La séance est ouverte à 10 heures 55.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La Commission d'enquête entend M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, accompagné de M. Thomas Dumortier, chargé de mission.
Nous recevons maintenant le président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Monsieur Burguburu, je vous invite, c onformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-Marie Burguburu prête serment)
Je vous prie d'excuser M. le rapporteur, contraint de s'absenter pour participer à une commission mixte paritaire.
En me conviant à venir traiter devant vous des obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, c'est en ma qualité de président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) que vous vouliez m'entendre et non en celle d'avocat, ancien bâtonnier du barreau de Paris. Je distinguerai les deux fonctions, car j'ai pu, dans mon exercice professionnel, avoir à connaître de circonstances qui ne touchent pas la CNCDH. La Commission nationale consultative est consubstantiellement intéressée par la question que vous étudiez puisque le respect des droits de l'homme englobe nécessairement le souci d'une justice impartiale et indépendante. La CNCDH a rendu un avis sur l'indépendance de la justice le 27 juin 2013, bien avant ma présidence, commencée en janvier cette année. Au cours des sept années écoulées depuis lors, des évolutions positives ont eu lieu, mais elles demeurent largement insuffisantes sur le plan statutaire.
La CNCDH est elle-même indépendante. Elle est assimilée à une Autorité administrative indépendante, ce qu'elle n'est pas car elle n'a pas de pouvoir de sanction. La CNCDH conseille les pouvoirs publics quand ils veulent bien la consulter, et elle a aussi un droit d'auto-saisine.
J'observe que les partis politiques, quelle que soit leur couleur, sont toujours très prompts à réclamer l'indépendance du parquet mais que cette revendication perd de sa force quand ils arrivent au pouvoir. Je remarque aussi que l'indépendance de la magistrature ne tient pas qu'au statut des magistrats ; elle dépend aussi de la vertu des femmes et des hommes qui exercent cette fonction, et de la qualité des femmes et des hommes politiques. Ainsi, depuis plusieurs années, les gardes des Sceaux successifs ont suivi les avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) alors même que la loi ne requiert pas un avis conforme pour les nominations des magistrats du parquet.
À la différence de ce qui vaut dans d'autres grandes démocraties, il n'y a pas en France de véritable questionnement sur l'indépendance des magistrats du siège. L'indépendance des magistrats du parquet est contestée en raison de leur situation particulière, parfois discutée devant les juridictions européennes : ce corps est hiérarchisé. La doctrine et la jurisprudence expliquent que la hiérarchisation est nécessaire à la conduite de la politique pénale publique, à la défense des intérêts de la société et à la cohérence des réquisitions sur l'ensemble du territoire.
Une grande partie des recommandations formulées par la CNCDH dans l'avis rendu le 27 juin 2013 n'ont pas été mises en œuvre et nous n'avons pas de pouvoir coercitif sur le Gouvernement. Elles sont toujours d'actualité, et c'est pourquoi nous nous sommes auto-saisis de projets de loi constitutionnels adoptés par des conseils des ministres successifs mais qui n'ont pas été suivis d'effet faute que la majorité constitutionnelle requise au Congrès soit atteinte. Ce fut le cas des projets du président Hollande et c'est le cas des projets récents du président Macron.
L'indépendance de la justice est reconnue par l'article 64 de la Constitution. Le constituant de 1958 a indiqué que le pouvoir exécutif est soumis au pouvoir législatif mais il n'a reconnu qu'une « autorité judiciaire » et non un pouvoir judiciaire. Les nombreuses révisions intervenues depuis lors n'ont pas modifié cette situation. Votre commission d'enquête, pour sa part, parle de « pouvoir judiciaire », qui serait le pouvoir du parquet non indépendant, puisqu'il n'y a pas, en France, de pouvoir des juges. La société d'Ancien Régime avait pour adage Dieu nous garde de l'équité des Parlements ; celui de la société française moderne pourrait être Dieu nous garde du gouvernement des juges… Les nouvelles attributions données au Conseil constitutionnel ne font pas naître un gouvernement des juges, même s'il peut, comme cela vient de se produire, tailler en pièces certaines lois votées par le Parlement.
D'une certaine manière, le pouvoir du parquet est soumis aux juges du siège. Un procureur de la République ou un avocat général peut bien tonner dans ses réquisitions, le juge du siège, indépendant qu'il est, fera ce qu'il veut : il ira dans le sens du parquet ou non, ou plus fort, ou moins fort.
