribuent elles-mêmes à l'engorgement des tribunaux. Le peuple est d'autant plus légitime à demander des comptes que les décisions sont rendues en son nom et que chacun d'entre nous est signataire des décisions de justice. Qui plus est, nous n'élisons pas les juges, mais nos représentants. C'est donc à ces derniers de garantir le bon fonctionnement de la justice, ce qui passe par la traque des dysfonctionnements judiciaires.

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Les procédures prévues dans notre droit en cas de soupçon quant à l'indépendance d'un magistrat sont-elles utilisées ? Le cas échéant, aboutissent-elles ? Je pense notamment à la procédure de récusation ou aux procédures qui permettent aux parties de saisir le CSM.

J'ai bien noté vos propos relatifs aux expertises. Je ne crois pas qu'il soit prévu de procédure de récusation de l'expert, au-delà de la procédure de contre-expertise. Pouvez-vous me le confirmer ?

Par ailleurs, chacune de vos associations peut-elle citer un exemple très évocateur de ce qui lui semble être un dysfonctionnement de la justice au regard de son indépendance – qu'elle en ait trop ou pas assez ? Cela permettrait d'éclairer notre commission, laquelle pourrait alors alerter le législateur sur les avancées envisageables en la matière.

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Jérôme Moreau, trésorier de France victimes

Différentes procédures sont effectivement prévues par le droit français comme par les conventions internationales, auxquelles les justiciables peuvent avoir recours une fois les recours internes épuisés – la Cour de cassation pour le juge judiciaire et le Conseil d'État pour le juge administratif. Je précise ici que ce dernier ne statuait historiquement que par le biais de jurisprudence, même si des avancées législatives ont ensuite permis une codification. La justice administrative s'est créée sur la jurisprudence pour protéger les victimes, en matière d'indemnisation et de responsabilité du fait des actes de l'administration. Le juge est ainsi venu au secours des victimes.

Je n'ai pas d'exemple précis s'agissant du renvoi pour cause de suspicion légitime ou de la règle de récusation d'un magistrat, mais je sais qu'il est possible de recourir à ces procédures. En revanche, dans un certain nombre d'affaires, j'ai vu des magistrats se déporter, considérant qu'ils ne pouvaient pas statuer notamment pour des questions d'impartialité objective – par exemple quand ils avaient eu à connaître l'affaire avec une autre casquette. Dans les petites juridictions, en effet, il peut y avoir plusieurs contentieux autour d'une même affaire. Il arrive, d'ailleurs, que des magistrats ne puissent pas intégrer certains tribunaux comme juges du siège en correctionnelle puisqu'ils y ont déjà été en charge de l'instruction et ont eu affaire aux justiciables. Le droit est donc assez bien fait.

La CEDH assimile assez naturellement indépendance et impartialité. Pour sa part, le droit français s'est structuré autour de principes compliqués, pouvant laisser supposer un défaut d'impartialité objective. La règle de la double appartenance du Conseil d'État, par exemple, a ainsi été sanctionnée et les magistrats qui ont eu à connaître des affaires en tant que conseillers du Gouvernement ne peuvent plus statuer sur les projets de décret soumis au contentieux. Autre exemple, la CEDH a considéré que quiconque ayant manifestement tenu des propos racistes ne peut être juré pour juger une personne de nationalité étrangère.

Les avocats usent des procédures de recours. Dans la majorité des cas, les affaires ne prospèrent pas et la CEDH, dont on sait qu'elle est pourtant très sourcilleuse en la matière, ne condamne pas la France.

S'agissant de la récusation des experts, tout rapport entaché de défaut d'indépendance ou d'impartialité vis-à-vis des parties est une faute pouvant conduire à des procédures disciplinaires dans le cadre des ordres professionnels, mais aussi à des procédures judiciaires. Toute la difficulté vient de la pénurie d'experts, notamment en matière d'expertise psychiatrique. Parfois, un ressort territorial ne compte qu'un seul expert. Je le constate en tant que suppléant à la chambre de l'application des peines de la cour d'appel de Bourges, où les expertises dans le cadre des libérations conditionnelles considèrent régulièrement que la personne apparaît réinsérée mais qu'il existe un risque à la faire sortir. Heureusement, nous sommes indépendants lorsque nous statuons sur ces affaires, notre rôle étant de nous affranchir des recommandations de l'expert, le cas échéant. Cela s'avère particulièrement compliqué lorsque les affaires sont très techniques et nécessitent de faire appel à des experts nationaux, dans le contexte de pénurie que je mentionnais.

