La séance est ouverte à 11 heures 10.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La Commission d'enquête entend, à l'occasion d'une table ronde, des représentants de syndicats de magistrats administratifs :
- M. Robin Mulot, président du Syndicat de la juridiction administrative, Mme Gabrielle Maubon, secrétaire générale, et M. Yann Livernais, ancien vice-président et membre du conseil syndical ;
- Mme Ophélie Thielen, secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats administratifs, et M. Emmanuel Laforêt, membre du conseil syndical.
En complément de la voix des magistrats judiciaires, il nous semblait important d'entendre celle des juridictions administratives. Nous avons d'ailleurs auditionné des membres du Conseil d'État.
Avant de vous céder, mesdames, messieurs, la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Robin Mulot, Mme Gabrielle Maubon, M. Yann Livernais, Mme Ophélie Thielen et M. Emmanuel Laforêt prêtent successivement serment.)
Nous sommes ravis d'être auditionnés par la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Même si je ne suis pas toujours d'accord avec le vice-président Lasserre, je le rejoins pour dire que la Constitution ne connaît pas le pouvoir judiciaire.
Nous souhaitons, pour notre part, exposer le caractère inachevé de l'indépendance de la juridiction administrative et aborder ce que pourraient être des axes d'amélioration.
La première difficulté, qui constitue un axe de progression, est l'absence de constitutionnalisation de la juridiction administrative. Les fondements constitutionnels de la juridiction administrative sont particulièrement fragiles, ce qui constitue une exception parmi les États du Conseil de l'Europe. La juridiction administrative n'est protégée que par deux décisions du Conseil constitutionnel, l'une portant sur la validation des actes administratifs, l'autre, sur le Conseil de la concurrence. Le Conseil d'État est mentionné à plusieurs reprises dans cette jurisprudence, soit au titre de conseil du Gouvernement, l'un de ses principaux rôles, soit comme filtre sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cela reste insuffisant.
Nous considérons qu'il est indispensable d'inscrire dans la Constitution la juridiction administrative, en tout cas son existence et son socle de compétence minimum, en laissant au législateur le soin d'aménager les règles de compétences.
Le statut des magistrats administratifs est au milieu du gué. La loi du 12 mars 2012 a franchi une première étape en reconnaissant expressément la qualité de magistrat aux membres des tribunaux administratifs (TA) et des cours administratives d'appel (CAA). Elle faisait suite à un débat doctrinal intéressant, tranché depuis longtemps en interne. Mais cette première étape reste insuffisante, notamment parce que toutes les garanties essentielles du statut de magistrat relèvent de la loi ordinaire, voire de décisions réglementaires du ministre ou du vice-président du Conseil d'État. Pour nous, les éléments du statut de magistrat administratif, notamment l'indépendance et l'impartialité, devraient relever d'une loi organique.
La situation nous semble aggravée par l'insuffisante évolution du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (CSTA). Le CSTA est composé de trois collèges, constitués numériquement de telle sorte que le Conseil d'État dispose d'une majorité systémique. Il n'est pas paritaire et les personnalités qualifiées qui y sont nommées ont une tendance naturelle à se ranger du côté du gestionnaire plutôt que du côté des magistrats administratifs. Certes, c'est le jeu, mais nous l'avons profondément regretté quand, sur certains sujets, nous aurions pu arracher un avis négatif. S'ajoute à cette absence de parité, le fait que le Conseil supérieur ne dispose ni d'une administration ni d'un budget. C'est le Conseil d'État qui prépare l'intégralité de ses délibérations et de ses travaux, ce qui complique le travail des représentants élus des magistrats.
L'ordonnance statutaire de 2016 a apporté plusieurs éléments bienvenus. D'abord, elle a étendu les compétences du Conseil supérieur, qui est désormais compétent pour établir directement un certain nombre de décisions, notamment en matière d'avancement. Ensuite, le Conseil supérieur est devenu l'instance disciplinaire de droit de commun des magistrats administratifs. Enfin, un règlement intérieur du CSTA a permis de rationaliser le travail préparatoire de ses membres élus du point de vue de la communication des documents – pendant longtemps, les propositions sur les situations individuelles arrivaient le vendredi soir pour un avis à livrer le mardi matin. Reste la question des textes, projets de loi ou projets de décrets que prépare le Gouvernement, qui parviennent tardivement, mais nous connaissons les difficultés du travail législatif et du calendrier qu'il impose.
J'aborderai d'un mot la mission sur la haute fonction publique, présidée par Frédéric Thiriez. L'idée de faire d'un Institut des hautes études du service public (IHESP), une sorte d'École de guerre qui serait un passage obligé pour l'accès aux fonctions de chef de juridiction nous pose un problème de principe. Actuellement, le cycle de préparation aux fonctions de chef de juridiction n'est une condition ni nécessaire ni suffisante. Le Conseil d'État joue le jeu, et sont nommés des magistrats qui soit n'ont pas besoin de passer par ce cycle, soit qui y sont passés mais dans une proportion acceptable. Selon nous, le CSTA doit absolument conserver ses compétences de nomination des chefs de juridiction, dans la mesure où il émet un avis conforme aux décisions des présidents de tribunaux administratifs et un avis simple aux décisions de nomination des présidents de cours administratives d'appel ; pendant longtemps, il n'a émis aucun avis au motif que le choix s'opérait entre des membres du Conseil d'État.
Monsieur le président, vous nous avez fait prêter serment. Vous savez que les magistrats administratifs ne prêtent pas serment et ne revêtent pas non plus la robe dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles. Il s'agit d'une revendication commune des deux syndicats de magistrats.
Le statut du greffe est un héritage du passé des juridictions administratives, ce qui explique qu'il est encore rattaché au ministère de l'intérieur. Par une convention de gestion, le Conseil d'État détient certes de larges prérogatives sur sa gestion, mais il reste que ce sont des agents de préfecture ou, pour l'administration parisienne, ceux de l'administration centrale qui exercent ces fonctions. Or le ministère de l'intérieur est le principal défendeur devant la juridiction administrative, notamment en raison du contentieux des étrangers. En termes d'image, ce point pourrait faire l'objet d'une correction.
J'en viens aux rôles du Conseil d'État et à la dualité des corps.
