Intervention de Corinne Morel

Réunion du mercredi 3 juin 2020 à 14h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Corinne Morel, présidente de l'association En quête de justice :

Nous vous remercions de nous auditionner pour porter la voix des justiciables, ce qui est assez rare. Notre association a été fondée fin 2013, pour défendre l'état de droit et l'égalité devant la loi, mais aussi lutter contre les dysfonctionnements judiciaires et les abus commis dans l'exercice de la justice. Or nous rencontrons de réelles difficultés pour accomplir notre mission, puisqu'en France, pourtant pays des droits de l'Homme, en l'absence de contre-pouvoir nous n'avons pas d'interlocuteur. Cela nous a d'ailleurs amenés à organiser devant l'ONU une plainte collective contre la France, réunissant 858 personnes. Nous avons été reçus à l'ONU, devant le Haut-commissariat aux droits de l'homme, fin novembre 2019.

Notre ligne est la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, la DDHC. Nous y sommes attachés au point de demander son affichage dans toutes les salles d'audience de tous les tribunaux. Cette proposition est soutenue par 226 parlementaires. L'objectif est que la justice française respecte ce texte qui rappelle une multitude de principes fondamentaux, à commencer par la liberté et l'égalité en droits.

Nous rencontrons régulièrement des atteintes à l'égalité devant la loi dans l'exercice de la justice. Or à chaque fois que nous interpellons un élu au sujet de dysfonctionnements judiciaires faisant échec à ce principe, conformément à notre rôle, on nous oppose l'indépendance de la justice et/ou la séparation des pouvoirs. Cette commission enquête sur les obstacles à l'indépendance de la justice, mais il nous paraît également important de parler des limites de cette indépendance. Sans cela, il pourrait arriver que l'on prenne pour un obstacle ce qui est de l'ordre d'une limite, et d'une saine limite. Car on ne saurait envisager une indépendance totale – laquelle, par glissement sémantique, devient du totalitarisme. La seule façon de parvenir à poser des limites à l'indépendance de la justice consiste à respecter la séparation des pouvoirs, sans l'instrumentaliser.

Pour revenir à l'esprit de la séparation des pouvoirs, permettez-moi de citer Montesquieu : « pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Qui arrête le pouvoir du juge ? Si l'élu ne peut pas intervenir quand le juge abuse de son pouvoir, qui peut le faire ? Nous ne demandons pas que l'élu intervienne dans le cours régulier de la justice. Il est bien évident que le juge doit pouvoir exercer sa fonction sans subir de pression, y compris politique. En contrepartie, le justiciable doit être protégé contre l'arbitraire. Or tel n'est pas le cas, puisqu'on nous oppose la séparation des pouvoirs, alors qu'en réalité, c'est en vertu de cette séparation que l'élu devrait intervenir. L'indépendance, comme la séparation des pouvoirs, n'est ni l'absence de contrôle ni l'autocontrôle, et encore moins la toute-puissance. Que le juge soit indépendant est une chose – et une bonne chose. Qu'il puisse abuser de son pouvoir en est une autre. L'indépendance exige donc des limites et des garde-fous. À cet effet, les conventions internationales sont très claires, puisqu'elles parlent toutes de tribunal « indépendant et impartial ». Ces deux termes sont systématiquement associés. En effet, l'indépendance sans l'impartialité est la porte ouverte à toutes les dérives.

Au nom de l'indépendance de la justice, le juge peut-il ignorer la loi, refuser les preuves irréfutables portées à sa connaissance, ajouter des conditions à la loi, ne pas respecter le principe du contradictoire ou rendre la preuve impossible à faire ? On nous répondra par la négative. Pourtant, dans la réalité, certains juges le font – par le biais d'usages ni prévus ni encadrés par la loi, notamment la jurisprudence et l'appréciation souveraine des juges du fond. C'est très problématique quand on sait que la démocratie, par principe, est le consentement. Or le peuple n'a jamais consenti à ces deux usages.

La jurisprudence s'oppose par nature à l'article 6 de la DDHC, selon lequel « la loi est l'expression de la volonté générale ». Et pour cause, la jurisprudence est l'expression de la volonté du juge. Le judiciaire empiète ainsi sur le législatif : le juge n'a aucune légitimité démocratique pour faire la loi. Autre problème, et non des moindres, la jurisprudence permet de créer un réseau de règles diverses et variées, souvent contradictoires entre elles et même avec la loi. Là encore, c'est contraire à la suite de l'article 6 de la DDHC, qui indique que « la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » – ce qui est impossible, avec la jurisprudence, du fait de la variabilité croissante des décisions de justice. Enfin, et c'est un danger que l'on ne peut ignorer, comme la jurisprudence permet au juge de changer ou de créer une règle à tout moment et en cours de procédure, ce qui est une violation de l'esprit de la loi – aucune loi ne peut être rétroactive –, nous ne sommes pas protégés du risque que soit créée une nouvelle jurisprudence pour favoriser une partie. Le principe de l'impartialité est alors contredit de facto. Les révolutionnaires souhaitaient la suppression de la jurisprudence, ce qui s'inscrivait pleinement dans l'esprit de l'abolition des privilèges, « privilège » signifiant loi privée. Car si le justiciable n'est pas jugé en fonction de la loi qui est la même pour tous, la justice ne peut pas être la même pour tous.