Pour citer un exemple évocateur de dysfonctionnement, je pense à la création de l'UMJ de la Nièvre, intervenue après que les parents d'un enfant se plaignant d'abus sexuels n'ont pu trouver, en plein été, de médecin dans aucun des quatre services d'urgence du département pour conduire les expertises et les investigations nécessaires. Plainte a été déposée, mais le juge a considéré qu'en l'absence d'expertise, l'auteur supposé ne pouvait être poursuivi. Depuis, l'UMJ est devenue un véritable outil d'expertise.

Pour finir, je prendrai l'exemple de l'affaire du dentiste de Château-Chinon, condamné à huit années de prison pour avoir mutilé 92 victimes et lésé la CPAM de la Nièvre. Au départ, il a été très compliqué de distinguer ce qui relevait de l'art médical fautif ou de l'infraction pénale et, en l'absence d'expertise, les premières plaintes pénales ont été difficiles à recevoir. Il a fallu constituer un collectif pour réamorcer l'affaire et permettre au juge de statuer en toute connaissance de cause. Sans les associations de victimes et d'aide aux victimes, le juge n'aurait pas pu suivre, en dépit de son indépendance et des garanties statutaires. Il est indispensable de pouvoir disposer de pièces authentifiant les infractions et les préjudices.

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Jérôme Bertin, directeur général de France victimes

La plupart des justiciables ne connaissent pas leur droit au recours. D'importants efforts sont nécessaires en matière d'information du public, par le biais d'un « guide du justiciable ». Par ailleurs, l'une des réactions possibles après un classement sans suite par le parquet est un recours hiérarchique, c'est-à-dire une demande de réexamen par la cour d'appel : par expérience, je puis affirmer que la plupart des victimes n'imaginent même pas écrire au supérieur hiérarchique du procureur, n'étant pas du tout convaincues de l'efficacité de cette démarche.

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

La FENVAC n'a jamais eu à engager une procédure de recours, mais elle a déjà sollicité le dépaysement d'un dossier afin qu'il soit rapatrié auprès des pôles spécialisés parisiens, qui disposent de davantage de moyens et ont une approche technique rassurante à nos yeux.

En matière de terrorisme, un exemple particulièrement parlant de dysfonctionnement est l'assassinat d'Hervé Gourdel ou la prise d'otages d'In Amenas. Ces deux événements survenus en Algérie ont donné lieu à l'ouverture d'une enquête miroir en France. Pourtant, malgré des années de procédure, rien d'exploitable n'a été versé au dossier français et les familles sont parfaitement dépourvues d'éléments quant aux circonstances, mais aussi quant aux perspectives de procès en Algérie, restant ainsi sont complètement spectatrices. Je pense aussi à l'attentat du musée du Bardo : le procès se tient en Tunisie et les victimes françaises sont contraintes de le suivre par une visioconférence non interactive, ce qui les prive de tout échange avec les magistrats ou de prise de parole de leur avocat français, même si des progrès ont été observés concernant la prise en charge des frais de déplacement.

En matière d'accident collectif, l'un des exemples révélateurs de la problématique qui nous occupe est le crash du vol Rio-Paris. Certes, Air France et Airbus ont rapidement été mis en examen, ce qui a plutôt rassuré les familles, mais quelques années après, nous avons appris que les expertises se déroulaient dans l'entrepôt d'Airbus, sur des simulateurs Airbus et avec du personnel Airbus. Pourtant, des indications permettaient de savoir que l'une des causes du crash pouvait tenir au dysfonctionnement d'un matériel Airbus. Autant vous dire que cela a posé problème aux familles et aux victimes. Autre cas symptomatique, à la suite d'une catastrophe ferroviaire d'ampleur, le transporteur s'est précipité sur les lieux pour récupérer les boîtes noires avant la justice et en faire sa propre interprétation, avec un risque de dissimulation et tous les problèmes que l'on peut redouter.