Le vice-président, après avoir déclaré devant la commission d'enquête que la fusion des corps des magistrats et des membres n'était pas demandée, a toutefois fini par admettre qu'elle n'était pas demandée par les membres du Conseil d'État. Je puis vous garantir qu'elle l'est par les magistrats administratifs, non sur les fonctions de conseil actuellement dévolues au Conseil d'État mais sur les fonctions juridictionnelles.
Les magistrats administratifs sont tout simplement privés de l'accès aux fonctions de juge de cassation, ce qui est une situation unique en Europe. Le Conseil d'État argue qu'il promeut 2,5 magistrats par an dans le cadre d'une sorte de faux tour extérieur, mais cela reste insuffisant, dans la mesure où cela implique pour les magistrats de changer de carrière. Suite à une telle nomination, on n'est plus magistrat administratif ; on devient membre du Conseil d'État, avec les exigences associées de dérouler une carrière de membre du Conseil d'État comprenant des affectations en section administrative et une obligation statutaire de mobilité. Ce n'est pas là une carrière de magistrat administratif alors que le Conseil constitutionnel a déclaré que la France devait, pour l'essentiel, se doter d'une magistrature de carrière.
Nous éprouvons une autre difficulté vis-à-vis du cumul des fonctions du Conseil d'État, au nombre de quatre. La fonction d'étude ne pose pas de problème, mais il en va différemment du cumul de la fonction de gestion, de la fonction de juge et de la fonction de conseil.
S'agissant spécifiquement des magistrats administratifs, le Conseil d'État prépare les textes ou demande au ministère de la justice de les préparer. En tant que conseiller du Gouvernement, il les étudie et, en tant que juge, en apprécie la légalité, à la fois sur les situations individuelles des magistrats et sur les conflits collectifs. Je note que ni le SJA ni l'USMA n'ont, depuis longtemps, gagné de conflit collectif devant le Conseil d'État, ce qui est dommage.
Nous avons remis une contribution écrite aux travaux de la commission, qui contient six propositions afin de répondre aux difficultés que nous avons soulevées.
Permettez-moi de présenter les excuses d'Olivier di Candia, président de l'USMA, qui doit assurer, en ces temps de reprise d'activité, des fonctions juridictionnelles.
L'USMA partage l'intégralité de la déclaration du SJA. Aussi reviendrai-je, parmi les points évoqués, sur ceux pour lesquels l'USMA a été précurseur.
L'USMA a été créée en 1986 pour revendiquer le corps unique de la première instance à la cassation, et la possibilité pour les magistrats administratifs – le terme n'était alors pas encore reconnu dans les textes – de bénéficier des attributs classiques de la fonction de juger : la prestation de serment et le port de la robe. En découlait la revendication d'un statut inscrit dans le texte de la Constitution et non plus seulement reconnu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Nous avons été rejoints par la SJA sur ces sujets.
De même que la justice doit être rendue au vu et au su de tous, l'indépendance et l'impartialité du juge, valeurs fondatrices de la fonction de juger, doivent être vécues par les magistrats mais aussi vues par les justiciables. L'indépendance résulte de garanties statutaires entourant les magistrats, ceux-ci devant être à l'abri des pressions et des menaces susceptibles de peser sur leur faculté de juger en toute impartialité et indépendance. L'impartialité du juge se définit comme l'absence de préjugé ou de parti pris sur le dossier contentieux qui lui est soumis, et comporte une dimension subjective et une dimension objective. La première consiste à rechercher si, au cas d'espèce, le juge dispose de liens privilégiés avec une partie attestant d'une conviction personnelle ou d'un comportement relevant d'un préjugé. En l'occurrence, de tels manquements n'existent pas ou exceptionnellement, en tout cas dans la juridiction administrative. En revanche, ce sont son statut même et la manière dont il agit auprès des justiciables qui apportent les garanties d'impartialité objective, c'est-à-dire la certitude que le magistrat est impartial et indépendant.
Le juge administratif reste à la recherche de garanties statutaires en termes d'indépendance, dans la mesure où l'indépendance du magistrat administratif et son existence même ne sont pas inscrites dans le texte de la Constitution. Elles ne résultent que de principes, certes de valeur constitutionnelle, mais dégagés par le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence. C'est une spécificité française au sein des États membres du Conseil de l'Europe. Dans tous les pays qui connaissent une dualité des ordres juridictionnels, les constitutions reconnaissent l'existence et l'indépendance de la juridiction administrative dans son ensemble. En France, le Conseil d'État n'existe qu'à travers certaines fonctions qui, excepté le filtre de la QPC, ne sont pas juridictionnelles, alors même que les tribunaux administratifs sont la première voie de transmission au Conseil d'État.
Nous ne réclamons pas la constitutionnalisation du Conseil d'État, mais celle de l'ordre juridictionnel administratif en son entier. Nous rappelons qu'à ce titre, une proposition de la loi constitutionnelle, déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale en février 2018, est toujours pendante.
Les membres du corps des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel sont certes des magistrats, mais la reconnaissance du statut est uniquement législative. Les membres du Conseil d'État ne revendiquent absolument pas ce statut de magistrat administratif, voire le refusent. C'est le refus de ceux-là qu'a exprimé le vice-président du Conseil d'État en indiquant devant la commission d'enquête que les membres du Conseil ne demandaient pas la fusion en un corps unique de la première instance à la cassation, composé de magistrats de carrière ; les membres du corps des tribunaux administratifs d'appel, dans leur majorité, réclament bien un corps unique, une revendication portée et défendue par les deux organisations syndicales des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel. Cela n'exclut nullement que les membres du Conseil d'État, notamment de la fonction juridictionnelle, disposent de garanties d'indépendance, d'impartialité, d'inamovibilité, mais ce sont là des garanties qui ne sont, pour la plupart, que coutumières, et pour certains dispositifs, réglementaires. Mais que je sache, la loi prime encore sur la coutume !