Nous nous cantonnerons donc à la situation du parquet pour nous interroger sur le problème majeur : le parquet est hiérarchisé, mais jusqu'où ? Seulement dans les salles d'audience, ou jusqu'à la place Vendôme ?
Soit les parquetiers sont totalement libres, disposent d'une liberté d'appréciation dans le cadre de la loi et requièrent comme ils l'entendent dans l'intérêt de la société – ainsi requerra-t-on plus sévèrement contre les effets de l'alcoolisme en Bretagne, terre sans vignoble, que dans le Bordelais, la Champagne et la Bourgogne –, soit il faut envisager la création d'une autorité indépendante, intermédiaire entre le pouvoir politique et la hiérarchie qui reste nécessaire entre les procureurs et les procureurs généraux, sous une autorité suprême qui ne serait plus le garde des Sceaux mais un procureur général de la République. Cette personnalité indépendante serait nommée pour six ans au minimum, irrévocable, non renouvelable dans cette fonction et nommée par un ensemble de députés, de sénateurs, de membres du Conseil économique, social et environnemental et, pourquoi pas, la CNCDH. Trouvera-t-on celle ou celui qui répondra aux meilleurs critères – indépendant, point trop jeune et capable de requérir librement, le cas échéant, contre les plus hauts personnages de l'État ? Et non, je ne suis pas candidat !
La question de l'indépendance des magistrats du parquet se pose, certes, mais pour un très petit nombre d'affaires dans une période donnée, soit qu'elles ont un retentissement médiatique national ou une ampleur financière exceptionnelle, comme c'est le cas par exemple pour l'affaire du Mediator, soit, surtout, qu'un membre du personnel politique est mis en cause. Dans ces cas, des soupçons peuvent naître et il faut faire en sorte que cette suspicion disparaisse.
Vous l'avez compris, la CNCDH envisage l'indépendance de la justice sous le prisme du respect des droits de l'homme et des textes fondateurs depuis la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789.
Vous avez tenu à distinguer votre qualité d'avocat ancien bâtonnier de celle de président de la CNCDH. Avez-vous été confronté, dans l'une ou dans l'autre de ces activités, à des situations mettant en doute l'indépendance de la justice ?
La CNCDH n'est pas confrontée en tant que telle à la mise en cause de l'indépendance de la justice. L'avocat que je suis toujours ne l'a pas été directement non plus ; peut-être n'ai-je pas assez plaidé d'affaires politiques… C'est plutôt que certains juges d'instruction donnent l'impression, en dépit des dispositions du code de procédure pénale et de multiples affirmations en sens contraire, d'instruire trop souvent uniquement à charge. Pour autant, je ne suis pas partisan de la suppression du juge d'instruction, élément précieux du système judiciaire français ; ce serait alors le procureur qui enquêterait, et on ne pourrait lui reprocher de le faire à charge puisque c'est son métier. Les juges instruction, qui doivent instruire à charge et à décharge, instruisent trop souvent à charge ; les justiciables le comprennent mal, leurs avocats aussi, mais c'est sans doute un état d'esprit plus qu'une question d'indépendance de la justice. Il m'est aussi arrivé, une fois, de demander la récusation d'un magistrat qui avait participé à une phase antérieure de la procédure ; ma requête n'a pas abouti, et il n'est pas agréable de plaider ensuite face à celui que l'on voulait récuser. L'indépendance des juges du siège n'est pas mise en cause ; certains juges d'instruction sont parfois contestables, et d'autres instruisent à décharge. Quant au parquet, il fait son travail, et je n'ai été confronté à rien directement.
Selon les textes, le parquet a aussi le devoir d'enquêter à charge et à décharge, me semble-t-il. Pensez-vous que les questions budgétaires ont une incidence sur l'indépendance de la justice et des magistrats ?
