L'idéal est d'avoir une indépendance de la justice. Tout le monde le souhaite dans un système démocratique. Il s'agit d'un problème délicat à plusieurs titres : du fait tout d'abord de la complexité du système judiciaire, qui s'est construit « de bric et de broc » depuis des années – carte judiciaire, dyarchie. Interfère dans le système judiciaire un ensemble d'intérêts et de points de vue ou de conceptions extrêmement hétérogène. Cela a été d'ailleurs la grande difficulté du groupe de travail. Les participants au groupe ont eu beaucoup de mérite à accepter de discuter calmement et de façon non idéologique de ces questions.
La remise en ordre de ce système hétérogène constitue un fil rouge important. La carte judiciaire est assez floue – chevauchements, BOP à cheval sur deux régions, etc. C'est invraisemblable ! On y perd son latin. Le premier élément de ce fil rouge est d'harmoniser le système sur les plans territorial et fonctionnel. Il existe en effet des services administratifs régionaux (SAR) et des délégations interrégionales. Tout cela fait désordre, c'est mon sentiment personnel.
Le deuxième élément du fil rouge, c'est la sécurisation des crédits. Il se pose ici un vrai problème, que les présidents de juridiction que vous avez auditionnés ont certainement soulevé. Immédiatement, une partie de leurs crédits est gelée, ce qui n'est pas vrai pour les pouvoirs publics ni pour les juridictions administratives ou financières. Même si la réserve de précaution a été limitée par la dernière loi de programmation des finances publiques, ce problème demeure. Comment peut-on demander à des gens de gérer correctement s'ils n'ont pas une sécurité sur leurs crédits, s'ils sont gelés soudainement, ou annulés, ou si des dotations complémentaires arrivent en fin d'année ? Cela aussi fait désordre. L'autonomie de gestion n'est pas au rendez-vous.
Un important effort est à mener en matière de sécurisation. Cette sécurisation ne concerne pas seulement la décision – j'ai mentionné plus haut une loi de programmation qui porterait sur les finances de l'autorité judiciaire et particulièrement de la justice judiciaire, et non sur le financement de la justice dans son ensemble. Il faut aussi une sécurisation de l'autonomie de la gestion. Il faut sécuriser la capacité de gestion de ces gestionnaires, par des instruments efficaces et par une formation. On n'est pas sécurisé si on ne sait pas utiliser les instruments de gestion dont on dispose.
J'ai travaillé pendant des années au ministère de l'économie et des finances pendant mes études. Si je n'avais pas été formé pour telle ou telle action que l'on me demandait de mener, j'aurais été dans l'insécurité la plus totale. Je n'aurais pas fait mon travail, j'aurais fait le gros dos, et rien ne se serait passé ! S'il s'agissait de réformes, les réformes ne seraient jamais passées. Je peux vous le dire donc non seulement en tant qu'universitaire mais aussi en tant qu'ancien fonctionnaire d'un ministère : la formation est importante. Elle est un élément stratégique. On la met toujours au second rang. Or il s'agit d'un élément stratégique au même titre que beaucoup d'autres.
Il faut donc une sécurisation et une remise en ordre du système. Il faut également aller plus loin dans l'autonomie de décision concernant l'allocation des crédits. C'est là qu'un lieu de participation serait utile. Il s'agirait du dialogue de décision que j'ai mentionné précédemment entre le ministère et les magistrats représentés par la conférence ou le CSM – tout ceci est à discuter.
Vous m'avez demandé quel était le niveau de crédits requis pour la justice. Là encore, il s'agit d'une question de méthode. On ne peut pas répondre à cette question ! Je ne peux pas vous répondre en me référant, par exemple, à l'augmentation des crédits proposée dans le cadre de la loi de programmation, pour proposer 3 à 4 % d'augmentation. Ce serait malhonnête de ma part. Vous ne pouvez pas dire que « tant » de crédits sont nécessaires à l'administration de la justice. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il ne faut pas les augmenter ! Il faut d'abord mener une étude très sérieuse sur tous les besoins de la justice. Or ce travail ne peut être mené par une commission. C'est un travail de professionnel, qui requiert à mon sens une année pour pouvoir aboutir à un diagnostic solide et à des propositions sérieuses. Ce milieu est trop compliqué pour que l'on puisse produire une estimation « à la louche » et dire « il faut tant ». C'est impossible. Je ne peux pas répondre à votre question de cette façon. Je ne serais pas honnête si je le faisais.
Je peux vous recommander en revanche de conduire une étude, qui prendra probablement du temps. Il n'est pas utile de monter une énième commission sur le sujet. Il existe déjà des propositions, qui sont celles du groupe de travail, mais il manque une étude de fond permettant de mettre à plat les besoins de la justice.
Mon avis personnel est qu'il faut aller plus loin. L'idéal serait le conseil de justice. Toutefois, cela soulève un problème analogue à celui qui se pose entre partisans de la décentralisation et partisans de la recentralisation. Les uns disent qu'une trop grande décentralisation ouvrirait une boîte de Pandore et risquerait de faire éclater le système, les autres objectent que la recentralisation prive les collectivités territoriales de toute autonomie et les empêche de répondre correctement aux problèmes immédiats – car on sait bien que plus on est proche des problèmes, mieux on les résout. Il faut arriver à trouver un compromis entre ces deux positions. Je ne crois pas que l'on puisse affirmer qu'une indépendance financière totale est nécessaire. L'indépendance financière implique des ressources entièrement propres. Il faut assumer cela. Or je ne crois pas que la justice puisse le faire. Je ne crois pas que l'État puisse laisser ceci se produire.
Il vaut peut-être mieux d'abord consolider la base, commencer à introduire des éléments de participation dans le système, pour éventuellement mener d'autres évolutions plus tard. Nous fonctionnons avec de la pâte humaine, il ne s'agit pas d'un système scientifique – bien que même les systèmes scientifiques soient pleins d'incertitudes. La science n'est jamais tout à fait exacte. C'est encore plus vrai avec les sciences humaines.