La jurisprudence du Conseil d'État reste très ambiguë sur le statut du magistrat administratif. Dans son arrêt du 21 février 2014 M. Marc-Antoine, le Conseil d'État réaffirme sa position traditionnelle et juge que les magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel ne sont pas des magistrats au sens de l'article 64 de la Constitution mais bien des fonctionnaires de l'État pour lesquels l'article 34 de la Constitution ne réserve au législateur que la définition des garanties fondamentales. Cette décision soulève la question de la position du Conseil d'État, le requérant ayant la particularité d'être magistrat administratif. La position de juge et le statut des magistrats administratifs peuvent soulever des difficultés, dans la mesure où une même institution, composée de personnes physiques différentes à tous les stades de la procédure, rédige les textes, en sollicite l'application et juge en dernier ressort.
La revendication d'un corps unique ne concernant que la fonction juridictionnelle du Conseil d'État, elle soulève la question d'une scission. Un corps unique conduirait nécessairement à la fin de la dualité fonctionnelle du Conseil d'État, à la fois conseil du Gouvernement et juge suprême de la juridiction administrative, à laquelle lui-même est très attaché.
La gestion des magistrats administratifs par le Conseil d'État est en cours d'évolution. La garantie de l'impartialité et de l'indépendance passe par le statut et par le fait que le juge administratif est issu de l'administration. Celui-ci reste attaché à cette particularité et n'en revendique pas la fin, même si, lorsqu'ils intègrent le corps des tribunaux administratifs et des cours, les magistrats administratifs quittent l'administration – temporairement pour ceux qui, sont en détachement, ont vocation à repartir dans leur administration d'origine. Cette provenance donne au magistrat administratif la responsabilité de garantir une totale indépendance et impartialité à l'égard de son principal justiciable qu'est l'administration. De fait, selon les contentieux, il y a toujours une administration en demande ou en défense. À ce titre, nous partageons les réticences exposées par Robin Mulot sur les propositions de la mission Thiriez, notamment celle de remettre en cause les modes de recrutement des magistrats administratifs, et partant, l'équilibre qui a été trouvé au sein du corps, des formations de jugement et des juridictions.
L'indépendance réelle des magistrats passe aussi par la réalité de la collégialité au sein des formations de jugement. Bien que de plus en plus de décisions relèvent de magistrats statuant seuls, la collégialité permet à chacun d'exprimer son opinion et de limiter le risque de juger selon ses convictions personnelles. Les propositions visant à rendre uniforme et unique l'accès à la juridiction administrative risquent de toucher à l'indépendance et à l'impartialité des magistrats.
Se pose également la question du déroulement de carrière puisque les chefs de juridiction sont tous des magistrats dont la carrière a progressé, pour l'essentiel, dans la juridiction administrative. Cela doit perdurer, comme doivent perdurer et être renforcées les prérogatives du Conseil supérieur des tribunaux administratifs dont nous espérons qu'il devienne, un jour, le Conseil supérieur de la magistrature administrative.
Nous souhaitons que ce conseil acquière une réelle maîtrise de la progression de carrière des magistrats. À cet égard, l'USMA est très mobilisée contre une tendance actuelle du Conseil d'État gestionnaire à privilégier, semble-t-il, l'inscription au tableau d'avancement au grade de président les magistrats ayant eu une expérience dans l'administration centrale, au détriment, à mérites et statuts égaux, de magistrats ayant effectué d'autres mobilités dans les magistratures judiciaire ou financière, ou en cours administratives d'appel – dérogation à l'obligation de mobilité statutaire qui avait été ouverte pour pallier les difficultés de mobilité en région. Le Conseil d'État tend à privilégier des magistrats qui auront connu des parcours en administration centrale et assuré des fonctions d'encadrement. Un recours contentieux est pendant ; nous verrons si nous parviendrons à rompre la pratique qui aboutit systématiquement au rejet de nos recours.
Une autre manière de garantir l'indépendance et l'impartialité est le port de la robe, qui permet au magistrat d'incarner une fonction devant le justiciable. C'est là, avec le statut constitutionnel, la revendication première de l'USMA. Le débat est à nouveau ouvert, ce point ayant été inscrit à l'ordre du jour du CSTA en février dernier et le sera à nouveau à l'automne.
Le vice-président a rappelé que la juridiction administrative était née de la volonté de séparer les pouvoirs, notamment d'empêcher que le juge interfère avec la fonction d'administrer. Même si les juges administratifs restent viscéralement attachés à leurs spécificités et à leurs liens originels avec l'administration, il nous semble nécessaire de renforcer les garanties afin que les fonctions administratives ne soient pas perçues comme interférant avec la fonction de juger.
J'ai souri en entendant l'allusion que vous avez faite au droit coutumier, car je l'ai également entendue de la part du vice-président et en ai été fort surpris.
Parmi les apparences de l'indépendance de la magistrature judiciaire figure le fait d'être passé par une école unique. Un modèle identique d'école de la magistrature administrative est-il à exclure ? Ne devrait-on entrer dans la magistrature administrative qu'en étant passé par une école commune avec les futurs fonctionnaires d'autres administrations ? Le passage dans l'administration avant d'être magistrat administratif vous paraît-il important et utile ?
Quelles garanties seraient susceptibles d'éviter des allers-retours qui pourraient rendre les apparences préjudiciables aux magistrats administratifs ?
La formation commune avec d'autres hauts fonctionnaires (à l'ENA) ne concerne qu'entre 10 % et 15 % des magistrats administratifs de chaque promotion. Elle ne pose aucune difficulté d'indépendance et permet, au contraire, d'acquérir une connaissance de l'administration, la connaissance n'étant ni la connivence ni la complaisance. Les magistrats administratifs de retour de mobilité ne sont pas forcément plus complaisants vis-à-vis de l'administration.
Ceux des magistrats qui sont directement issus du concours spécifique sont autant une richesse que ceux qui arrivent par le tour extérieur après avoir été attachés de la fonction publique ou issus d'autres horizons professionnels. Quand ils rentrent dans le corps avec un statut adéquat et une culture de l'indépendance, qui existe, il n'y a aucune difficulté pour nous.