Sûrement. C'est une grande misère pour la justice que son budget soit rogné tous les ans au point que les présidents de juridiction se demandent comment acheter le papier pour les photocopieuses. Cette situation traduit la mésestime dans laquelle les gouvernements successifs tiennent la justice. On le voit aussi dans le glissement de la place de la garde des Sceaux dans l'ordre protocolaire dressé par le décret de nomination du Gouvernement ; dans le budget général de la justice rapporté au nombre d'habitants en France ; au fait que le nombre de magistrats dans notre pays est à peu près équivalent à ce qu'il était sous le Second Empire ; à ce que les greffiers sont surchargés de travail. Certes, il y a des ordinateurs, mais ils sont trop peu nombreux, trop vieux et fonctionnent mal. Ce n'est pas mon rôle de le dire, mais je le dis.
Outre l'aspect budgétaire, il y a la considération. Elle manque, alors que la Chancellerie est essentielle dans un gouvernement – comme si l'exécutif craignait la justice, ce qui est une bonne chose, car cela laisse entendre qu'elle est indépendante. Mais se pose aussi la question générale de la capacité contributive à la bonne gestion de notre pays.
Dans son avis du 27 juin 2013, la CNCDH recommandait au Gouvernement « après consultation des syndicats de policiers et des représentants de la gendarmerie, de déterminer les conditions dans lesquelles un certain nombre d'officiers de police pourrait être mis à disposition des chambres de l'instruction et des procureurs généraux ». Certains pourraient décrier un tel rattachement Les responsables de la police et de la gendarmerie jugent d'ailleurs préférable d'éviter que des policiers soient à la main d'un juge qui pourrait se croire tout permis. Qu'en pensez-vous ?
Sans doute n'est-il ni possible ni souhaitable de rattacher l'ensemble des officiers de police judiciaire au ministère de la justice, mais que la police judiciaire le soit dans son intégralité au ministère de l'intérieur pose le problème de la liberté de fonctionnement de l'autorité judiciaire. Cela explique la recommandation faite en 2013, que je reprends à mon compte, de rattacher un nombre suffisant d'officiers de police judiciaire aux procureurs généraux, qui seraient alors en mesure de les enjoindre d'exécuter les enquêtes nécessaires à des procédures judiciaires en cours. Coupe-t-on le lien entre le parquet et la Chancellerie si les parquetiers sont indépendants et s'ils disposent en plus d'officiers de police judiciaire ? Je ne suis pas favorable à la création d'un procureur général de la République. Je considère que la gestion du corps des procureurs généraux et la gestion corrélative de la partie des officiers de police judiciaire qui leur serait affectée devraient revenir au CSM. C'est le rôle du Conseil supérieur qu'il faut revoir, ainsi que sa composition et les conditions de nomination de ses membres.
Selon leur lieu de résidence et selon les magistrats devant lequel ils comparaissent, les citoyens sont condamnés à des peines plus ou moins sévères ; ainsi, les condamnations pour consommation et trafic de stupéfiant sont plus lourdes à la campagne que dans les grandes agglomérations. Comment concilier égalité de traitement des citoyens, principe de réalité et individualisation des peines ?
Les efforts successifs de décentralisation ne masquent pas le jacobinisme du pays. Les Français sont attachés à l'égalité. Depuis quelque temps, on ne peut plus dire que les personnalités sont protégées ; des condamnations lourdes ont été prononcées récemment – Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir est moins vrai que ce ne le fut, et c'est tant mieux. L'usage de stupéfiants pose un problème de contrôle, et c'est hélas le budget de la police qui est en cause. Si, dans certaines zones, l'usager de stupéfiants est rarement condamné et les trafiquants plus ou moins selon les situations, c'est que la justice, vertu cardinale, est rendue par des femmes et des hommes qui ne sont pas des distributeurs automatiques de peines. Ils ne jugent pas des dossiers mais des individus, et ils apprécient ce que sera la juste peine : suum cuique tribuere, attribuer à chacun ce qui lui revient, voilà ce dont il s'agit. Cela dit, il y a aussi en France un usage immodéré de l'incarcération, auquel la CNCDH est très sensible. Il aura fallu la crise sanitaire pour désengorger les prisons, alors que l'emprisonnement n'est pas le but ultime de la répression. Et je ne parle pas de l'atteinte aux droits de l'homme que constitue la situation des établissements pénitentiaires ; cela mériterait un examen attentif.