Ces obstacles ou entraves sont particulièrement problématiques pour la manifestation de la vérité et la justice pour les victimes.

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Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice

Vous l'avez dit, il existe des voies de recours. C'est d'ailleurs ce que l'on nous objecte en permanence. Mais ces voies de recours prolongent les procédures et coûtent cher, d'autant qu'elles sont financées par le justiciable. Bien sûr, il y a l'aide juridictionnelle, mais les seuils sont extrêmement bas. Par ailleurs, certaines personnes ont les moyens de faire appel à de gros cabinets d'avocats. Mais la majorité, qui constitue la classe moyenne, ne bénéficie pas de l'aide juridictionnelle et ne dispose pas non plus d'importants moyens financiers. Or les sommes pour engager des recours sont pharaoniques : 3 000 euros pour la première instance, 3 000 euros pour l'appel, 4 000 à 8 000 euros pour la cassation, puis une nouvelle somme pour le retour en cour d'appel si la décision est cassée, etc. Les voies de recours sont une bonne chose, mais elles ne suffisent pas en tant que telles. Encore faut-il pouvoir les utiliser.

Qui plus est, elles ont été créées pour permettre la réouverture des débats aux parties qui n'étaient éventuellement pas d'accord avec la décision rendue, pas pour corriger les abus de pouvoir commis par les juges. D'ailleurs, si tel était le cas, il serait incroyable que l'on mette à la charge du justiciable la correction des erreurs et des fautes qu'il subit et qu'il n'a pas commises. C'est incompréhensible, mais c'est ce qui se passe. On peut payer jusqu'à trois fois pour qu'une affaire soit jugée ! Certes, la justice peut mettre ces coûts à la charge de l'autre partie. Mais l'autre partie n'est pas responsable non plus. Si une décision est annulée parce qu'elle n'était pas conforme aux règles de droit, il n'y a pas de responsabilité du justiciable. Comment se fait-il que ce soit lui qui paie ?

Finalement, les voies de recours sont un moyen facile d'affirmer qu'il existe des solutions. Mais il faut avoir les reins sacrément solides pour tenir un parcours judiciaire de 10 ans ou plus. Beaucoup ne peuvent pas le faire. Ils renoncent alors à leurs droits, qu'ils perdent. Je parlais tout à l'heure d'une démocratie qui nous prive de nos droits fondamentaux : c'est une réalité. Quand on ne peut pas payer les voies de recours, il n'y a pas de solution.

En outre, les voies de recours restent en interne et on finit toujours par se retrouver devant le juge. En l'absence de garde-fou, les problèmes se répéteront nécessairement. Nous pourrions citer plusieurs exemples, par exemple celui de l'une de nos adhérentes qui a vu la garde de son enfant confiée au père en première instance. Elle a alors fait appel, car elle n'avait pas eu accès à certaines pièces. La cour d'appel a effectivement considéré qu'il y avait eu une violation de l'article 16 du code de procédure civile, relatif au respect du contradictoire, et a infirmé la décision. Mais cela a pris un an, durant lequel l'enfant est resté chez son père qui, comme le mentionnait la décision de la cour d'appel, avait commis des violences contre la mère. Vous me direz que les voies de recours ont fonctionné. Peut-être, mais pendant un an, on a laissé une situation en l'état, en violation d'une loi fondamentale. De façon générale, lorsque la Cour de cassation annule une décision, cette dernière a déjà produit ses effets. Comment peut-on laisser des décisions produire leurs effets, parfois très graves et irréversibles ?

Autre exemple, de nombreux copropriétaires ne parviennent pas à obtenir la simple reconnaissance et application de la loi à propos des comptes séparés des syndics. Systématiquement, les tribunaux considèrent que ce n'est pas grave s'il n'y a pas de comptes séparés. La loi n'est donc pas appliquée. Pourquoi voter une loi pour qu'il soit ensuite considéré que sa non-application n'est pas grave ?