La question des allers-retours dans l'administration se pose moins pour les magistrats administratifs que pour les membres du Conseil d'État. Ils sont moins nombreux dans les cabinets et aucun d'eux n'exerce des fonctions de directeur de cabinet, comme peuvent le faire un certain nombre de membres du Conseil d'État. D'ailleurs, le terme d'allers-retours n'est pas adéquat, pour les magistrats administratifs, s'agissant de l'obligation statutaire de mobilité que beaucoup remplissent en servant deux à quatre ans dans un service de l'administration centrale ou déconcentrée, en étant sous-préfet ou en dirigeant une structure, pour se frotter à la prise de décision, à la prise de risque et à la conduite d'une politique publique. Lorsqu'ils reviennent dans un tribunal administratif, toutes les garanties d'indépendance, d'impartialité et de déport sont réunies. Un régime d'incompatibilité, d'ailleurs assez sévère, permet d'éviter des difficultés qui sont extrêmement rares. Nous avons la même impression que celle dont vous a fait part Jean-Denis Combrexelle : dans le doute, on se déporte. Cette pratique du déport est antérieure à la charte de déontologie et aux déclarations d'intérêt, et est susceptible d'être mise en œuvre en cas de problème.
Nous sommes plus inquiets de la proposition de Frédéric Thiriez d'un passage par « l'École de guerre » en milieu de carrière, au moment où les destinées peuvent se jouer au regard de l'accession à des fonctions de chef de juridiction. Là peuvent se poser de vraies questions sur l'indépendance, sur le rôle que doit jouer le Conseil supérieur dans le choix des nominations importantes. Dans le cadre de la campagne électorale interne, nous avions produit un petit dessin humoristique montrant Frédéric Thiriez remettant son rapport à Emmanuel Macron en disant : « On voulait mettre des sous-préfets à la tête des tribunaux administratifs, mais les syndicats ne semblent pas d'accord ! » L'idée qui sous-tendait cette caricature était d'éviter à tout prix ce passage par « l'École de guerre », qui serait à la discrétion du Gouvernement et qui conduirait à ce que des chefs de juridiction puissent ne pas être des magistrats de carrière. Là, nous aurions un vrai problème d'indépendance.
Pourrait-on imaginer une norme de formation continue selon laquelle un magistrat qui serait nommé chef de juridiction prendrait son poste de façon différée, après une période de formation continue obligatoire de six mois ou un an ? Deux questions s'en trouveraient réglées à la fois : la nomination, sur avis du Conseil supérieur, serait décorrélée de celle de la formation ou du bagage antérieur ; la garantie serait acquise que tout le monde passerait par la formation continue à la fonction de chef de juridiction administrative, qui est différente de l'instruction d'affaires ou de la fonction de sous-préfet. Je crois aux vertus de la formation continue.
Du fait que la plupart des chefs de juridiction ont été en responsabilité dans l'administration, la question se pose peut-être moins que pour les magistrats de l'ordre judiciaire. Il apparaît que, pour les aspects budgétaires et de gestion des tribunaux, une montée en compétences est a priori nécessaire.
Je ne suis pas sûr que la question se pose dans les mêmes termes. Dès les auditions de la mission Thiriez, nous avions évoqué l'idée que le cycle de préparation aux fonctions de chef de juridiction – qui existe – comprenne des modules de formation communs avec « l'École de guerre ». Cela ne nous choquerait pas, par exemple, pour des matières strictement budgétaires. En revanche, gérer une administration n'est pas la même chose que gérer une juridiction. On ne gère pas des personnes qui bénéficient de garanties d'indépendance en se conformant strictement au code de justice administrative. Au demeurant, les chefs de juridiction organisent leur tribunal ou leur cour, mais c'est le Conseil d'État qui pilote pour l'essentiel les très grands projets, tels que le passage au numérique et au travail dématérialisé, ou les projets immobiliers. Les chefs de juridiction prennent leur part à ces questions de gestion, mais l'essentiel de leur activité consiste à organiser une activité juridictionnelle. En matière de gestion des ressources humaines également, pour les personnes qui n'ont jamais occupé de telles fonctions, les modules de formation nous semblent les bienvenus, certains pouvant même être communs avec « l'École de guerre ».
L'actuel cycle de préparation aux fonctions de chefs de juridiction, surnommé « le vivier », bien que perfectible, a des qualités. Il prépare des magistrats aux spécificités propres à l'exercice des fonctions de responsabilité dans la juridiction. Cela permet à certains de se rendre compte qu'ils ne sont pas faits pour cette fonction, car il ne s'agit plus du même métier. C'est d'autant plus vrai que la juridiction est grande : juger ne représente plus l'essentiel de l'activité ; gérer est compliqué, prend du temps et demande beaucoup d'investissement. Tous n'y sont pas prêts. Pour ceux que cela intéresse, la formation permet de mieux appréhender les fonctions et de simplifier les débuts, ce que l'on a pu constater avec les premières générations de chef de juridiction issues de ce cycle de préparation, sur lequel nous portons un regard plutôt positif.
Notre propos n'est pas de revendiquer que les magistrats viennent nécessairement de l'administration ; c'est même plutôt l'inverse. Reste qu'on ne peut pas nier le lien historique originel qui existe entre les magistrats administratifs et l'administration. Ce qui nous inquiétait dans les propositions de la mission Thiriez, c'est l'entrée dans le corps des magistrats administratifs par une voie unique et une formation unique dont on n'a pas su, au final, dans quelle mesure elle réservait une formation spécifique à la fonction de juger – juger l'administration ou simplement juger.
L'accession au corps se fait par quatre voies différentes : l'ENA, la voie originelle mais numériquement la plus faible ; le tour extérieur ; le détachement ; le concours direct, interne ou externe. Jusqu'en 2013, le concours ENIET était unique et a longtemps été complémentaire ; aujourd'hui, le concours direct, interne ou externe, est numériquement la première voie d'accès. La mission Thiriez en préconisait la suppression, du moins la réduction à la portion congrue, une proposition que nous n'accepterions pas, car nous considérons que les quatre voies d'accès procurent une composition relativement équilibrée de la juridiction administrative. Cet équilibre se retrouve au sein des formations de jugement, toutes composées différemment, et c'est ce qui renforce l'indépendance des magistrats. Les difficultés d'indépendance qui peuvent être soulevées, sont plutôt au niveau de la juridiction et davantage liées à l'apparence et au statut ; les magistrats, eux, se sentent indépendants et le sont. En matière de déport, la pratique est à l'extrême prudence et au déport très aisé plutôt qu'à la négligence ou au manque de prudence. Que ce soit au sein du Conseil d'État ou des juridictions administratives de premier ressort ou d'appel, c'est une évidence : au moindre doute, les magistrats se déportent. L'entretien de déontologie a permis de renforcer ces pratiques, qui ont toujours été une réalité.
