La séance est ouverte à 9 heures 30.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La Commission d'enquête entend Mme Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice.
Pour l'avant-dernière audition de notre commission d'enquête, nous entendons Mme Christiane Taubira, ministre de la justice de mai 2012 à janvier 2016. C'est vous, madame, qui avez mis un terme aux instructions individuelles et qui avez supervisé le nouveau cadrage des remontées d'informations grâce à la fameuse circulaire du 31 janvier 2014.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Madame, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Christiane Taubira prête serment.)
Je vous remercie de m'avoir invitée pour exposer ce que j'ai eu l'occasion de faire à la tête du ministère régalien qu'est le ministère de la justice. S'intéresser aux obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, comme le fait votre commission, revient à s'interroger sur le soupçon qui pèse sur les responsables politiques mais aussi, chose plus encore préjudiciable car la défiance à l'égard du personnel politique est courante, sur les magistrats eux-mêmes, sur leur neutralité vis-à-vis du pouvoir politique, sur l'impartialité de leurs décisions. C'est une question majeure qu'il convient de traiter le plus sérieusement possible.
Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, en 2012, les rapports entre le pouvoir exécutif et l'institution judiciaire étaient exécrables, pour dire les choses très franchement. L'affaire Bettencourt avait installé dans la societé une défiance à l'égard des responsables politiques et des magistrats. La Cour de cassation était allée jusqu'à prononcer le dépaysement du dossier tant l'affaire avait de retentissements.
Pour moi, il y avait alors deux enjeux : les correctifs à apporter pour modifier cette ambiance, les conditions mêmes dans lesquelles les magistrats peuvent exercer leurs fonctions juridictionnelles.
Je me suis très vite mise à travailler sur les relations entre le garde des Sceaux, les parquets généraux et les parquets. Dès juillet 2012, j'ai fait en sorte que les hauts postes de magistrats du parquet soient inscrits dans la liste des postes à pourvoir et des candidatures, dite « transparence ». Comme je m'étais engagée à respecter les avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), je tenais à ce qu'il dispose de tous les éléments pour prendre les décisions les plus incontestables. Je lui ai donc donné accès aux dossiers de services des magistrats, ce qui a en outre ouvert un droit de recours pour les candidates et les candidats n'ayant pas été retenus. Pendant toute la période où j'ai été ministre, j'ai scrupuleusement respecté les choix de cette instance.
Ensuite, je me suis attelée à la réforme constitutionnelle –je sais que de l'eau a coulé sous les ponts depuis et qu'il y a des éléments nouveaux. Elle consistait à aligner le régime de nomination et le régime disciplinaire des magistrats du parquet sur ceux des magistrats du siège. Se posait aussi la question de la présidence de la formation compétente pour les magistrats du parquet et de celle pour les magistrats du siège, du nombre de magistrats et de personnalités qui les composent. Questions qui n'ont rien de mineur car plus on éloigne l'institution judiciaire du pouvoir exécutif, plus il faut interroger son insertion dans la société civile. À cela s'ajoutaient la réforme de la Cour de justice de la République (CJR) et la volonté de constitutionnaliser le dialogue social.
Tout en continuant à travailler sur cette réforme constitutionnelle, morte au Sénat, après une première lecture devant l'Assemblée, j'ai continué à approfondir la nécessité d'une clarification des relations entre le Chancellerie, les parquets généraux et les parquets. C'est ainsi que j'ai proposé au Parlement le projet de loi qui allait devenir la loi du 25 juillet 2013, dont je ne suis pas peu fière. Il procédait à une modification des articles 30 à 39 du code de procédure pénale. Il comprenait quelques dispositions emblématiques concernant les attributions du garde des Sceaux et du ministère public : au garde des Sceaux, la responsabilité de la politique pénale et la mission de s'assurer de la cohérence et de l'efficacité de celle-ci sur la totalité du territoire ; aux magistrats du parquet, l'action publique. Ce n'était pas rien : rappelons que la loi de 2004 avait confié l'action publique au garde des Sceaux. La disposition la plus emblématique était bien sûr l'interdiction pour tout garde des Sceaux de donner des instructions dans les affaires individuelles.