Que l'on ne juge pas pareillement dans les grandes et dans les petites villes, en milieu urbain et à la campagne est sans doute inéluctable. Un juge tranche en prenant en considération les textes, la situation d'ensemble, la situation locale et la personne qu'il est amené à juger, laquelle a un droit de recours, et on note que les appels, en matière pénale, sont relativement peu nombreux. Je n'ai pas de réponse au fait que des infractions voisines ou similaires entraînent des réponses variées, sinon que cela traduit la liberté des juges et des parquetiers.
Vous avez évoqué des instructions faites à charge ; considérez-vous les droits de la défense assez puissants pour servir de garde-fous ? La très grande insuffisance du budget de la justice explique pour partie que dans les tribunaux de commerce, en premier ressort, les gens soient uniquement jugés par leurs pairs. L'indépendance étant d'abord la fin de l'entre soi, ne doit-on pas aller vers l'échevinage, tout en introduisant des juges consulaires bénévoles en cours d'appel ? Enfin, l'indépendance de la justice est aussi garantie par la collégialité, mais elle est de plus en plus rare, sinon dans le temps, la longueur des procédures (parfois jusqu'à sept ou huit ans) conduisant à l'intervention de plusieurs juges d'instruction. Ce dispositif est-il de nature à garantir l'indépendance de la justice ?
Je dois me résoudre à dire, quoi qu'il m'en coûte, qu'en France les droits de la défense ne sont pas aussi bien respectés qu'ils devraient l'être. Alors que la justice est fondée sur les deux principes de l'impartialité et de l'égalité des armes, le parquet a beaucoup plus de droits que n'en a la défense. Cela s'observe pour commencer sur le plan matériel : parquet et défense ne sont pas au même niveau dans les salles d'audience. Non seulement cette incongruité se perpétue dans les palais de justice les plus modernes mais elle s'aggrave. Au nouveau tribunal judiciaire de Paris, les avocats ne peuvent pas circuler librement : dotés d'une carte magnétique qui restreint leurs mouvements dans le bâtiment, ils sont à peine distingués du public, cependant que les magistrats du siège et du parquet ont accès à l'ensemble des lieux et peuvent discuter entre eux avant ou après l'audience sans que les avocats ne puissent plus se mêler à la conversation. Dans le plus grand tribunal de France, les magistrats sont désormais entre eux.
D'autre part, quand une perquisition est ordonnée qui vise un avocat, le bâtonnier doit être présent. À Paris, il mandate un délégué, chargé de s'assurer que la perquisition a lieu mais que les officiers de police judiciaire ne cherchent que ce qu'ils doivent chercher. Un membre du Conseil de l'Ordre spécialisé dans la représentation du bâtonnier, mis en cause par le parquet, est poursuivi pour obstruction à l'œuvre de justice et sera entendu cette semaine par les instances disciplinaires de l'Ordre. Cela pose un problème.
Vous êtes donc au courant de l'affaire, et en savez plus que la CNCDH.
Les droits de la défense ont certes beaucoup progressé au rythme des réformes du code de procédure pénale mais l'égalité des armes entre le parquet et la défense n'est toujours pas acquise et de grands progrès restent à accomplir. Cela affecte, bien sûr, l'indépendance de la justice, compte tenu aussi des liens institutionnels entre le siège et le parquet, puisqu'un parquetier peut devenir juge du siège quelques mois après avoir été parquetier, ou l'inverse.
L'indépendance dans les tribunaux de commerce est sans doute moindre que dans les tribunaux judiciaires, mais les situations varient. Il n'y a pas trop de problèmes à Paris ; dans les petites villes, beaucoup de tribunaux de commerce ont été supprimés faute d'affaires en nombre suffisant mais là où il y en a toujours, effectivement, tout le monde se connaît. Toutefois, le procureur de la République du tribunal judiciaire du ressort a une place réservée aux audiences – mais il est vrai qu'il ne l'occupe pas tout le temps.