En matière de formation, il est important pour les magistrats administratifs de suivre une formation spécifique à la fois à la fonction de juger et celle de juger l'administration – à cet égard, nous aimerions que le Centre de formation de la juridiction administrative fasse des progrès. Ce point est pour nous une inquiétude, car nous ne savons pas exactement ce que propose le rapport Thiriez. En tout cas, il nous semble inenvisageable d'accéder aux fonctions de juge administratif sans être passé par une formation spécifique à la fonction de juger.
Avez-vous connaissance, directement ou indirectement, ou par la voie syndicale, de manquements à l'indépendance ou à l'impartialité, ou de tentatives d'intervention, notamment de l'administration qui est votre principal client ou usager ? Lorsque cela se produit, ces faits sont-ils traités, et de quelle manière ?
Des collègues un peu plus anciens que moi m'ont décrit des temps hérités de la période antérieure à 1987 où, mécontents d'un jugement, des préfets passaient un petit coup de fil. Ces temps sont nettement révolus.
En 2012, 2015 et 2019, nous avons mené des enquêtes sur la charge et les conditions de travail. Pour la première fois, en 2019, nous avons introduit une question sur l'indépendance, à laquelle 580 magistrats ont répondu, soit près de la moitié des magistrats en juridiction. Seulement 5 % s'étaient déjà sentis menacés dans leur indépendance sur une ou plusieurs affaires. Les réponses faisaient état de pressions de deux types : des pressions, directes ou indirectes, exercées sur la formation de jugement, mais qui restaient très rares ; des pressions de nature plus structurelle mentionnées par des magistrats qui s'inquiétaient de constater une immixtion croissante du législateur et du pouvoir réglementaire dans le travail du juge. Deux exemples revenaient souvent, qui concernaient le contentieux des étrangers et le contentieux de l'urbanisme, dont les délais sont si nombreux et la multiplicité des procédures telle que plus personne n'y retrouve ses petits ! Le contentieux des étrangers est à ce point complexe que chaque organisation se réfère à un tableau pour comprendre le nombre de procédures. Le Conseil d'État n'y fait pas exception, et nous avons dressé un tableau à trente-six entrées – et fait des propositions de simplification…
La complexité est donc vécue comme une forme d'atteinte à l'indépendance –quand on priorise tout, on ne priorise plus rien. Et quand on contraint le juge avec des procédures dérogatoires, on réduit ses marges de manœuvre dans l'organisation de son travail, ce qui est également une forme d'atteinte à l'indépendance.
Cela dit, ces difficultés, en tout cas pour les premières que j'ai évoquées, restent rares – et heureusement ! Lorsqu'elles sont signalées, elles sont immédiatement transmises à la mission d'inspection des juridictions administratives du Conseil d'État. À ma connaissance, cela fait des années que nous n'avons pas eu à en connaître, ce dont nous nous félicitons.
Les pressions directes ou indirectes sur des membres de formations de jugement ou sur un magistrat statuant seul n'existent pas, ou marginalement. Cela a pu exister, mais n'existe plus. Peut-être peut-il y avoir exceptionnellement des préfets mécontents d'un jugement qui appelleront a posteriori. Dans ce cas, le chef de juridiction rappelle les voies de recours, appel ou cassation. Nous n'avons pas connaissance de magistrats qui seraient sanctionnés, fût-ce oralement, pour les positions qu'ils ont pu prendre dans le cadre de leurs fonctions juridictionnelles.
L'atteinte à l'indépendance que les magistrats peuvent ressentir est induite sur l'exercice de la fonction de juger, notamment par la charge de travail et les multiples procédures qui encadrent la fonction. Nous espérons que les procédures du contentieux des étrangers finiront par se simplifier. Le contentieux de l'urbanisme est également un très bon exemple. Le juge de l'urbanisme, qui est un juge de l'excès de pouvoir, dont la fonction est assez binaire – il annule ou rejette – est parfois contraint d'être la seconde main de l'administration et de régulariser des décisions illégales. Dans un souci de bonne administration de la justice, la légalité étant l'objectif à atteindre, peut-être le juge y arrive-t-il par une voie assez longue et détournée, mais l'office naturel du juge n'est pas de permettre à l'administration, en tout cas dans le cadre d'une instance encore pendante, de régulariser. En toute logique, le juge annule et l'administration reprend une décision conforme à la légalité.
Un tel encadrement de leurs fonctions peut être perçu par nombre de magistrats comme une atteinte à leur indépendance, d'autant plus qu'il se combine avec une charge de travail croissante. L'une des manières de préserver l'indépendance des magistrats serait de leur garantir les moyens de juger convenablement, en prenant le temps nécessaire. Cela passe également par une rémunération suffisante, pour éviter toute velléité d'augmenter celle-ci par d'autres biais – même si cela n'existe pas dans la juridiction administrative. Il faut aussi donner à la juridiction un budget et des effectifs suffisants pour absorber la demande de justice, qui croît depuis des années sans que les moyens de la justice, notamment administrative, progressent en proportion.
Les magistrats peuvent ressentir cette situation comme une atteinte ou une limite à la possibilité d'exercer correctement leurs fonctions selon des modalités qui conservent le sens de la justice, telles que consacrer à chaque dossier le temps qu'il mérite. Une autre atteinte indirecte peut prendre la forme de cas, de plus en plus nombreux, où le magistrat statue seul, ce qui participe à la dégradation de la qualité de la justice.
Au début de l'année, l'USMA a réalisé un sondage sur le port de la robe, auquel 800 magistrats ont répondu : un peu plus de 70 % se sont prononcés favorablement à la prestation de serment et presque 70 % favorablement au port de la robe. Il est ressorti de commentaires accompagnant les votes que le port de la robe était considéré comme nécessaire pour montrer aux justiciables – administration ou citoyens – que les magistrats incarnaient une fonction particulière dans la société, pour être identifiés en tant que juges. Dans l'imagerie populaire, le juge porte une robe ; la personne qui n'en porte pas n'en est pas un.
