Intervention de Christiane Taubira

Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 9h30
Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Christiane Taubira, ancienne ministre de la justice :

Je vous remercie de m'avoir invitée pour exposer ce que j'ai eu l'occasion de faire à la tête du ministère régalien qu'est le ministère de la justice. S'intéresser aux obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, comme le fait votre commission, revient à s'interroger sur le soupçon qui pèse sur les responsables politiques mais aussi, chose plus encore préjudiciable car la défiance à l'égard du personnel politique est courante, sur les magistrats eux-mêmes, sur leur neutralité vis-à-vis du pouvoir politique, sur l'impartialité de leurs décisions. C'est une question majeure qu'il convient de traiter le plus sérieusement possible.

Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, en 2012, les rapports entre le pouvoir exécutif et l'institution judiciaire étaient exécrables, pour dire les choses très franchement. L'affaire Bettencourt avait installé dans la societé une défiance à l'égard des responsables politiques et des magistrats. La Cour de cassation était allée jusqu'à prononcer le dépaysement du dossier tant l'affaire avait de retentissements.

Pour moi, il y avait alors deux enjeux : les correctifs à apporter pour modifier cette ambiance, les conditions mêmes dans lesquelles les magistrats peuvent exercer leurs fonctions juridictionnelles.

Je me suis très vite mise à travailler sur les relations entre le garde des Sceaux, les parquets généraux et les parquets. Dès juillet 2012, j'ai fait en sorte que les hauts postes de magistrats du parquet soient inscrits dans la liste des postes à pourvoir et des candidatures, dite « transparence ». Comme je m'étais engagée à respecter les avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), je tenais à ce qu'il dispose de tous les éléments pour prendre les décisions les plus incontestables. Je lui ai donc donné accès aux dossiers de services des magistrats, ce qui a en outre ouvert un droit de recours pour les candidates et les candidats n'ayant pas été retenus. Pendant toute la période où j'ai été ministre, j'ai scrupuleusement respecté les choix de cette instance.

Ensuite, je me suis attelée à la réforme constitutionnelle –je sais que de l'eau a coulé sous les ponts depuis et qu'il y a des éléments nouveaux. Elle consistait à aligner le régime de nomination et le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur ceux des magistrats du siège. Se posait aussi la question de la présidence de la formation compétente pour les magistrats du parquet et de celle pour les magistrats du siège, du nombre de magistrats et de personnalités qui les composent. Questions qui n'ont rien de mineur car plus on éloigne l'institution judiciaire du pouvoir exécutif, plus il faut interroger son insertion dans la société civile. À cela s'ajoutaient la réforme de la Cour de justice de la République (CJR) et la volonté de constitutionnaliser le dialogue social.

Tout en continuant à travailler sur cette réforme constitutionnelle, morte au Sénat, après une première lecture devant l'Assemblée, j'ai continué à approfondir la nécessité d'une clarification des relations entre le Chancellerie, les parquets généraux et les parquets. C'est ainsi que j'ai proposé au Parlement le projet de loi qui allait devenir la loi du 25 juillet 2013, dont je ne suis pas peu fière. Il procédait à une modification des articles 30 à 39 du code de procédure pénale. Il comprenait quelques dispositions emblématiques concernant les attributions du garde des Sceaux et du ministère public : au garde des Sceaux, la responsabilité de la politique pénale et la mission de s'assurer de la cohérence et de l'efficacité de celle-ci sur la totalité du territoire ; aux magistrats du parquet, l'action publique. Ce n'était pas rien : rappelons que la loi de 2004 avait confié l'action publique au garde des Sceaux. La disposition la plus emblématique était bien sûr l'interdiction pour tout garde des Sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles.

Cette loi a été saluée par beaucoup, y compris par des hauts magistrats qui ont osé dire publiquement qu'elle apportait des garanties institutionnelles et qu'elle instaurait un avant et un après dans la vie des magistrats du parquet comme de ceux du siège. Surtout la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a reconnu le ministère public comme autorité judiciaire compétente pour émettre des mandats d'arrêt européens.

L'indépendance de la justice renvoie aussi à la question spécifique des remontées d'informations. Jusqu'en 2013, on considérait que ce dispositif tirait sa justification de l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 selon lequel les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des Sceaux. C'est l'article 4 de la loi du 25 juillet 2013, modifiant l'article 35 du code de procédure pénale, qui a instauré un cadre légal : il précise que le procureur général, soit d'initiative, soit sur demande du ministre de la justice, adresse ces informations au ministre. Cela dit la question demeure puisque des soupçons s'expriment à chaque fois qu'il y a un dossier sensible.