Cette loi a été saluée par beaucoup, y compris par des hauts magistrats qui ont osé dire publiquement qu'elle apportait des garanties institutionnelles et qu'elle instaurait un avant et un après dans la vie des magistrats du parquet comme de ceux du siège. Surtout la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a reconnu le ministère public comme autorité judiciaire compétente pour émettre des mandats d'arrêt européens.
L'indépendance de la justice renvoie aussi à la question spécifique des remontées d'informations. Jusqu'en 2013, on considérait que ce dispositif tirait sa justification de l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 selon lequel les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des Sceaux. C'est l'article 4 de la loi du 25 juillet 2013, modifiant l'article 35 du code de procédure pénale, qui a instauré un cadre légal : il précise que le procureur général, soit d'initiative, soit sur demande du ministre de la justice, adresse ces informations au ministre. Cela dit la question demeure puisque des soupçons s'expriment à chaque fois qu'il y a un dossier sensible.
Je considérais qu'il y avait au sein de l'institution judiciaire des ressources humaines, intellectuelles, professionnelles et j'ai mis en place une commission de modernisation du ministère public, présidée par Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation. Composée de quarante-cinq membres – magistrats du parquet, du siège, greffiers, avocats, universitaires, représentants de la police et de la gendarmerie –, elle a travaillé de juillet à novembre 2013 et m'a remis un rapport dans lequel j'ai puisé pour réformer les remontées d'informations. La loi du 25 juillet avait eu rapidement des effets, leur nombre étant passé en quelques semaines à peine de près de 50 000 à 5 000 mais il fallait structurer les choses. J'ai pu élaborer la circulaire du 31 janvier 2014, enrichie par une annexe encadrant ce dispositif qui a soulevé des commentaires et parfois même des critiques.
Si vous me permettez une incise, monsieur le président, j'avoue que j'ai eu un haut-le-cœur en découvrant l'intitulé de la commission d'enquête. La Constitution parle de l'« autorité judiciaire », dont le Président garantit l'indépendance, et non de « pouvoir judiciaire ». Je n'ai pas besoin de vous dire ce que le pouvoir suppose en termes de légitimité et d'exercice des responsabilités. C'est une question majeure qui renvoie à l'article 20 de la Constitution et à la responsabilité qu'a le Gouvernement de conduire la politique de la Nation.
Les remontées d'informations répondent à une série de critères, à commencer par la gravité intrinsèque des faits et le nombre des victimes. C'est grâce à de telles remontées que nous avons pu nous rendre compte, assez tardivement du reste, que le tribunal de grande instance de Marseille ne pouvait assurer dans des conditions satisfaisantes pour les victimes, au nombre de 6 000, le procès des prothèses mammaire PIP (Poly Implant Prothèse). Je me souviens du stress que j'ai vécu pour trouver en quelques jours 800 000 euros pour réquisitionner un lieu et l'aménager. Citons encore le procès de l'explosion de l'usine AZF (Azote Fertilisants) ou le dossier de l'amiante, toujours inachevé, et d'autres contentieux concernant la santé publique. Parmi les critères, il y a aussi la médiatisation possible et probable d'une affaire, la mise en cause de personnels de justice, magistrats ou fonctionnaires, les affaires sensibles pour l'opinion publique telles que des événements publics et bien sûr le terrorisme.
Certains ont estimé que le nombre de remontées n'avait pas suffisamment diminué. Objectivement, il y en a encore un peu trop. Je suppose que vous avez des pistes et que vous les approfondissez. Nous avions réfléchi à certaines d'entre elles. Évidemment, la solution de facilité, sympathique comme le sont souvent les solutions démagogiques, serait de supprimer les remontées : avec ça, tout le monde serait tranquille mais la démocratie ne fonctionnerait pas. Il faudrait supprimer la fonction de garde des Sceaux ; mais, à ce moment-là, qui rendrait compte, qui prendrait les décisions, qui définirait la politique pénale ? Ce n'est pas concevable, le garde des Sceaux a des responsabilités et il doit pouvoir les exercer. Il lui revient, par exemple, de décider de la constitution d'une équipe commune d'enquête. Le lundi qui a suivi les attentats du vendredi 13 novembre 2015, j'ai ainsi autorisé une équipe commune avec la Belgique, l'Allemagne et l'Italie : deux jours après, nous avions des informations significatives sur l'un des commanditaires des attentats et le mercredi 18 novembre était menée l'opération que vous savez à Saint-Denis. D'autres prérogatives du garde des Sceaux relèvent de la coopération pénale internationale, qu'il s'agisse des affaires pénales internationales ou du terrorisme – il siège au Conseil de défense. Toutes ces responsabilités justifient le maintien de ces remontées d'informations.