En 1982, M. Robert Badinter, alors garde des Sceaux, a proposé l'échevinage des tribunaux de commerce. En dépit de son aura, il s'y est cassé les reins, provoquant une fureur générale, la démission d'un président du tribunal de commerce de Paris et le constat que la réforme, pour intéressante qu'elle soit, obérerait définitivement le budget de la justice ; le projet a été enterré. C'est un serpent de mer. Les obstacles principaux, me semble-t-il, sont qu'il y faudrait un sérieux renforcement des moyens du ministère de la justice et un changement d'état d'esprit. Il y a eu des problèmes difficiles dans certains tribunaux de commerce ; là où il y en avait le plus, les tribunaux ont été supprimés. On note aussi que le nombre d'appels n'est pas très élevé et que, lorsqu'il y en a, les décisions prises confirment souvent celles des juridictions consulaires. Aux conseils de prud'hommes, où la question qui se pose est moins celle de l'éventuelle compromission financière que celle de l'orientation syndicale, les appels sont très fréquents. On pourrait penser écheviner, mais ce serait revenir sur un acquis. Pourtant, en Alsace-Moselle, c'est un tribunal judiciaire écheviné qui juge les affaires commerciales, et un tribunal du travail pour les affaires sociales.
Les membres d'une commission d'enquête qui se consacre à l'indépendance de la justice ne peuvent que s'interroger sur l'opposition farouche qui s'est manifestée en 1982. Le citoyen, en l'espèce le chef d'entreprise, serait, me semble-t-il, plus rassuré de voir son affaire jugée par un tribunal où siégeraient et des professionnels du droit et les spécialistes que sont les chefs d'entreprise. L'abandon du projet de réforme pour des motifs budgétaires est un échec pour notre justice économique. Notre commission ne peut se désintéresser d'une justice rendue par les pairs, dans un entre soi qui rend l'impartialité un objectif difficile à atteindre.
Vous avez raison, madame, mais en France, la justice est rendue « au nom du peuple français » et l'on peut donc considérer que le peuple peut participer à l'exercice de la justice. Il le fait au tribunal de commerce, aux conseils de prud'hommes et aussi en cour d'assises. Cela explique la levée de boucliers des avocats à l'idée de l'expérimentation de cours criminelles sans jurys populaires au motif que les cours d'assises – dont les audiences sont pour trois quarts consacrées aux affaires de nature sexuelle, car il y a moins de grand banditisme, de vols à main armée et de crimes sanglants –, sont surchargées.
Peut-être pourrait-on envisager une expérimentation progressive, en faisant siéger des magistrats judiciaires comme juges et non comme présidents. Les tribunaux de commerce, qui remontent à Michel de L'Hospital, fonctionnent globalement assez bien ; leurs greffiers exercent en libéral et sont propriétaires de leur charge, ce qui pose un problème budgétaire majeur. Mais peut-être les esprits ont-ils évolué, et peut-être un projet de loi de réforme ne susciterait pas la même levée de bouclier qu'il a trente ans.
Sans doute faut-il en effet procéder avec tact en introduisant un magistrat dans le délibéré ; ce serait objectivement une garantie pour les citoyens.
Pour ce qui est de la durée de la procédure judiciaire, entre également en jeu une considération budgétaire. Il n'y a pas assez de juges d'instruction. Quand un seul juge d'instruction est chargé de cinquante dossiers – et que, lorsqu'ils sont deux, il leur faut en outre harmoniser leurs calendriers – et quand manquent les greffiers, le traitement des affaires s'éternise. Mais on ne se satisfait pas non plus d'une justice qui va trop vite. La justice doit marcher à son pas, sans lenteur suspecte ni hâte excessive. Dans une certaine affaire relative à un produit pharmaceutique qui a causé du tort à plusieurs centaines de personnes, les réquisitions ont été prises, les plaidoiries de la défense entendues, et le jugement sera rendu dans plus de six mois, car il faut le temps de rédiger un jugement de plusieurs centaines de pages.
La collégialité du jugement est un aspect essentiel de l'indépendance de la justice. Elle existe de moins en moins, faute de temps ou de juges disponibles. Les avocats, en matière civile, peuvent s'opposer à ce que la cour d'appel siège en juge unique, mais l'affaire sera alors renvoyée à trois ou six mois – et s'il y a urgence, on cherchera quelqu'un au détour d'un couloir pour compléter le tribunal… Une tradition ancienne permettait à l'avocat le plus ancien à la barre de jouer ce rôle. Cela se produit encore de temps en temps. C'est une expérience délicate et impressionnante pour ceux qui la font, mais beaucoup de magistrats y répugnent désormais, en raison de la guéguerre entre eux et les avocats. La « famille judiciaire » est parfois éclatée, à mesure que les camarades de faculté dont l'un est magistrat et l'autre avocat voient leurs carrières s'éloigner. Le magistrat qui éprouve des difficultés à se loger à Paris peut voir d'un mauvais œil ce que sont les honoraires d'un avocat.