Nous avons reçu de l'USMA et du SJA des éléments de réponse au questionnaire que j'avais adressé, y compris d'ailleurs la proposition de loi constitutionnelle présentée par Laurent Garcia. Vous frappez aux bonnes portes ! Je vous propose de reprendre le questionnaire ; adressez-nous des compléments si vous le jugez nécessaire. Les membres de la commission en prendront connaissance avec grand intérêt.
Je comprends parfaitement la revendication d'un corps unique et l'impact puissant que cela pourrait avoir sur le Conseil d'État. Madame Thielen, vous avez évoqué une forme de scission du Conseil d'État entre la structure de conseil et la structure de jugement. Comment la scission pourrait-elle se concevoir ? Ne conduirait-elle pas à un amoindrissement de la fonction du Conseil d'État ? Serait-ce un renforcement de la juridiction administrative dans son ensemble ou, au contraire, un point de faiblesse par rapport aux rôles centraux de contentieux et de conseil ?
La scission entre les deux fonctions n'implique pas nécessairement l'impossibilité de passage entre la section du contentieux, qui deviendrait le juge suprême au sein d'un corps unique, et l'administration, et le cas échéant au sein du Conseil d'État qui aurait conservé cette fonction première de conseil du gouvernement. Les modalités pratiques restent à écrire. Il est probable que la scission organique du Conseil d'État réduirait sa fonction de conseil dans la mesure où avoir le dernier mot au contentieux renforce le poids des avis du Conseil d'État. Peut-être est une des raisons pour lesquelles le Conseil d'État refuse la constitution d'un corps unique.
Pour leur part, les membres des TA et des cours, dans leur majorité, revendiquent l'existence d'un corps unique et la possibilité de devenir, en cours de carrière, juges de cassation. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, hormis pour les 2,5 magistrats nommés au faux tour extérieur – deux ou trois membres tous les deux ans des TA deviennent maître des requêtes selon les années et un accède au grade de Conseiller d'État.
Quel est le nombre de magistrats de tribunaux administratifs ou de cours administratives d'appel qui entrent au Conseil d'État, en dehors du faux tour extérieur que vous évoquez ? Existe-t-il d'autres voies d'accès ?
Non.
L'évolution naturelle dans le corps de la justice judiciaire n'existe donc pas dans la justice administrative.
Tous les ans, 2,5 magistrats deviennent maîtres des requêtes. Ils entrent au Conseil d'État vers 40 ans, l'idée étant d'y dérouler vingt à vingt-cinq ans de carrière ensuite. Tous les deux ans, un magistrat est nommé au grade de conseiller d'État, plutôt en fin de carrière.
L'accès par le concours de l'ENA n'offre-t-il pas davantage de chances d'accéder au Conseil d'État ?
N'est-ce pas là un gage d'indépendance dans la mesure où la préoccupation d'évolution de carrière disparaît ? Nous avons reçu des réponses sur l'indépendance du corps judiciaire donnant à penser que, à la Cour de cassation, par exemple, on atteint, à un moment donné, un niveau de carrière tel que l'on est libéré de toute préoccupation de carrière. On est donc plus indépendant.
Au niveau des tribunaux administratifs ou cours administratives d'appel, s'il n'existe quasiment aucune possibilité d'accéder au Conseil d'État, cela suppose une forme d'indépendance subjective, dans la mesure où l'on n'a pas de préoccupation de carrière. Sans doute mon propos est-il quelque peu provocateur !
Je ne suis pas certain que l'on puisse répondre aussi simplement. L'évolution de carrière est possible au sein du corps des magistrats : après le passage au grade de président, suivent sept échelons fonctionnels liés à la taille des juridictions de plus en plus grande. Des membres du corps sont également nommés conseillers d'État hors tour extérieur pour présider les cours administratives d'appel, au nombre de huit, celles de Paris et de Versailles étant réservées par la coutume uniquement à des membres issus du Conseil d'État.
Finalement, quels sont les facteurs accélérateurs de carrière dans les tribunaux administratifs et cours administratives d'appel ? Les allers-retours avec d'autres fonctions en sont-ils un ?
Étant moi-même titulaire du grade de président, je me permets de répondre. Les allers-retours depuis la juridiction vers l'administration active ne sont pas un accélérateur de carrière. Les magistrats qui connaissent une telle carrière sont rares. La plupart ne réalisent, au cours de leur carrière, qu'un passage au sein d'une administration active à l'occasion de la mobilité statutaire. Il est à souligner que nos collègues de province, pour des raisons qui tiennent à la faible disponibilité des postes en administration active hors région parisienne, sont réputés accomplir cette mobilité au sein du corps par le passage en cours administrative d'appel. Par rapport à une carrière qui se déroule en quasi-totalité dans les juridictions, la seule légère incidence intervient au passage au grade de président pour des raisons qui tiennent à l'exercice de fonctions d'encadrement.
Au demeurant, nos collègues qui effectuent leur carrière hors de la magistrature administrative, qui exercent des fonctions au sein de l'administration active et y restent pour occuper des postes fonctionnels, par exemple de sous-directeur, nous ne les revoyons plus. Ils restent rattachés au corps parce qu'ils refusent éventuellement les propositions d'intégration qui leur sont faites par leur administration d'accueil, mais leur carrière se déroule en dehors. D'ailleurs, pour des raisons qui tiennent à la fin du renouvellement de leur détachement ou à la gestion de la démographie de leur corps d'accueil, ces collègues souffrent d'un retard de carrière. Un usage sain veut que le passage au grade de président soit précédé d'un retour à l'exercice de fonctions purement juridictionnelles, de sorte que ces collègues attendent un ou deux ans avant d'accéder, à ancienneté et à mérite égaux, au grade de président. Il n'y a donc pas d'accélération en raison d'une proximité relativement étroite avec l'administration active. Peut-être même est-ce l'inverse qui se produit.
Depuis 2016, vous êtes soumis à l'obligation de déclaration d'intérêts. A-t-elle eu un impact particulier dans les juridictions ? S'exécute-t-elle de façon satisfaisante ?