L'institution judiciaire est le service public de la justice au service des citoyens. Il faut pouvoir le faire fonctionner en prenant des décisions destinées à gérer, anticiper et corriger. J'ai beaucoup d'exemples en tête : j'ai voulu liquider des créances à l'égard d'experts qui s'étaient accumulées sur plusieurs années ; j'ai pris la décision de centraliser au niveau de la direction des services judiciaires les contraintes de gestion des petites juridictions.
Les remontées d'informations sont aussi utiles pour l'évolution de la législation. Elles permettent de relever des contentieux nouveaux ou des difficultés dans certains contentieux.
Je termine par le parquet national financier (PNF). Pour sa mise en place, j'ai tenu à fixer deux contraintes : d'une part, le respect de ce qu'on appelle le parquet à la française ; d'autre part, l'efficacité dans la lutte contre la corruption, la très grande criminalité économique et financière. Avec les parlementaires, qui ont été particulièrement actifs et offensifs pendant l'examen de ce projet de loi riche de plus de soixante-cinq articles, nous avons supprimé trente-neuf pôles économiques et financiers qui ne fonctionnaient pas vraiment, réorganisé les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) et nous avons redéfini les compétences spécifiques du PNF, notamment pour ce qui concerne les atteintes à la probité, la très grande criminalité économique et financière et l'évasion fiscale. Nous avons modifié également les relations avec l'administration fiscale et surtout nous avons répondu à des observations formulées par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) si bien que nous avons pu nous élever au niveau des meilleurs standards internationaux.
S'agissant des remontées d'informations, vous avez vous-mêmes souligné que certaines posaient des difficultés et que d'autres avaient davantage un caractère d'évidence, par exemple, pour traiter de questions qui ne relèvent pas du fond du procès mais de l'ordre public. La politique pénale est aussi souvent invoquée pour les justifier car elles servent de base à des analyses statistiques qui permettent de décider d'orientations dans telle ou telle direction – je pense par exemple aux violences conjugales ou intrafamiliales. En réalité, celles qui font débat portent sur les affaires individuelles dites sensibles, de nature politique ou économique.
Le vrai problème pour un garde des Sceaux n'est-il pas d'avoir des remontées d'informations et de ne pas savoir qu'en faire car s'il les utilisait, il serait pris en défaut ? Je crois me souvenir que vous avez connu une mésaventure concernant l'affaire Nicolas Sarkozy. Et votre successeur est passé devant la Cour de justice de la République pour avoir divulgué une information portée à sa connaissance selon le circuit prévu par la circulaire de 2014.
Je vous le demande : à quoi cela sert-il ?
Incontestablement, certaines informations mettent le garde des Sceaux dans l'embarras. Vous avez évoqué une affaire qui avait une dimension cocasse induite par une dimension folklorique, celle des écoutes de la ligne téléphonique ouverte par un ancien Président de la République sous le nom de Paul Bismuth. Cela permet de rappeler une chose importante : les remontées d'informations concernent des actes que les magistrats ont déjà accomplis. Ceux-ci ne demandent ni autorisation, ni instruction, ils informent de ce qu'ils ont fait. Dans le cas de « Paul Bismuth », j'ai été informée en mars 2014 que de février à septembre ou octobre 2013, les magistrats avaient décidé d'écoutes et que leurs analyses les avaient conduits à de nouvelles enquêtes. À l'époque, entre la procédure Karachi et la charge de travail du ministère, dont une journée nécessiterait une semaine, j'avoue que je n'ai peut-être pas consacré à cette affaire l'attention qu'elle méritait. On me cassait la tête avec, cela m'incommodait et pesait sur les tâches que j'avais à accomplir.