Sur le fond, il y a des affaires à bref délai, il y a des assignations à jour fixe en matière civile, mais il est très difficile de fixer une règle selon laquelle tel jugement doit être rendu dans tel délai : la justice doit prendre son temps.
Je ressens dans la juridiction judiciaire l'existence de chapelles. Qu'en est-il selon vous ? Cela a-t-il une incidence sur le sujet qui nous occupe ?
On parle de chapelles et aussi, parfois, de liens philosophiques. Je ne le constate pas directement. Les situations diffèrent selon la taille des villes. Dans les villes de taille moyenne où les barreaux comptent une petite centaine d'avocats et où l'on trouve quelques dizaines de magistrats, on se croise souvent à l'audience, au café ou au restaurant, les cercles amicaux sont les mêmes et il n'y a guère de problèmes. Dans les grandes villes, l'anonymat prévaut et avec lui l'éloignement. Les 30 000 avocats du barreau de Paris sont trop nombreux pour se connaître entre eux et, sauf à être spécialisés en une matière donnée, ils connaissent rarement les juges devant lesquels ils plaident ; il faut être chenu pour connaître les chefs de juridiction, et avoir été bâtonnier ne crée pas nécessairement des liens avec les magistrats. L'École nationale de la magistrature et l'École des avocats sont deux mondes qui coexistent ; ce n'est plus du tout la famille judiciaire d'antan. On correspond désormais par le biais du réseau privé virtuel des avocats, et à Paris la salle des pas perdus était désertée avant même le déménagement du tribunal.
Je ne veux accabler les magistrats. Rendre la justice est une œuvre difficile et délicate ; il est plus facile d'être avocat. Quelques avocats deviennent magistrats ; beaucoup de magistrats arrivant fringants à l'âge de la retraite deviennent avocats ; ils voient alors que ce métier très différent du leur a ses propres difficultés, et que le rapport à la chose judiciaire n'est pas le même.
La justice doit être indépendante ; elle doit aussi donner l'apparence de l'être. Un des éléments clés de l'avis de 2013 est donc que la garantie de ce principe fondamental d'un État de droit ne peut dépendre uniquement de pratiques vertueuses. Le fait que les gardes des Sceaux respectent les avis du CSM depuis de nombreuses années ne suffit pas ; des garanties institutionnelles doivent être gravées dans le marbre de la loi ou de la Constitution. C'est pourquoi la CNCDH recommandait en 2013 déjà de mettre fin à l'incongruité consistant à confier au président de la République la garantie de l'indépendance de l'autorité judiciaire en confiant ce soin à un CSM doté de plus de moyens et de plus de pouvoirs.
Pour que le CSM soit le pivot de l'indépendance de la justice, il doit lui-même présenter toutes les garanties d'indépendance. J'ai connu le CSM d'avant 1993, qui siégeait à l'Élysée sous la présidence du président de la République et la vice-présidence du garde des Sceaux. Même alors, il y avait une indépendance, puisque les propositions du CSM dans sa formation de l'époque étaient toujours entérinées par le président de la République. Mais il faut toujours aller de l'avant dans l'indépendance non seulement statutaire mais visible du Conseil supérieur. Le CSM devrait bien sûr nommer les procureurs généraux. Je lance un appel aux parlementaires pour qu'ils se mettent d'accord et trouvent la majorité des trois cinquièmes leur permettant d'aller en Congrès à Versailles se prononcer sur ce point-là.
Je suis convaincu qu'une évolution dans le sens que vous indiquez protégerait le pouvoir politique en garantissant la sincérité de son désir d'autonomie de la justice. J'ai lu la tribune écrite par les présidents deux principaux syndicats de magistrats appelant à en finir avec l'ère du soupçon. C'est précisément l'objet de notre commission.