J'évoquerai un troisième cas, dans le domaine du droit d'auteur. Celui-ci n'autorise pas le juge à juger l'œuvre, ce qui est très important dans une démocratie : l'œuvre est protégée quels que soient sa destination, sa forme, son genre et son mérite. Or quand un auteur saisit la justice à propos d'une atteinte à ses droits, par exemple une reproduction illicite de son œuvre, faite de surcroît sans le citer, les juges demandent à l'auteur de faire la preuve de l'originalité de son œuvre et ce, sans délai. D'une part, le critère d'originalité n'est pas prévu par la loi. D'autre part, le juge écarte tous les arguments comme l'antériorité, le style ou le traitement des idées pour apprécier subjectivement l'originalité de l'œuvre. Nous menons un combat dans ce domaine depuis plusieurs années. Il est actuellement aux mains du ministre de la Culture, et j'ai été auditionnée par le CSPLA, le Conseil supérieur de la propriétaire littéraire et artistique. Nous attendons une réponse depuis deux ans, alors qu'un tel délai n'est jamais laissé aux auteurs devant les tribunaux pour faire la preuve de l'originalité de leur œuvre. Le problème est que le CSPLA est une émanation du ministère de la Culture, et que son président et son vice-président sont tous deux magistrats. Ainsi, même quand on parvient à sortir des tribunaux pour pointer une jurisprudence qui pose problème, ce qui est très difficile, on se retrouve devant des juges.

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Jérôme Moreau, trésorier de France victimes

Notre fédération est principalement financée par le ministère de la Justice, et nous avons quelques ressources propres provenant de formations. Les associations locales sont également financées par le ministère de la Justice, dans le cadre des conventions et des agréments.

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

La FENVAC est principalement financée par le ministère de la Justice, mais également par ceux des Affaires étrangères et de la Défense, ainsi que par les services du Premier ministre.

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Je ne suis pas certain d'avoir bien compris vos explications. Nous parlons de l'indépendance de la justice, et vous avez indiqué que vous souhaitiez que les décisions des cours d'assises s'imposent au juge civil. Dans le système français, la faute pénale, si faible soit-elle, entraîne l'intégralité de la responsabilité pénale. En revanche, ce n'est pas le cas de la faute civile, qui peut se partager et se répartir. Est-ce cela que vous mettez en cause, en matière d'indépendance, ou autre chose ?

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Jérôme Moreau, trésorier de France victimes

Je parlais plus exactement de la CIVI, qui dépend du FGTI, le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions. Celui-ci indemnise les victimes d'infractions au regard de critères préalablement définis pour les délits suffisamment graves. Pour les délits les plus faibles, la compétence est celle du SARVI, le Service d'aide au recouvrement des victimes d'infractions. À l'occasion de l'examen du dossier d'indemnisation des victimes par le Fonds de garantie, quelle que soit la gravité du délit, la CIVI peut considérer qu'il existe une faute supposée de la victime. Dans ce cas, nous ne sommes plus dans le domaine de la responsabilité civile, mais d'une appréciation du Fonds de garantie.

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Quelle est l'incidence de cette mesure sur l'indépendance de la justice en général ?

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Jérôme Bertin, directeur général de France victimes

L'indépendance de la CIVI, mentionnée aux articles 706-3 et suivants du code de procédure pénale, vient directement heurter l'autorité de la chose jugée et, indirectement, l'indépendance des premiers juges qui ont eu à connaître de l'affaire et qui ont statué sur l'indemnisation. En effet, la CIVI peut, de sa propre appréciation, revoir à la hausse ou à la baisse le montant, mais également faire ressortir une faute de la victime qui réduirait son indemnisation.

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Pourtant, vous n'aviez pas été opposé à la création du JIVAT, le juge d'indemnisation des victimes d'attentats terroristes. Ce système devait permettre de ne pas ralentir le cours de l'indemnisation des victimes compte tenu du procès pénal en cours. Grâce à la centralisation, il devait aussi assurer une certaine harmonisation. Cela concerne peut-être davantage la FENVAC que France victimes, mais avez-vous une position à ce sujet ?

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Jérôme Bertin, directeur général de France victimes

Je laisserai, en effet, la FENVAC parler du JIVAT. S'agissant a minima du quantum, nous avions proposé que la CIVI ne puisse pas remettre en cause la décision pénale qui a statué sur les droits et intérêts.

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Quand la CIVI décide de diminuer ou d'augmenter le quantum, est-ce exclusivement parce qu'elle a découvert une faute de la victime ou peut-il y avoir d'autres motifs ?