L'appréciation souveraine du juge du fond, quant à elle, est un concept créé par les juges, qui n'a jamais été voté, qui n'est pas encadré par la loi et qui peut entraîner de nombreuses dérives. Le juge doit contribuer à la manifestation de la vérité, mais certainement pas l'entraver. On attend de lui une appréciation objective, raisonnable et vérifiable, de sorte que tout le monde puisse comprendre les décisions de justice. Pourtant, de nombreux justiciables ne comprennent pas les décisions rendues, car nous sommes en plein obscurantisme judiciaire. En effet, l'appréciation souveraine des juges du fond offre à ces derniers la possibilité d'écarter des pièces, arguments et faits, sans avoir à s'en expliquer et sans le justifier. Or l'on comprend bien que si l'on écarte les pièces, les faits ou les arguments qui apportent la preuve d'un préjudice, il est impossible d'obtenir justice. Les organes de contrôle que sont la Cour de cassation et le Conseil d'État se retranchent derrière l'appréciation souveraine des juges pour écarter des pourvois ou ne pas annuler des décisions pourtant entachées d'irrégularités.

En somme, par la jurisprudence, le juge peut ajouter une condition à la loi et demander une preuve qui n'est pas prévue par cette dernière. C'est le problème de l'inversion de la charge de la preuve, dont les victimes se plaignent souvent. En outre, par son appréciation souveraine, il peut écarter tous les éléments de preuve, même ceux qui prouvent indiscutablement la réalité d'un fait, sans avoir à s'en expliquer. Qui plus est, les pouvoirs de contrôle approuvent et même cautionnent ces procédés, et le politique n'intervient pas, alors même que nous sommes en présence d'une violation manifeste de l'article 5 de la DDHC, qui prévoit que « nul ne peut être contraint à faire ce que la loi n'ordonne pas », et du principe d'impartialité du tribunal rappelé par les conventions internationales.

Plus grave encore, le justiciable n'est pas informé en amont de ces méthodes, puisque le politique affirme constamment que nous sommes dans un État de droit, que personne n'est au-dessus des droits et que la France garantit à chacun l'égalité devant la loi, l'impartialité des tribunaux et la sécurité juridique. Ainsi, quand il a affaire à ces usages, il se sent totalement trompé, pour ne pas dire trahi. Et si ces usages entraînent des dysfonctionnements judiciaires majeurs, le justiciable est entièrement abandonné par l'État et le piège se referme sur lui : à partir de là, on lui opposera sans cesse l'autorité de la chose jugée et l'indépendance de la justice ou la séparation des pouvoirs.

En réalité, dans une démocratie – j'espère que c'est le cas dans la nôtre –, on ne doit pouvoir priver personne, arbitrairement ou abusivement, de ses droits fondamentaux. Pour nous en prémunir, toute démocratie exige que l'indépendance de la justice ait pour limites strictes la loi, les textes constitutionnels et les conventions internationales. Peu nous importe d'avoir des droits sur le papier, nous voulons des droits dans la réalité. Pour que tel soit le cas, le politique doit s'assurer que le juge ne peut pas faire échec à l'application de la loi. C'est le travail de l'élu. C'est la raison pour laquelle nous ne comprenons pas que la France utilise l'indépendance de la justice ou la séparation des pouvoirs pour ne pas intervenir en cas d'abus. Ce faisant, elle est fautive. Le rôle du politique est de nous protéger des abus potentiellement commis par l'institution judiciaire. L'élu ne peut donc pas considérer théoriquement, comme il le fait, que la justice fonctionne bien, sans aller s'en assurer. Or il ne s'en assure jamais, puisqu'il nous oppose sans cesse qu'il ne peut pas regarder comment la justice est rendue.

Je ne citerai qu'un seul exemple : l'incapacité de la France à lutter contre les violences faites aux femmes, alors même que tout l'arsenal législatif existe. Au lieu d'aller voir sur le terrain si le problème ne vient pas des procureurs qui classent sans suite ou des tribunaux qui font échec à l'application de la loi, le politique ajoute systématiquement de la loi à la loi. Sur le papier, nous avons donc plein de droits et nous sommes bien protégés. Mais il ne suffit pas d'avoir des droits sur le papier : nous les voulons dans la réalité.

Parler de l'indépendance de la justice est une bonne chose. Mais nous voulons aussi aborder celle de l'élu. En effet, telle qu'elle nous est présentée, l'indépendance de la justice est unilatérale. Quid de l'indépendance de l'élu ? Lui aussi doit pouvoir travailler de façon indépendante. Certes, le politique ne doit pas tenir la main du juge. Mais celui-ci ne doit pas non plus tenir la main de l'élu.

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