Il n'a pas encore été question du rapport entre la justice et la presse, autre pouvoir. Il est difficile de conjuguer le nécessaire secret de l'instruction, qui participe de la sérénité de la justice, et l'utilité démocratique d'informer le public. Ce ne sont pas les avocats qui alimentent les journalistes car ils sont tenus à un double secret : le secret professionnel dans l'intérêt du client, et le secret de l'instruction. Greffiers et parquetiers sont sans doute plus libres, sinon de communiquer des pièces, du moins de faire en sorte que, comme par hasard, elles soient à merci. Il est toujours désagréable pour l'avocat d'une partie de voir un procès-verbal d'instruction ou d'audition presque intégralement publié dans un grand journal. C'est anormal. Le secret de l'instruction participe de la protection des victimes et des personnes mises en examen, présumées innocentes jusqu'à la condamnation définitive en appel.
On aborde là d'autres aspects, par exemple les effets de l'état d'urgence sanitaire sur la détention provisoire. La CNCDH s'en est préoccupée, et elle a bien sûr rendu un avis négatif sur la prolongation de plein droit des détentions provisoires.
Le respect des droits de la défense est un des problèmes actuels. Qu'au tribunal de Paris la défense soit ainsi isolée est un mauvais signal. Nous devons nous emparer de cette question.
Il n'est bien sûr plus nécessaire de construire des tribunaux en forme de temple grec et la justice doit être accessible pratiquement aux justiciables, handicapés compris. On a prétendu consulter les avocats sur l'avant-projet de bâtiment, mais le conseil d'administration de l'établissement public du palais de justice de Paris comptait vingt-quatre membres dont un seul avocat et nous n'avons pas été entendus. Mettre les magistrats d'un côté, dans leur tour, est une erreur profonde ; je crois qu'ils en sont conscients aussi – et l'État s'est endetté pour longtemps avec ce partenariat public-privé.
Des magistrats nous ont dit se trouver désarmés en lisant dans la presse des articles péremptoires qu'ils ne peuvent contester parce que l'instruction est en cours ; peut-être pourrait-on ouvrir une fenêtre de contradictoire pour renforcer l'égalité des armes. Je signale que tout le monde, avocats compris, donne des éléments sur les procédures en cours aux journalistes ; ils nous ont dit eux-mêmes que leurs sources sont d'origines très diverses.
Peut-être ai-je eu une réaction corporatiste en disant qu'un avocat ne communique pas de pièces de l'instruction, mais c'est qu'à mon avis un avocat de la défense n'a pas intérêt à le faire. Cela étant, ils sont de plus en plus nombreux à prendre le micro après les audiences pour plaider une seconde fois, avec un succès variable. Le secret de l'instruction est dans l'intérêt de la justice. Le code de procédure pénale prévoit néanmoins que le procureur de la République puisse s'exprimer pendant l'instruction dans les affaires criminelles pour donner au public quelques éléments du dossier de manière en principe impartiale.
Je retiens de vos propos l'importance que nous devons attacher à l'égalité des armes. Nous devrons nous interroger sur le poids que prend l'enquête préliminaire, sur l'information judiciaire, sur la faiblesse du nombre de juges d'instruction. Enfin, les procureurs de la République ne devraient-ils pas se rapprocher des commissariats de police ?
Le code de procédure pénale prévoit qu'ils peuvent s'y rendre mais ils le font rarement et, en ce cas, ils préviennent souvent de leur venue ; il serait mieux qu'ils ne préviennent pas. J'ai évoqué la misère de la justice, mais il faut aussi parler de la misère de la police, avec un manque de moyens patent, des locaux dans un état lamentable et des locaux de garde à vue dans un état pire encore, en contradiction avec les principes élémentaires du respect des droits de l'homme, comme dans les prisons. Les prisons belges sont beaucoup mieux tenues que les nôtres.
En principe, la police est le bras armé du procureur, mais les policiers ne l'entendent pas ainsi ; dans la police il y a la hiérarchie mais aussi les syndicats. Le procureur devrait avoir des relations plus fréquentes avec la police. Dans les grands tribunaux, il suffirait de spécialiser un vice-procureur ou un procureur adjoint chargé d'assurer une liaison permanente avec l'autorité policière pour que les choses se passent mieux qu'actuellement. Je souligne que la tâche de la police est devenue extrêmement difficile : elle n'est plus respectée, ne fait plus peur qu'aux honnêtes gens et une déplorable logique d'affrontement s'est instaurée. L'État a besoin d'un bras armé ; penser que la vie en société irait mieux sans police est une conception irénique. Une bonne justice est rendue avec une bonne police de prévention et d'exécution.
La séance est levée à 12 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Cécile Untermaier