L'obligation de déclaration d'intérêts introduite par la loi du 20 avril 2016 présente trois avantages : systématiser, formaliser et objectiver l'entretien de déontologie et l'exercice d'auto-examen auquel se livraient les magistrats. Nous avions d'ailleurs émis des observations favorables lorsque le projet de loi avait été examiné par l'Assemblée nationale. L'entretien de déontologie permet à un magistrat nouvellement affecté de faire un point avec le chef de juridiction sur ce qui, dans ses activités administratives et personnelles, peut poser une difficulté objective ou subjective ; le chef de juridiction apprécie les conclusions à tirer au regard de l'affectation, des déports systématiques de certaines affaires, de la manière dont sera organisée l'activité juridictionnelle. Si, par exemple, un magistrat a été chef du service des étrangers, on évitera peut-être de lui confier immédiatement des dossiers relevant du droit des étrangers dans le même ressort.
Nous n'avons pas connaissance d'actions correctrices précises, la loi ayant soumis les entretiens à une obligation de confidentialité, ce qui est une bonne chose. C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons vous livrer d'exemples spécifiques.
Nous n'en avons pas reçu. La question se règle dans un cadre bilatéral entre le chef de juridiction et le magistrat, et cela se passe plutôt bien.
En matière de déport, la pratique au sein de la juridiction administrative est plutôt marquée par une extrême prudence dans l'identification de causes personnelles d'incompatibilité avec certains dossiers ou matières. Il est vrai que cet entretien déontologique obligatoire, qui concerne aussi les activités du conjoint, permet de réfléchir, voire de pré-identifier des incompatibilités possibles auxquelles le magistrat n'aurait pas nécessairement pensé et qui, dès lors, sont inscrites dans un document. Pour autant, nous n'avons pas le sentiment qu'il ait amélioré l'indépendance du magistrat, en ce sens que les déports étaient déjà systématiques. Il permet néanmoins de conserver une trace et de déterminer des affectations particulières ou d'exonérer des magistrats de certains contentieux.
On connaît le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) dans son rôle de nomination, de promotion, le cas échéant de sanction par son rôle en matière disciplinaire. On sait que des évolutions, notamment de nature constitutionnelle, qui font partie d'un bloc, sont en projet mais pas encore à l'ordre du jour du bureau de l'Assemblée nationale ou du Sénat. On connaît moins le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel. Quel est votre regard sur son rôle actuel ? Quelles seraient les évolutions nécessaires ?
Ce sujet fait l'objet d'une revendication commune du SJA et de l'USMA. Du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel, nous regrettons l'absence de parité. Sur les treize membres qui le composent, cinq sont des représentants élus des magistrats et un est chef de juridiction élu par ses pairs ; les autres sont soit des représentants du Conseil d'État – le vice-président préside le CSTA –, soit trois personnalités qualifiées nommées respectivement par le Président de la République, le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat. Cette formation permet au Conseil d'État de disposer d'une majorité systémique au sein du Conseil supérieur, car il est extrêmement difficile de faire voter les personnalités qualifiées dans le sens des magistrats, même si nous parvenons à nous mettre d'accord sur de nombreuses questions. Le Conseil d'État a pris conscience que la multiplicité des délais et des procédures était préjudiciable à l'activité des juridictions, et propose lui-même parfois d'émettre un avis négatif ou du moins réservé.
Outre cette composition que nous aimerions voir évoluer vers le paritarisme, nous regrettons également que le CSTA soit parfois consulté pour émettre un avis sans avoir de pouvoir de proposition ni de décision. C'est le cas pour la nomination des présidents des cours administratives d'appel. Sans conférer le rôle de chef de file que jouent les présidents de cours d'appel judiciaire, notamment en matière de gestion, cette fonction reste toutefois prestigieuse et intéressante dans l'ordre administratif. Le CSTA émet un avis simple sur ces nominations, qui ne tiennent d'ailleurs qu'en la proposition d'un unique nom présentée par le seul service.
Les travaux préparatoires du Conseil supérieur sont effectués par le Conseil d'État. Il est extrêmement difficile pour les représentants du personnel et les représentants élus des magistrats de travailler, même si nous avons noté de réels progrès au cours des dernières années. Jusqu'en 2016, les documents arrivaient très tardivement, sans discussion préalable. Le règlement intérieur du CSTA ayant fait l'objet d'une revendication constante du SJA, le délai d'examen des documents est désormais amélioré. Sur divers sujets, dont celui très important du tableau d'avancement au grade de président, nous avons obtenu la tenue d'une réunion préparatoire, comme c'est le cas dans toutes les administrations ayant une commission administrative paritaire. Celle-ci sera prochainement fusionnée avec le CHSCT, mais nous espérons que la pratique sera maintenue. Cette réunion préparatoire permet d'échanger utilement avec l'administration avant la séance pour « déminer » un certain nombre de difficultés.
Le CSTA n'a pas une administration ni de budget propre. Il ne « brasse » pas autant de nominations et d'activités que le CSM – le corps des magistrats des tribunaux administratifs compte 1 500 personnes. L'ordonnance de 2016 est porteuse de progrès non négligeables. Ainsi, le CSTA prend les décisions d'avancement à la majorité de ses membres, même si le Conseil d'État reste à la manœuvre et a la mainmise sur la préparation des travaux. S'il prépare un projet unique, par exemple de tableau d'avancement, il est possible d'en débattre. Le principe est que le gestionnaire garde la main.
Si l'on allait au bout de la logique, le Conseil supérieur devrait être doté d'une forme d'autonomie et de la possibilité de faire des propositions, notamment pour la sélection des chefs de juridiction et les présidents de tribunaux administratifs. Depuis l'ordonnance du 13 octobre 2016, il émet un avis conforme, ce qui était l'une de nos revendications. Cela permet de bloquer une nomination problématique, ce qui se produit, heureusement, extrêmement rarement, car le Conseil d'État est attentif à la sélection des chefs de juridiction. Encore une fois, le Conseil supérieur ne procède pas aux auditions des candidats ni à la sélection des dossiers ; c'est le vice-président et le secrétariat général qui en ont la charge.
La première des revendications est que le Conseil supérieur devienne enfin paritaire. Dans la perspective d'un corps unique, il deviendrait le Conseil supérieur de la magistrature administrative.
