Intervention de Ophélie Thielen

Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 11h00
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Ophélie Thielen, secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) :

Permettez-moi de présenter les excuses d'Olivier di Candia, président de l'USMA, qui doit assurer, en ces temps de reprise d'activité, des fonctions juridictionnelles.

L'USMA partage l'intégralité de la déclaration du SJA. Aussi reviendrai-je, parmi les points évoqués, sur ceux pour lesquels l'USMA a été précurseur.

L'USMA a été créée en 1986 pour revendiquer le corps unique de la première instance à la cassation, et la possibilité pour les magistrats administratifs – le terme n'était alors pas encore reconnu dans les textes – de bénéficier des attributs classiques de la fonction de juger : la prestation de serment et le port de la robe. En découlait la revendication d'un statut inscrit dans le texte de la Constitution et non plus seulement reconnu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Nous avons été rejoints par la SJA sur ces sujets.

De même que la justice doit être rendue au vu et au su de tous, l'indépendance et l'impartialité du juge, valeurs fondatrices de la fonction de juger, doivent être vécues par les magistrats mais aussi vues par les justiciables. L'indépendance résulte de garanties statutaires entourant les magistrats, ceux-ci devant être à l'abri des pressions et des menaces susceptibles de peser sur leur faculté de juger en toute impartialité et indépendance. L'impartialité du juge se définit comme l'absence de préjugé ou de parti pris sur le dossier contentieux qui lui est soumis, et comporte une dimension subjective et une dimension objective. La première consiste à rechercher si, au cas d'espèce, le juge dispose de liens privilégiés avec une partie attestant d'une conviction personnelle ou d'un comportement relevant d'un préjugé. En l'occurrence, de tels manquements n'existent pas ou exceptionnellement, en tout cas dans la juridiction administrative. En revanche, ce sont son statut même et la manière dont il agit auprès des justiciables qui apportent les garanties d'impartialité objective, c'est-à-dire la certitude que le magistrat est impartial et indépendant.

Le juge administratif reste à la recherche de garanties statutaires en termes d'indépendance, dans la mesure où l'indépendance du magistrat administratif et son existence même ne sont pas inscrites dans le texte de la Constitution. Elles ne résultent que de principes, certes de valeur constitutionnelle, mais dégagés par le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence. C'est une spécificité française au sein des États membres du Conseil de l'Europe. Dans tous les pays qui connaissent une dualité des ordres juridictionnels, les constitutions reconnaissent l'existence et l'indépendance de la juridiction administrative dans son ensemble. En France, le Conseil d'État n'existe qu'à travers certaines fonctions qui, excepté le filtre de la QPC, ne sont pas juridictionnelles, alors même que les tribunaux administratifs sont la première voie de transmission au Conseil d'État.

Nous ne réclamons pas la constitutionnalisation du Conseil d'État, mais celle de l'ordre juridictionnel administratif en son entier. Nous rappelons qu'à ce titre, une proposition de la loi constitutionnelle, déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale en février 2018, est toujours pendante.

Les membres du corps des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel sont certes des magistrats, mais la reconnaissance du statut est uniquement législative. Les membres du Conseil d'État ne revendiquent absolument pas ce statut de magistrat administratif, voire le refusent. C'est le refus de ceux-là qu'a exprimé le vice-président du Conseil d'État en indiquant devant la commission d'enquête que les membres du Conseil ne demandaient pas la fusion en un corps unique de la première instance à la cassation, composé de magistrats de carrière ; les membres du corps des tribunaux administratifs d'appel, dans leur majorité, réclament bien un corps unique, une revendication portée et défendue par les deux organisations syndicales des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel. Cela n'exclut nullement que les membres du Conseil d'État, notamment de la fonction juridictionnelle, disposent de garanties d'indépendance, d'impartialité, d'inamovibilité, mais ce sont là des garanties qui ne sont, pour la plupart, que coutumières, et pour certains dispositifs, réglementaires. Mais que je sache, la loi prime encore sur la coutume !

