En me conviant à venir traiter devant vous des obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, c'est en ma qualité de président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) que vous vouliez m'entendre et non en celle d'avocat, ancien bâtonnier du barreau de Paris. Je distinguerai les deux fonctions, car j'ai pu, dans mon exercice professionnel, avoir à connaître de circonstances qui ne touchent pas la CNCDH. La Commission nationale consultative est consubstantiellement intéressée par la question que vous étudiez puisque le respect des droits de l'homme englobe nécessairement le souci d'une justice impartiale et indépendante. La CNCDH a rendu un avis sur l'indépendance de la justice le 27 juin 2013, bien avant ma présidence, commencée en janvier cette année. Au cours des sept années écoulées depuis lors, des évolutions positives ont eu lieu, mais elles demeurent largement insuffisantes sur le plan statutaire.
La CNCDH est elle-même indépendante. Elle est assimilée à une Autorité administrative indépendante, ce qu'elle n'est pas car elle n'a pas de pouvoir de sanction. La CNCDH conseille les pouvoirs publics quand ils veulent bien la consulter, et elle a aussi un droit d'auto-saisine.
J'observe que les partis politiques, quelle que soit leur couleur, sont toujours très prompts à réclamer l'indépendance du parquet mais que cette revendication perd de sa force quand ils arrivent au pouvoir. Je remarque aussi que l'indépendance de la magistrature ne tient pas qu'au statut des magistrats ; elle dépend aussi de la vertu des femmes et des hommes qui exercent cette fonction, et de la qualité des femmes et des hommes politiques. Ainsi, depuis plusieurs années, les gardes des Sceaux successifs ont suivi les avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) alors même que la loi ne requiert pas un avis conforme pour les nominations des magistrats du parquet.
À la différence de ce qui vaut dans d'autres grandes démocraties, il n'y a pas en France de véritable questionnement sur l'indépendance des magistrats du siège. L'indépendance des magistrats du parquet est contestée en raison de leur situation particulière, parfois discutée devant les juridictions européennes : ce corps est hiérarchisé. La doctrine et la jurisprudence expliquent que la hiérarchisation est nécessaire à la conduite de la politique pénale publique, à la défense des intérêts de la société et à la cohérence des réquisitions sur l'ensemble du territoire.
Une grande partie des recommandations formulées par la CNCDH dans l'avis rendu le 27 juin 2013 n'ont pas été mises en œuvre et nous n'avons pas de pouvoir coercitif sur le Gouvernement. Elles sont toujours d'actualité, et c'est pourquoi nous nous sommes auto-saisis de projets de loi constitutionnels adoptés par des conseils des ministres successifs mais qui n'ont pas été suivis d'effet faute que la majorité constitutionnelle requise au Congrès soit atteinte. Ce fut le cas des projets du président Hollande et c'est le cas des projets récents du président Macron.
L'indépendance de la justice est reconnue par l'article 64 de la Constitution. Le constituant de 1958 a indiqué que le pouvoir exécutif est soumis au pouvoir législatif mais il n'a reconnu qu'une « autorité judiciaire » et non un pouvoir judiciaire. Les nombreuses révisions intervenues depuis lors n'ont pas modifié cette situation. Votre commission d'enquête, pour sa part, parle de « pouvoir judiciaire », qui serait le pouvoir du parquet non indépendant, puisqu'il n'y a pas, en France, de pouvoir des juges. La société d'Ancien Régime avait pour adage Dieu nous garde de l'équité des Parlements ; celui de la société française moderne pourrait être Dieu nous garde du gouvernement des juges… Les nouvelles attributions données au Conseil constitutionnel ne font pas naître un gouvernement des juges, même s'il peut, comme cela vient de se produire, tailler en pièces certaines lois votées par le Parlement.
D'une certaine manière, le pouvoir du parquet est soumis aux juges du siège. Un procureur de la République ou un avocat général peut bien tonner dans ses réquisitions, le juge du siège, indépendant qu'il est, fera ce qu'il veut : il ira dans le sens du parquet ou non, ou plus fort, ou moins fort.
Nous nous cantonnerons donc à la situation du parquet pour nous interroger sur le problème majeur : le parquet est hiérarchisé, mais jusqu'où ? Seulement dans les salles d'audience, ou jusqu'à la place Vendôme ?
Soit les parquetiers sont totalement libres, disposent d'une liberté d'appréciation dans le cadre de la loi et requièrent comme ils l'entendent dans l'intérêt de la société – ainsi requerra-t-on plus sévèrement contre les effets de l'alcoolisme en Bretagne, terre sans vignoble, que dans le Bordelais, la Champagne et la Bourgogne –, soit il faut envisager la création d'une autorité indépendante, intermédiaire entre le pouvoir politique et la hiérarchie qui reste nécessaire entre les procureurs et les procureurs généraux, sous une autorité suprême qui ne serait plus le garde des Sceaux mais un procureur général de la République. Cette personnalité indépendante serait nommée pour six ans au minimum, irrévocable, non renouvelable dans cette fonction et nommée par un ensemble de députés, de sénateurs, de membres du Conseil économique, social et environnemental et, pourquoi pas, la CNCDH. Trouvera-t-on celle ou celui qui répondra aux meilleurs critères – indépendant, point trop jeune et capable de requérir librement, le cas échéant, contre les plus hauts personnages de l'État ? Et non, je ne suis pas candidat !
La question de l'indépendance des magistrats du parquet se pose, certes, mais pour un très petit nombre d'affaires dans une période donnée, soit qu'elles ont un retentissement médiatique national ou une ampleur financière exceptionnelle, comme c'est le cas par exemple pour l'affaire du Mediator, soit, surtout, qu'un membre du personnel politique est mis en cause. Dans ces cas, des soupçons peuvent naître et il faut faire en sorte que cette suspicion disparaisse.
Vous l'avez compris, la CNCDH envisage l'indépendance de la justice sous le prisme du respect des droits de l'homme et des textes fondateurs depuis la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789.