C'est vrai que c'est gênant pour le garde des Sceaux. Que doit-il faire des remontées concernant des élus, des hauts fonctionnaires, des responsables de grandes entreprises ? Rien, il n'en a aucun usage. Par contre, on sait qu'il en dispose et il a besoin de savoir. Je trouve concevable que les parlementaires saisissent le garde des Sceaux quand ils sont pris d'assaut dans leurs circonscriptions, par exemple par des maires qui considèrent qu'on leur pourrit la vie à cause de d'histoires de marché public. Toutefois je ne serais pas choquée à l'idée que l'on dispense le garde des Sceaux d'avoir ce type de remontées d'informations. Cela me paraitrait plus clair et plus simple. Mais cela n'exonère pas d'une réflexion sur la cascade de conséquences que cela entraînerait. Il faudrait que les députés et les sénateurs, lors des questions au Gouvernement, renoncent à interroger le garde des sceaux sur ces procédures-là. Il faudrait que les médias acceptent qu'il n'a pas d'information. Mais s'ils n'obtiennent pas le minimum d'informations, ils peuvent vouloir chercher le maximum d'informations. Cela pose des questions sur les risques qui pèseraient sur le secret de l'instruction.
Merci pour cette réponse claire et précise, que je partage. Il y a toujours le risque de faire un usage de certaines informations qui n'est pas le bon.
Et il y a plein de gens pour vous interroger. J'ai parlé des parlementaires, dont la démarche est compréhensible, mais il y en a beaucoup d'autres.
J'ai moi-même interrogé Mme la garde des Sceaux sur une affaire individuelle, sur laquelle elle avait a priori bénéficié de remontées d'informations. Je n'ai pas obtenu de réponses mais c'est le jeu des questions au Gouvernement.
Les remontées d'informations seraient, dit-on, parfois plus rapides du côté du ministère de l'intérieur que de celui de la justice. Vous est-il arrivé de ne pas avoir connaissance d'informations dont le ministère de l'intérieur disposait ?
Je n'ai pas d'affaires précises en tête, du moins spectaculaires, mais je sais que cette question se posait – et sans doute se pose-t-elle encore – et que nous en avons débattu.
Disons très clairement les choses : lorsque nous nous interrogeons sur un dysfonctionnement, interrogeons d'abord le cadre et ensuite les comportements. Le cadre existe. Le code de procédure pénale en ses articles 30 et suivants définit très clairement les relations entre l'autorité judiciaire et la police judiciaire : ses agents sont placés sous l'autorité du procureur de la République. Se pose la question de la loyauté et de la conduite normale des enquêtes, sans oublier la pesanteur des habitudes, des rapports de force entre les deux ministères, des relations du Président de la République avec chacun d'eux. Pour ma part, je n'ai pas eu de difficultés avec les différents ministres de l'intérieur, même s'il y en a un avec qui j'ai travaillé beaucoup mieux et plus facilement. Si les informations remontent plus vite et de manière plus fluide au ministère de l'intérieur, ce n'est pas parce que le fonctionnement des parquets est en cause. Il faut plutôt se demander pourquoi des officiers de police judiciaire, placés sous l'autorité d'un procureur de la République, font remonter des informations par un autre canal.
Il nous a été dit que c'était pour des raisons d'ordre public mais cela interroge car ces remontées ont lieu en dehors de tout cadre au ministère de l'intérieur. Si elles sont motivées, pourquoi ne seraient-elles pas versées dans la procédure ? Ce pourrait être une piste de réflexion.
Je ne comprends pas l'argument de l'ordre public. Si vous souhaitez obtenir une information sur une procédure, vous vous tournerez plutôt vers le garde des Sceaux que vers le ministre de l'intérieur.
J'estime que des remontées sont utiles au garde des Sceaux pour mieux organiser le service public de la justice, et je conçois parfaitement que le ministre de l'intérieur en ait besoin pour les mêmes raisons d'organisation. Mais à ce moment-là, les informations n'ont pas à porter sur la procédure elle-même. Si l'objectif est de savoir pourquoi des véhicules, en mauvais état, ne sont pas arrivés à temps, le sujet n'est pas le contenu de la perquisition mais l'état du parc automobile. C'est ainsi que je comprends les choses mais il est possible que je les comprenne mal.
Les questions que nous avons adressées aux policiers, aux gendarmes et au ministre de l'intérieur n'entraient pas dans ce niveau de détails… En tout cas, il faudrait encadrer davantage la circulation de l'information au sein du ministère de l'intérieur, afin de lever toute suspicion.
Nous avons des lois ! On ne peut pas être extrêmement sévère vis-à-vis du justiciable ordinaire et, parce que l'on appartient aux services de l'État, se permettre des écarts !