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Jérôme Bertin, directeur général de France victimes

C'est laissé à sa libre appréciation. La CIVI est une commission échevine, avec deux magistrats et un citoyen qui représente les victimes en général. Elle est complètement indépendante pour apprécier le quantum, à la hausse ou à la baisse. Et ce, sans nécessairement relever de faute. Elle peut se prononcer en référence à la jurisprudence ou à des outils comme DataJust. Le plus souvent, d'ailleurs, l'argument des avocats ou des victimes est que l'indemnisation a mal été évaluée. Cette indépendance est très favorable aux victimes, et nous ne la remettons pas en cause. Ce qui est choquant, en revanche, c'est qu'elle puisse aller en deçà de ce qui a été jugé.

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Le problème des experts n'a pas encore été tellement posé devant notre commission. À la FENVAC, vous est-il arrivé de demander une contre-expertise spécifiquement parce que vous doutiez de l'indépendance du premier, du deuxième ou du troisième expert ? Le cas échéant, comme mieux résoudre cette question ?

Par ailleurs, vous avez évoqué les limites de l'indépendance de la justice française quand elle est tenue par des justices ou des procédures étrangères. C'est une réalité. On observe une progression de l'espace judiciaire européen, mais c'est moins le cas s'agissant de l'espace judiciaire extra-européen. Vous avez cité des exemples malheureusement parlants, les victimes et leurs familles attendant toujours la résolution de leurs difficultés. Comment pourrait-on améliorer la situation ? Votre fédération a-t-elle des pistes de réflexion à ce sujet ? Je ne parle pas du parquet européen, qui est une notion tout à fait circonscrite. Que pourrait-on faire pour peser davantage politiquement ?

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

S'agissant du JIVAT, nous avons eu l'occasion d'en discuter lors d'une précédente audition. Il nous semble un peu prématuré de tirer des conclusions sur son fonctionnement. Sur le principe, nous avions quelques craintes puisqu'il s'agissait de changer un modèle dans lequel le juge pénal pouvait avoir à connaître des situations individuelles et permettre de réelles avancées, comme cela avait été le cas dans des affaires emblématiques comme le drame d'Allinges. Mais, pour le moment, ce que nous observons est plutôt satisfaisant. La création de cette juridiction a permis de rationaliser la procédure du FGTI et d'apporter du contradictoire.

S'agissant des expertises, nous sommes confrontés à la pénurie d'experts formés à des sujets très techniques, mais aussi à des difficultés budgétaires. Comme le mentionnait Mme Morel, la question du budget et de l'équilibre des moyens se pose lorsque les familles se trouvent face à une grande entreprise accompagnée par de grands cabinets d'avocats. Cela met à mal l'égalité des armes. À ce titre, je tiens quand même à souligner un exemple vertueux : dans l'affaire du déraillement de Brétigny, la justice a alloué à l'association de victimes une provision pour organiser des contre-expertises et équilibrer les moyens. Mais en dehors de la provision ad litem, il n'existe pas vraiment de solution pour résoudre ces problèmes.

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Vous est-il arrivé de demander des contre-expertises ou des sur-expertises pour le seul motif de présomption de manque d'indépendance du premier expert ?

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

Il nous est arrivé d'organiser une contre-expertise en raison de la suspicion quant à l'indépendance de l'expert, qui avait conduit ses travaux sur les conclusions du rapport qui n'allaient pas dans le sens qu'auraient permis d'autres regards et qui semblaient contraires aux éléments du dossier. La question de l'indépendance se retrouve aussi dans les conclusions, qui sont fondamentales. En l'occurrence, nous considérons que la décision de l'expert peut être influencée par sa qualité initiale, puisqu'il peut choisir de laisser certains aspects de côté pour se concentrer sur d'autres éléments du dossier, qui auraient pu être exploités d'une autre manière par d'autres experts.

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Vous mettez en avant la difficulté à obtenir du contradictoire dans les expertises. Souvent, l'expertise est perçue comme le travail d'un sachant qui apporte une information verticale qu'il faut prendre pour argent comptant alors qu'elle devrait pouvoir être soumise au contradictoire. L'argument du manque d'argent est-il avancé tel quel par les juges d'instruction ou le parquet pour refuser de nouvelles expertises ?