La jurisprudence du Conseil d'État reste très ambiguë sur le statut du magistrat administratif. Dans son arrêt du 21 février 2014 M. Marc-Antoine, le Conseil d'État réaffirme sa position traditionnelle et juge que les magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel ne sont pas des magistrats au sens de l'article 64 de la Constitution mais bien des fonctionnaires de l'État pour lesquels l'article 34 de la Constitution ne réserve au législateur que la définition des garanties fondamentales. Cette décision soulève la question de la position du Conseil d'État, le requérant ayant la particularité d'être magistrat administratif. La position de juge et le statut des magistrats administratifs peuvent soulever des difficultés, dans la mesure où une même institution, composée de personnes physiques différentes à tous les stades de la procédure, rédige les textes, en sollicite l'application et juge en dernier ressort.

La revendication d'un corps unique ne concernant que la fonction juridictionnelle du Conseil d'État, elle soulève la question d'une scission. Un corps unique conduirait nécessairement à la fin de la dualité fonctionnelle du Conseil d'État, à la fois conseil du Gouvernement et juge suprême de la juridiction administrative, à laquelle lui-même est très attaché.

La gestion des magistrats administratifs par le Conseil d'État est en cours d'évolution. La garantie de l'impartialité et de l'indépendance passe par le statut et par le fait que le juge administratif est issu de l'administration. Celui-ci reste attaché à cette particularité et n'en revendique pas la fin, même si, lorsqu'ils intègrent le corps des tribunaux administratifs et des cours, les magistrats administratifs quittent l'administration – temporairement pour ceux qui, sont en détachement, ont vocation à repartir dans leur administration d'origine. Cette provenance donne au magistrat administratif la responsabilité de garantir une totale indépendance et impartialité à l'égard de son principal justiciable qu'est l'administration. De fait, selon les contentieux, il y a toujours une administration en demande ou en défense. À ce titre, nous partageons les réticences exposées par Robin Mulot sur les propositions de la mission Thiriez, notamment celle de remettre en cause les modes de recrutement des magistrats administratifs, et partant, l'équilibre qui a été trouvé au sein du corps, des formations de jugement et des juridictions.

L'indépendance réelle des magistrats passe aussi par la réalité de la collégialité au sein des formations de jugement. Bien que de plus en plus de décisions relèvent de magistrats statuant seuls, la collégialité permet à chacun d'exprimer son opinion et de limiter le risque de juger selon ses convictions personnelles. Les propositions visant à rendre uniforme et unique l'accès à la juridiction administrative risquent de toucher à l'indépendance et à l'impartialité des magistrats.

Se pose également la question du déroulement de carrière puisque les chefs de juridiction sont tous des magistrats dont la carrière a progressé, pour l'essentiel, dans la juridiction administrative. Cela doit perdurer, comme doivent perdurer et être renforcées les prérogatives du Conseil supérieur des tribunaux administratifs dont nous espérons qu'il devienne, un jour, le Conseil supérieur de la magistrature administrative.

Nous souhaitons que ce conseil acquière une réelle maîtrise de la progression de carrière des magistrats. À cet égard, l'USMA est très mobilisée contre une tendance actuelle du Conseil d'État gestionnaire à privilégier, semble-t-il, l'inscription au tableau d'avancement au grade de président les magistrats ayant eu une expérience dans l'administration centrale, au détriment, à mérites et statuts égaux, de magistrats ayant effectué d'autres mobilités dans les magistratures judiciaire ou financière, ou en cours administratives d'appel – dérogation à l'obligation de mobilité statutaire qui avait été ouverte pour pallier les difficultés de mobilité en région. Le Conseil d'État tend à privilégier des magistrats qui auront connu des parcours en administration centrale et assuré des fonctions d'encadrement. Un recours contentieux est pendant ; nous verrons si nous parviendrons à rompre la pratique qui aboutit systématiquement au rejet de nos recours.

Une autre manière de garantir l'indépendance et l'impartialité est le port de la robe, qui permet au magistrat d'incarner une fonction devant le justiciable. C'est là, avec le statut constitutionnel, la revendication première de l'USMA. Le débat est à nouveau ouvert, ce point ayant été inscrit à l'ordre du jour du CSTA en février dernier et le sera à nouveau à l'automne.

Le vice-président a rappelé que la juridiction administrative était née de la volonté de séparer les pouvoirs, notamment d'empêcher que le juge interfère avec la fonction d'administrer. Même si les juges administratifs restent viscéralement attachés à leurs spécificités et à leurs liens originels avec l'administration, il nous semble nécessaire de renforcer les garanties afin que les fonctions administratives ne soient pas perçues comme interférant avec la fonction de juger.

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