Je suis d'accord avec vous : il y a la loi. Mais il y a aussi la pratique qui, au sein des administrations et des ministères, se glisse parfois dans les interstices de la loi. Et c'est aussi l'un des sujets qui intéressent notre commission d'enquête.
J'aimerais, avant de passer la parole au rapporteur, vous poser une dernière question sur les rapports du garde des Sceaux avec l'Élysée. Le Président de la République est garant de l'autorité judiciaire – pour utiliser le terme constitutionnel, cette fois – et il a un conseiller justice. Comment les choses se passent-elles ? A priori, l'information qui remonte au garde des Sceaux est une information qui remonte à l'exécutif : elle peut donc être partagée avec le Premier ministre, potentiellement avec d'autres ministres et, évidemment, avec le Président de la République. Quelle est la nature des liens qui existent entre la place Vendôme et l'Élysée ? Vous-même, comment avez-vous vécu et fait vivre le fait que le Président de la République soit garant de l'autorité judiciaire ?
La loi du 25 juillet 2013 a certes limité les remontées d'information, mais on en compte toujours des milliers : lorsque l'information relative à M. Paul Bismuth arrive au ministère, il en arrive un tas d'autres en même temps. Elles arrivent à la direction des affaires criminelles et des grâces, pas à la chancellerie. La DACG fait un premier tri et ne transmet au cabinet que les informations qui concernent des affaires sensibles. Le cabinet procède à un second tri, puisqu'il faut éviter de submerger le garde des Sceaux avec des dossiers sans importance.
Votre question concernait plutôt les sujets extrêmement sensibles. Pour ma part, je faisais remonter très peu de choses au Premier ministre et au Président de la République. Lorsqu'il m'est arrivé de le faire, c'était au titre de l'article 20 de la Constitution, qui s'applique à tous les ministres : je considérais que si je disposais de ces informations, c'était en tant que membre du Gouvernement. Il m'est arrivé de faire un signalement, mais je n'ai rien transmis. Du reste, à moi non plus, on ne transmettait rien, sauf lorsqu'une affaire commençait à faire du bruit : dans ce cas, on me faisait une note. Des liasses que je n'avais pas lues ont été transmises à l'Élysée, mais je répète que les informations qui remontent portent sur ce qui est déjà fait.
Vous nous dites donc que des informations remontaient jusqu'à l'Élysée sans que vous en ayez pris connaissance ?
Je dis qu'il est possible que ce soit arrivé, parce que ce n'est pas inconcevable, quand on connaît le fonctionnement du ministère. Pardonnez-moi mais le pouvoir, c'est le pouvoir ! Il s'exerce : c'est une responsabilité, on doit rendre des comptes ! En tant que garde des Sceaux, je le faisais au moins trois fois par semaine : deux fois ici et une fois au Sénat. Et puis, je recevais sans arrêt des lettres de parlementaires : on rend des comptes ! Il faut exercer le pouvoir ! On a des informations, il est légitime qu'on en dispose. Je n'ai pas passé mon temps à regarder ce que mon cabinet transmettait, pour information, au conseiller du Président de la République. Il paraissait normal que le Président soit informé des affaires qui étaient sorties dans les médias ou qui allaient sortir. Je ne crois pas que les membres de mon cabinet l'importunaient en l'informant de ces affaires. Pour ma part, je répète que j'ai transmis très peu de choses et que je ne l'ai fait que pour des sujets très sensibles.
Le Président de la République, à la différence des ministres, n'est pas responsable devant le Parlement. On peut interroger le garde des Sceaux lors des questions au Gouvernement, on peut le faire venir devant une commission d'enquête, mais ce n'est pas le cas du Président de la République.
Par ailleurs, il est vrai que les remontées d'information ne concernent que des actes passés, mais il faut tout de même faire une différence entre l'enquête préliminaire et l'instruction. Au cours de l'instruction, les personnes concernées ont accès à leur dossier, ce qui n'est pas le cas durant l'enquête préliminaire : le garde des Sceaux a alors accès à des informations auxquelles les intéressés n'ont pas accès.
C'est notre système, monsieur le président…
Sur le premier point, vous avez parfaitement raison et la réforme constitutionnelle que j'avais préparée prévoyait de modifier le statut pénal du Président de la République. C'est effectivement une question essentielle.