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

Il n'est jamais formulé ainsi, mais nous savons que la question financière est déterminante pour l'avancée de certaines investigations. Elle peut expliquer une forme de censure dans l'exploration de certaines pistes techniques et onéreuses.

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Lorsqu'il nous est rendu compte de l'exécution du budget de la Justice, on nous affirme qu'il n'y a pas de problème de budget en matière d'expertise, qu'il y a suffisamment de marge de manœuvre et que ce volet a été rationalisé. Cela pose la question de l'effectivité des arguments avancés et de la réalité constatée.

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Jérôme Bertin, directeur général de France victimes

Outre la question budgétaire, il peut exister des difficultés en matière de choix de l'expert, soit par manque d'experts formés aux sujets très techniques, soit par manque d'experts dans le territoire concerné. Dans les territoires ultramarins, par exemple, l'insularité ne permet pas toujours de contredire les experts ou de les choisir. Ayant été assesseur durant plus de sept ans dans une cour d'indemnisation, je sais d'expérience qu'il est tentant de choisir un expert dont on sait que le rapport sera bien écrit et aisé à lire.

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Jérôme Moreau, trésorier de France victimes

En matière de crash aérien, nous l'avons vu, les expertises sont faites chez Airbus. Mais il serait très compliqué de les confier à des concurrents internationaux de ce groupe. En effet, on pourrait considérer qu'ils ne sont pas impartiaux du fait de la concurrence. En tout état de cause, beaucoup de magistrats réclament deux expertises contradictoires pour pouvoir se faire une véritable idée de l'affaire.

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Le système d'expertise contradictoire existe. Ce n'est pas nouveau.

Pouvez-vous dire un mot sur l'espace judiciaire international ?

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Sophia Seco, directrice générale de la FENVAC

Des outils existent, comme les conventions internationales. Il faudrait parvenir à les faire respecter, pour permettre à nos concitoyens frappés à l'étranger d'accéder à une justice et pour que les engagements soient tenus de part et d'autre – comme c'est le cas en France.

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Mme Morel, je ne suis pas certain d'avoir exactement compris tous vos propos, j'espère que vous me le pardonnerez. Quand je vous entends parler de la nécessité d'un meilleur contrôle du juge ou de l'intervention du politique, quand je vous entends mettre en cause l'autonomie du juge liée à la jurisprudence ou quand je vous entends contester le rôle de la Cour de cassation – dont le rôle est d'unifier en droit et pas en fait –, cela me laisse penser à une belle définition d'un État totalitaire.

Quels sont vos financements ?

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Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice

Nous sommes totalement autonomes, puisque nous ne sommes financés que par les cotisations et les dons de nos adhérents.

Je suis très surprise que vous fassiez cette interprétation de mes propos. Demander la sortie de l'autocontrôle est le contraire même du totalitarisme et de la dictature. La République ne doit pas s'arrêter aux portes des tribunaux. Nous demandons simplement le contrôle de la jurisprudence. C'est le législateur qui crée la loi, pas le juge. Contrôler la jurisprudence, c'est s'assurer qu'elle ne déborde pas du cadre et ne heurte pas de plein fouet nos droits fondamentaux. Un contrôle extérieur est indispensable. J'ai bien précisé qu'il ne s'agissait pas de mettre son nez dans les décisions de justice, mais qu'un contrôle était nécessaire en cas de dysfonctionnement. C'est la raison pour laquelle nous demandons la création d'une commission indépendante de la magistrature, qui pourrait être chargée de cette mission. L'indépendance doit aller dans les deux sens. Dans le cas contraire, ce n'est plus de l'indépendance mais de l'autocontrôle.

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Comme mon collègue, j'ai été très étonnée de votre perception de l'article 6 de la DDHC et de la façon dont vous en faites usage dans le fonctionnement de la justice, et même de votre idée de la jurisprudence qui serait contraire à l'expression populaire et aux procédures. Les pouvoirs des juges sont quand même établis par la loi, donc par l'expression de la volonté générale. J'avoue que j'ai un peu de mal à vous suivre sur ce point. Cela me semble dénoter surtout un grand besoin de dialogue, pour faire comprendre le fonctionnement de la justice et pourquoi il est important qu'elle puisse avoir une perméabilité. Imaginez ce qui se passerait si je pouvais intervenir dans les procédures de mon procureur. Ce serait inquiétant pour mon territoire.