Je considérais qu'il y avait au sein de l'institution judiciaire des ressources humaines, intellectuelles, professionnelles et j'ai mis en place une commission de modernisation du ministère public, présidée par Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation. Composée de quarante-cinq membres – magistrats du parquet, du siège, greffiers, avocats, universitaires, représentants de la police et de la gendarmerie –, elle a travaillé de juillet à novembre 2013 et m'a remis un rapport dans lequel j'ai puisé pour réformer les remontées d'informations. La loi du 25 juillet avait eu rapidement des effets, leur nombre étant passé en quelques semaines à peine de près de 50 000 à 5 000 mais il fallait structurer les choses. J'ai pu élaborer la circulaire du 31 janvier 2014, enrichie par une annexe encadrant ce dispositif qui a soulevé des commentaires et parfois même des critiques.

Si vous me permettez une incise, monsieur le président, j'avoue que j'ai eu un haut-le-cœur en découvrant l'intitulé de la commission d'enquête. La Constitution parle de l'« autorité judiciaire », dont le Président garantit l'indépendance, et non de « pouvoir judiciaire ». Je n'ai pas besoin de vous dire ce que le pouvoir suppose en termes de légitimité et d'exercice des responsabilités. C'est une question majeure qui renvoie à l'article 20 de la Constitution et à la responsabilité qu'a le Gouvernement de conduire la politique de la Nation.

Les remontées d'informations répondent à une série de critères, à commencer par la gravité intrinsèque des faits et le nombre des victimes. C'est grâce à de telles remontées que nous avons pu nous rendre compte, assez tardivement du reste, que le tribunal de grande instance de Marseille ne pouvait assurer dans des conditions satisfaisantes pour les victimes, au nombre de 6 000, le procès des prothèses mammaire PIP (Poly Implant Prothèse). Je me souviens du stress que j'ai vécu pour trouver en quelques jours 800 000 euros pour réquisitionner un lieu et l'aménager. Citons encore le procès de l'explosion de l'usine AZF (Azote Fertilisants) ou le dossier de l'amiante, toujours inachevé, et d'autres contentieux concernant la santé publique. Parmi les critères, il y a aussi la médiatisation possible et probable d'une affaire, la mise en cause de personnels de justice, magistrats ou fonctionnaires, les affaires sensibles pour l'opinion publique telles que des événements publics et bien sûr le terrorisme.

Certains ont estimé que le nombre de remontées n'avait pas suffisamment diminué. Objectivement, il y en a encore un peu trop. Je suppose que vous avez des pistes et que vous les approfondissez. Nous avions réfléchi à certaines d'entre elles. Évidemment, la solution de facilité, sympathique comme le sont souvent les solutions démagogiques, serait de supprimer les remontées : avec ça, tout le monde serait tranquille mais la démocratie ne fonctionnerait pas. Il faudrait supprimer la fonction de garde des Sceaux ; mais, à ce moment-là, qui rendrait compte, qui prendrait les décisions, qui définirait la politique pénale ? Ce n'est pas concevable, le garde des Sceaux a des responsabilités et il doit pouvoir les exercer. Il lui revient, par exemple, de décider de la constitution d'une équipe commune d'enquête. Le lundi qui a suivi les attentats du vendredi 13 novembre 2015, j'ai ainsi autorisé une équipe commune avec la Belgique, l'Allemagne et l'Italie : deux jours après, nous avions des informations significatives sur l'un des commanditaires des attentats et le mercredi 18 novembre était menée l'opération que vous savez à Saint-Denis. D'autres prérogatives du garde des Sceaux relèvent de la coopération pénale internationale, qu'il s'agisse des affaires pénales internationales ou du terrorisme – il siège au Conseil de défense. Toutes ces responsabilités justifient le maintien de ces remontées d'informations.

L'institution judiciaire est le service public de la justice au service des citoyens. Il faut pouvoir le faire fonctionner en prenant des décisions destinées à gérer, anticiper et corriger. J'ai beaucoup d'exemples en tête : j'ai voulu liquider des créances à l'égard d'experts qui s'étaient accumulées sur plusieurs années ; j'ai pris la décision de centraliser au niveau de la direction des services judiciaires les contraintes de gestion des petites juridictions.

Les remontées d'informations sont aussi utiles pour l'évolution de la législation. Elles permettent de relever des contentieux nouveaux ou des difficultés dans certains contentieux.

Je termine par le parquet national financier (PNF). Pour sa mise en place, j'ai tenu à fixer deux contraintes : d'une part, le respect de ce qu'on appelle le parquet à la française ; d'autre part, l'efficacité dans la lutte contre la corruption, la très grande criminalité économique et financière. Avec les parlementaires, qui ont été particulièrement actifs et offensifs pendant l'examen de ce projet de loi riche de plus de soixante-cinq articles, nous avons supprimé trente-neuf pôles économiques et financiers qui ne fonctionnaient pas vraiment, réorganisé les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) et nous avons redéfini les compétences spécifiques du PNF, notamment pour ce qui concerne les atteintes à la probité, la très grande criminalité économique et financière et l'évasion fiscale. Nous avons modifié également les relations avec l'administration fiscale et surtout nous avons répondu à des observations formulées par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) si bien que nous avons pu nous élever au niveau des meilleurs standards internationaux.

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