Sur le deuxième point, la défense peut avoir intérêt à ce que l'enquête préliminaire ne dure pas trop, car l'ouverture d'une information judiciaire lui permet d'accéder au dossier, et donc de préparer la défense. Mais quelle est l'utilité, pour le pouvoir politique, de détenir ces informations ? Il s'agit seulement d'être informé et de ne pas rester bouche bée si on lui en parle. Croyez bien que le fait de disposer de ces informations nous pourrit la vie plus qu'il ne nous réjouit.
Madame la ministre, je veux vous adresser un double remerciement. D'abord, je vous remercie d'avoir fait un long déplacement pour être devant nous ce matin : c'est un honneur et nous en mesurons l'intérêt. Ensuite, je vous remercie pour la vivacité et la clarté de vos réponses, qui n'est une surprise pour personne et qui est une richesse pour nous.
La remontée d'information est l'un des fils rouges de notre commission d'enquête. Vous avez dit que l'on pourrait envisager sa suppression, mais cela suppose en effet de clarifier la responsabilité du ministre, car il doit avoir les moyens de sa politique et de ses responsabilités. On pourrait envisager une séparation entre la conduite de la politique pénale, dont le garde des Sceaux a la responsabilité, et l'action publique, car ce sont deux choses très différentes. La remontée d'information est peut-être davantage justifiée pour la première que pour la deuxième.
La loi de 2013 et la circulaire de 2014 ont instauré, pour la première fois, des règles claires. Selon vous, peut-on encore faire évoluer les choses, par exemple en inscrivant dans la loi les dispositions contenues dans la circulaire ? Pour prendre quelques exemples, l'interdiction de transmettre des pièces de procédure ne figure que dans l'annexe de la circulaire et, sauf erreur de ma part, il n'y est pas question de l'interdiction de faire remonter des informations sur l'enquête à venir : c'est davantage une pratique qu'une règle écrite. Ne faudrait-il pas inscrire toutes ces dispositions dans la loi, afin de bien encadrer les pratiques – même si elles semblent évoluer dans le bon sens ? Ne faudrait-il pas également formaliser davantage les fameuses fiches d'action publique (FAP), qui arrivent à la DACG avant de parvenir au garde des Sceaux, et qui n'ont pas de statut précis ? Jean-Jacques Urvoas nous a dit que l'on ne sait jamais très bien si elles sont, ou non, classifiées.
Enfin, j'aimerais aborder un sujet un peu plus délicat. Un ministre, quelque précaution que l'on prenne au moment de sa nomination et quelles que soient ses qualités personnelles, peut être pris dans un conflit d'intérêts. Or la remontée d'information se fait tous azimuts. Voyez-vous un moyen de limiter la remontée d'information, ou plutôt de la filtrer, pour éviter que le ministre ne se trouve en difficulté ?
Des hauts magistrats et des parlementaires ont suggéré de donner un cadre législatif aux dispositions contenues dans la circulaire et dans son annexe : cela me paraît tout à fait concevable.
Si j'ai fait paraître la circulaire, c'est parce que je tenais vraiment à clarifier les choses très rapidement. Ce n'était pas un abus de pouvoir exécutif : cette circulaire était, d'une certaine façon, la circulaire d'application de la loi du 25 juillet 2013. J'ai toujours été très attentive aux circulaires d'application, au point de faire travailler la DACG en amont sur les grandes lois que j'ai eu le privilège de défendre. J'ai toujours veillé à ce que ses membres suivent pas à pas l'élaboration de la loi, afin que la circulaire d'application traduise exactement la volonté du législateur. Et sa publication a toujours suivi de peu la promulgation de la loi. Il est même arrivé que la circulaire soit prête deux jours avant.
(Sourires)
Je ne suis pas choquée à l'idée d'inscrire les dispositions de la circulaire dans un cadre législatif. Mais ce cadre est plus rigide : il faut donc bien mesurer les conséquences qu'aurait une modification des règles régissant la remontée d'information. Je prendrai un seul exemple, moins sensible politiquement, mais très important. Le ministère de la justice reçoit chaque jour de nombreux courriers de citoyens ordinaires, de justiciables. Je vais vous raconter une anecdote à ce propos. En tant que parlementaire, j'avais le souci de répondre à toutes les personnes qui m'écrivaient et je comptais faire de même au ministère de la justice. Mon directeur de cabinet m'a dit que ce serait impossible : je lui ai répondu que ça le serait. Comme il a beaucoup de tact, il m'a fait visiter le service du courrier : le personnel m'a expliqué que 1 700 lettres arrivaient chaque jour au ministère de la justice. Je me suis obstinée pendant deux semaines, puis je suis devenue raisonnable.