Par ailleurs il est important de répondre aux inquiétudes que vous avez exprimées. Pour réprendre l'exemple des violences faites aux femmes, je peux demander à mon procureur de me rendre compte, sans aller pour autant jusqu'à le contrôler. Nous en parlons très régulièrement, dans les territoires. Je salue, à cet égard, le travail de grande qualité de France victimes 34 en matière d'accompagnement de victimes en général et de victimes de violences faites aux femmes en particulier, en coordination avec le procureur.

Je suis favorable aux échanges pour vérifier que les dossiers avancent. Évaluer et contrôler fait d'ailleurs partie du rôle des parlementaires – c'est ce que nous faisons en ce moment. Mais s'immiscer dans une procédure me semblerait extrêmement dangereux et pourrait confiner à du totalitarisme. Je pense qu'il faudra que nous soyons amenés à nous revoir et à comprendre les choses différemment.

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Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice

Je suis extrêmement surprise par cette qualification. C'est pourtant très simple : si vous voulez permettre au juge de faire de la jurisprudence, il faut l'inscrire dans la loi. La jurisprudence, c'est-à-dire cet exercice de création du droit, doit être encadrée par la loi. Les limites doivent être précisées. Le justiciable doit pouvoir savoir ce qu'il doit faire. Il doit aussi être assuré que la décision concernant son affaire sera rendue de la même façon quel que soit le territoire, indépendamment du tribunal concerné.

La perte de confiance du peuple à l'égard des juges est une réalité. La démocratie, c'est l'écrit. C'est la raison pour laquelle je suis très surprise du procès en totalitarisme que vous me faites. Je prends l'article 6 de la DDHC pour ce qu'il est : « la loi est l'expression de la volonté générale ». Ces termes, que je ne déforme pas, doivent être respectés. La volonté générale est le principe même de notre démocratie. Nous élisons nos représentants qui sont, à ce titre, légitimes pour faire la loi. Si les juges étaient élus, ils pourraient faire la loi. Pour l'instant, tel n'est pas le cas. Nous ne sommes pas opposés à ce qu'ils modifient certains points et créent de la jurisprudence, mais ils ne doivent pas le faire hors de contrôle. Quand la jurisprudence et la loi se heurtent de plein fouet, le législateur doit statuer.

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Je ne vous fais aucun procès en totalitarisme, loin s'en faut. Je suis ouvert à une discussion sur la jurisprudence et sur d'autres principes, y compris les voies de recours. J'ai moi-même fait, très récemment, une tentative de recours devant le tribunal administratif et le Conseil d'État, et j'ai pu constater le fonctionnement et les limites de ce dispositif. Il y a toujours des limites, qu'il est bon de questionner. Je pense aussi qu'il est bon qu'il y ait de la jurisprudence, mais peut-être y a-t-il une problématique d'encadrement de cette dernière. Souvent, en effet, le législateur n'apporte que des réponses a posteriori, intégrant la jurisprudence dans la législation avec un sens plus strict et plus cadré que ne pouvaient le faire les juges eux-mêmes. Cela a été le sens de l'évolution de la loi récente, comme on l'a encore vu pour le covid-19, avec la question de l'application de la loi Fauchon.

Il peut exister des désaccords à l'Assemblée nationale, et c'est tant mieux ! C'est cela qui permet le débat et la progression. Je vous remercie, toutes et tous, pour vos réponses et vos appréciations. Vous pouvez transmettre au rapporteur et à moi-même tout élément complémentaire qui vous semblerait utile. Je vous invite à regarder les auditions précédentes, ainsi que les suivantes. Nous sommes preneurs des ajouts que vous auriez à faire. Il nous semblait indispensable que, dans une commission d'enquête sur l'indépendance de la justice, la voix des justiciables représentés par des associations soit entendue, car on oublie souvent les parties, dans le débat judiciaire. Cela nous tenait particulièrement à cœur. Merci !

La séance est levée à 16 heures 05.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Coralie Dubost, M. Didier Paris

Excusé. - M. Ian Boucard