Même si les prérogatives du Conseil supérieur ont largement évolué depuis 2016, – il prend les décisions sur les tableaux et les listes d'aptitude, il a le pouvoir disciplinaire –, des pistes d'amélioration demeurent, notamment sur la préparation des décisions.
Le CSTA est compétent en matière disciplinaire uniquement pour les sanctions des deuxième, troisième et quatrième groupes. Depuis 2016, il ne s'est pas réuni en formation disciplinaire. Des sanctions disciplinaires ont été prononcées, mais uniquement du premier groupe, celui des blâmes et avertissements, pour lequel, c'est le vice-président qui est compétent.
Le président du CSTA, qui est le vice-président du Conseil d'État, a le pouvoir de prendre seul la décision.
Nous demandons le renforcement du pouvoir de proposition du CSTA. À l'heure actuelle, il a une compétence décisionnelle s'agissant des tableaux d'avancement au grade de président et des listes d'aptitude, notamment P5, P6 et P7, sur la base des propositions présentées par le service. Concrètement, le service présente un tableau constitué. Les propositions peuvent être discutées en séance, mais c'est extrêmement compliqué. Pour la première fois cette année, une réunion préparatoire a été organisée, à laquelle tous les membres du CSTA pouvaient assister, afin de débattre utilement des dossiers.
Nous revendiquons une émanation représentative du CSTA, à l'image de celle constituée pour auditionner et sélectionner les candidats au détachement et au tour extérieur, pour procéder à la sélection des personnes susceptibles d'accéder au grade de président et préparer le tableau qui sera approuvé en séance. Nous n'en sommes pas encore là, nonobstant des améliorations, dans la mesure où, de la préparation à l'approbation, la transparence n'est pas totale et où le pouvoir décisionnel n'est pas plein et entier.
Sauriez-vous expliquer pourquoi certains membres du Conseil d'État refusent l'idée d'accéder au statut de magistrat ? La dualité des fonctions pose-t-elle un problème ? Pendant la période de confinement, le Conseil d'État a été critiqué sur les décisions qu'il a pu rendre en la matière. Le problème procède-t-il de cette dualité ? Un corps unique et une fonction juridictionnelle bien identifiés simplifieraient-ils la situation ?
À la seconde question, je laisserai répondre mes collègues de l'USMA, dont le président a parlé de la nécessité d'un examen de conscience par le Conseil d'État de la jurisprudence sur la période.
Si une partie des membres du Conseil d'État s'oppose à l'obtention du statut de magistrat et du nom même de magistrat, c'est par attachement viscéral à toutes ses fonctions. Historiquement, le Conseil d'État est l'héritier du conseil du roi. Il conseille le Gouvernement et, depuis la révision constitutionnelle de 2008, également les assemblées. Il tient, et c'est aussi ce qui fait sa richesse, à ce que ses membres soient affectés à ses deux missions. Les membres affectés au contentieux sont précisément identifiés : ce sont les présidents de chambre et les rapporteurs publics. Les autres ont des affectations mixtes portant sur le contentieux et le conseil.
À la suite d'arrêts émis par la Cour européenne des droits de l'homme sur l'organisation interne du Conseil d'État, un avis émis au bénéfice du Gouvernement et n'ayant pas été rendu public par ce dernier, n'est, en principe, pas accessible à ceux des membres du Conseil qui statuent au contentieux. Or tous sont voisins de bureau ou de salle de travail. Historiquement, cela explique en partie pourquoi le Conseil d'État refuse le statut de magistrat : un magistrat ne conseille pas le Gouvernement, il tranche des litiges. Si les conseillers prennent explicitement la qualité de magistrat et acceptent une fusion avec le corps des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel, cela implique de se séparer totalement ou partiellement de cette fonction de conseil, ce qui est très difficilement acceptable par le Conseil d'État, voire inadmissible.
On ne peut être haut fonctionnaire et magistrat. Le Conseil d'État est très attaché à la combinaison des deux fonctions, qui se renforcent mutuellement : le poids de la fonction de conseil est nécessairement corrélé à celui de juger en dernier ressort, notamment s'agissant des actes réglementaires. C'est ainsi que si le Conseil d'État donne sur un texte un avis négatif qui n'est pas suivi, demeure la possibilité de le censurer au contentieux.
Le verrou que mettent les membres du Conseil d'État à leur reconnaissance comme magistrats lorsqu'ils exercent la fonction juridictionnelle est également psychologique. Appartenir à la section du contentieux, et donc à un corps de magistrats, n'exclut en rien la possibilité de travailler en administration active ou de rejoindre de temps en temps le Conseil d'État dans ses autres fonctions, notamment consultatives.
Nous attendons de voir dans quelle mesure le Conseil d'État se livrera à un examen de conscience. Le président de l'USMA a fait observer, ce que la Cour européenne des droits de l'homme avait relevé à plusieurs reprises, que – sans que cela remette en cause l'indépendance, la probité et l'impartialité des personnes qui, pour les unes, rendent l'avis, et pour les autres, statuent au contentieux –, l'apparence d'indépendance et d'impartialité peut être mise en doute si, au sein d'une même formation, une ou des personnes ont rendu un avis sur un texte et statuent quelques années plus tard au contentieux.
Dans l'arrêt Sacilor, ce problème d'impartialité ou d'indépendance au regard de la Convention européenne des droits de l'homme a été réfuté au regard de la période de temps de trois ans qui s'était écoulée. Le problème de la période récente tient à la brièveté du laps de temps entre le moment où le Conseil d'État a exercé sa fonction de conseil et celui où il a assumé sa fonction contentieuse. Il ne s'agit nullement de remettre en cause la qualité des décisions ni, par principe, l'indépendance, la probité ou l'impartialité des membres du Conseil d'État qui ont statué, mais de considérer qu'aux yeux du justiciable, il peut exister un problème d'apparence lorsque ce même Conseil d'État a à connaître au contentieux des ordonnances sur lesquelles une partie de l'institution a rendu un avis quelques semaines auparavant. Le problème est plus d'apparence que de réalité de l'indépendance, mais il compte tout autant. La période a révélé au grand jour un fait connu, mais sans doute celui-ci est-il moins problématique lorsque les fonctions de conseil et contentieuse s'exercent à intervalles suffisants.
La séance est levée à 12 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Didier Paris