Nous sommes ravis d'être auditionnés par la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Même si je ne suis pas toujours d'accord avec le vice-président Lasserre, je le rejoins pour dire que la Constitution ne connaît pas le pouvoir judiciaire.
Nous souhaitons, pour notre part, exposer le caractère inachevé de l'indépendance de la juridiction administrative et aborder ce que pourraient être des axes d'amélioration.
La première difficulté, qui constitue un axe de progression, est l'absence de constitutionnalisation de la juridiction administrative. Les fondements constitutionnels de la juridiction administrative sont particulièrement fragiles, ce qui constitue une exception parmi les États du Conseil de l'Europe. La juridiction administrative n'est protégée que par deux décisions du Conseil constitutionnel, l'une portant sur la validation des actes administratifs, l'autre, sur le Conseil de la concurrence. Le Conseil d'État est mentionné à plusieurs reprises dans cette jurisprudence, soit au titre de conseil du Gouvernement, l'un de ses principaux rôles, soit comme filtre sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cela reste insuffisant.
Nous considérons qu'il est indispensable d'inscrire dans la Constitution la juridiction administrative, en tout cas son existence et son socle de compétence minimum, en laissant au législateur le soin d'aménager les règles de compétences.
Le statut des magistrats administratifs est au milieu du gué. La loi du 12 mars 2012 a franchi une première étape en reconnaissant expressément la qualité de magistrat aux membres des tribunaux administratifs (TA) et des cours administratives d'appel (CAA). Elle faisait suite à un débat doctrinal intéressant, tranché depuis longtemps en interne. Mais cette première étape reste insuffisante, notamment parce que toutes les garanties essentielles du statut de magistrat relèvent de la loi ordinaire, voire de décisions réglementaires du ministre ou du vice-président du Conseil d'État. Pour nous, les éléments du statut de magistrat administratif, notamment l'indépendance et l'impartialité, devraient relever d'une loi organique.
La situation nous semble aggravée par l'insuffisante évolution du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (CSTA). Le CSTA est composé de trois collèges, constitués numériquement de telle sorte que le Conseil d'État dispose d'une majorité systémique. Il n'est pas paritaire et les personnalités qualifiées qui y sont nommées ont une tendance naturelle à se ranger du côté du gestionnaire plutôt que du côté des magistrats administratifs. Certes, c'est le jeu, mais nous l'avons profondément regretté quand, sur certains sujets, nous aurions pu arracher un avis négatif. S'ajoute à cette absence de parité, le fait que le Conseil supérieur ne dispose ni d'une administration ni d'un budget. C'est le Conseil d'État qui prépare l'intégralité de ses délibérations et de ses travaux, ce qui complique le travail des représentants élus des magistrats.
L'ordonnance statutaire de 2016 a apporté plusieurs éléments bienvenus. D'abord, elle a étendu les compétences du Conseil supérieur, qui est désormais compétent pour établir directement un certain nombre de décisions, notamment en matière d'avancement. Ensuite, le Conseil supérieur est devenu l'instance disciplinaire de droit de commun des magistrats administratifs. Enfin, un règlement intérieur du CSTA a permis de rationaliser le travail préparatoire de ses membres élus du point de vue de la communication des documents – pendant longtemps, les propositions sur les situations individuelles arrivaient le vendredi soir pour un avis à livrer le mardi matin. Reste la question des textes, projets de loi ou projets de décrets que prépare le Gouvernement, qui parviennent tardivement, mais nous connaissons les difficultés du travail législatif et du calendrier qu'il impose.
J'aborderai d'un mot la mission sur la haute fonction publique, présidée par Frédéric Thiriez. L'idée de faire d'un Institut des hautes études du service public (IHESP), une sorte d'École de guerre qui serait un passage obligé pour l'accès aux fonctions de chef de juridiction nous pose un problème de principe. Actuellement, le cycle de préparation aux fonctions de chef de juridiction n'est une condition ni nécessaire ni suffisante. Le Conseil d'État joue le jeu, et sont nommés des magistrats qui soit n'ont pas besoin de passer par ce cycle, soit qui y sont passés mais dans une proportion acceptable. Selon nous, le CSTA doit absolument conserver ses compétences de nomination des chefs de juridiction, dans la mesure où il émet un avis conforme aux décisions des présidents de tribunaux administratifs et un avis simple aux décisions de nomination des présidents de cours administratives d'appel ; pendant longtemps, il n'a émis aucun avis au motif que le choix s'opérait entre des membres du Conseil d'État.
Monsieur le président, vous nous avez fait prêter serment. Vous savez que les magistrats administratifs ne prêtent pas serment et ne revêtent pas non plus la robe dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles. Il s'agit d'une revendication commune des deux syndicats de magistrats.
Le statut du greffe est un héritage du passé des juridictions administratives, ce qui explique qu'il est encore rattaché au ministère de l'intérieur. Par une convention de gestion, le Conseil d'État détient certes de larges prérogatives sur sa gestion, mais il reste que ce sont des agents de préfecture ou, pour l'administration parisienne, ceux de l'administration centrale qui exercent ces fonctions. Or le ministère de l'intérieur est le principal défendeur devant la juridiction administrative, notamment en raison du contentieux des étrangers. En termes d'image, ce point pourrait faire l'objet d'une correction.
J'en viens aux rôles du Conseil d'État et à la dualité des corps.
Le vice-président, après avoir déclaré devant la commission d'enquête que la fusion des corps des magistrats et des membres n'était pas demandée, a toutefois fini par admettre qu'elle n'était pas demandée par les membres du Conseil d'État. Je puis vous garantir qu'elle l'est par les magistrats administratifs, non sur les fonctions de conseil actuellement dévolues au Conseil d'État mais sur les fonctions juridictionnelles.
Les magistrats administratifs sont tout simplement privés de l'accès aux fonctions de juge de cassation, ce qui est une situation unique en Europe. Le Conseil d'État argue qu'il promeut 2,5 magistrats par an dans le cadre d'une sorte de faux tour extérieur, mais cela reste insuffisant, dans la mesure où cela implique pour les magistrats de changer de carrière. Suite à une telle nomination, on n'est plus magistrat administratif ; on devient membre du Conseil d'État, avec les exigences associées de dérouler une carrière de membre du Conseil d'État comprenant des affectations en section administrative et une obligation statutaire de mobilité. Ce n'est pas là une carrière de magistrat administratif alors que le Conseil constitutionnel a déclaré que la France devait, pour l'essentiel, se doter d'une magistrature de carrière.
Nous éprouvons une autre difficulté vis-à-vis du cumul des fonctions du Conseil d'État, au nombre de quatre. La fonction d'étude ne pose pas de problème, mais il en va différemment du cumul de la fonction de gestion, de la fonction de juge et de la fonction de conseil.
S'agissant spécifiquement des magistrats administratifs, le Conseil d'État prépare les textes ou demande au ministère de la justice de les préparer. En tant que conseiller du Gouvernement, il les étudie et, en tant que juge, en apprécie la légalité, à la fois sur les situations individuelles des magistrats et sur les conflits collectifs. Je note que ni le SJA ni l'USMA n'ont, depuis longtemps, gagné de conflit collectif devant le Conseil d'État, ce qui est dommage.
Nous avons remis une contribution écrite aux travaux de la commission, qui contient six propositions afin de répondre aux difficultés que nous avons soulevées.