Mais ce courrier, il faut tout de même y répondre, et cela suppose d'avoir une remontée d'information ! Si ce n'est plus le ministère qui s'en occupe, alors il faut dire aux parquets généraux que les justiciables sont fondés à les interroger et que c'est à eux de gérer ces milliers de lettres. On peut considérer que tout cela est accessoire, que c'est une charge inutile pour le garde des Sceaux, mais le fonctionnement de la démocratie a des contraintes et l'institution judiciaire, c'est aussi le service public de la justice. Il faut que quelqu'un réponde aux justiciables et aux citoyens. Je ne suis pas contre l'idée d'inscrire les dispositions de la circulaire dans la loi, mais elle prévoit que quelqu'un se charge de cela. Et si le garde des Sceaux ne reçoit plus les informations, ses services ne peuvent plus répondre.
La loi du 25 juillet 2013 distingue clairement la politique pénale et l'action publique : il n'y a pas de confusion possible entre les deux – ou alors, c'est de la mauvaise foi. La seule zone qui pourrait être un peu trouble concerne la manière dont la remontée d'information peut amener à faire évoluer les lois. Mais je ne me fais pas d'inquiétude à ce sujet, parce que nous avons une vraie démocratie, que les lois sont débattues au Parlement et que nous avons des parlementaires très impliqués : j'ai pu le constater en tant que garde des sceaux. Notre parlement apporte les garanties d'un travail législatif approfondi.
J'aimerais avoir votre sentiment sur le parquet national financier. On a tendance à créer de plus en plus de parquets nationaux spécialisés : il existe désormais un parquet national anti-terroriste (PNAT) et on songe à créer un parquet spécialisé sur la cyberhaine. Faut-il, selon vous, conserver le PNF ? Et, si tel est le cas – ce qui, pour moi, est une évidence –, faut-il modifier son champ, comme Nicole Belloubet l'a suggéré ? Une affaire médiatique a rappelé que le PNF dépendait hiérarchiquement du procureur général de Paris. Cela peut sembler surprenant, dans la mesure où le PNF ne traite pas que des affaires parisiennes. Pensez-vous que le PNF devrait évoluer, ou bien vous semble-t-il en mesure de répondre aux attentes très fortes de la Nation en matière de répression de la grande délinquance économique et financière ?
On juge une structure à ses résultats et il est clair que le PNF a fait ses preuves. J'ai rappelé brièvement le contexte de sa création, qui a suscité des débats très vifs et des oppositions très fortes. Mais nous avions des questions importantes à traiter : il fallait lutter contre les atteintes à la probité et la grande corruption et revoir nos standards, puisque la France était, je crois, au vingt-deuxième rang dans le classement de Transparency International.
La question de la compétence du PNF s'est posée. Pour ma part, j'étais plutôt d'avis que d'autres juridictions puissent traiter de contentieux de même nature et nous sommes tombés d'accord sur le principe qu'il n'ait pas de compétence exclusive. Pourquoi l'avoir rattaché au procureur général de Paris ? Il me semblait important que le procureur du PNF soit un procureur de plein droit, ou plutôt une procureure : je ne cache pas que j'ai souhaité qu'une femme en prenne la tête. Lorsque je suis arrivée, la base de la magistrature était féminine à 82 % et, au sommet, on comptait moins de 10 % de femmes. Nommer des femmes à des postes importants est devenu mon obsession et elles étaient 40 % lorsque j'ai quitté le ministère. C'est une autre source de fierté. Je me rends compte que j'étale mes sources de fierté : ce n'était pourtant pas mon intention en venant ici !
(Sourires.)
Nous avons trouvé un bon équilibre et le PNF a vu le jour très vite. J'avais prévu d'emblée, dans le budget que j'ai soumis au Parlement, plus d'une vingtaine de postes de magistrat, une dizaine de postes de juge d'instruction, et des postes de greffière et de greffier. Le bâtiment qui l'accueille a lui aussi été aménagé très vite et, en deux ou trois mois, le PNF était installé. J'ai proposé un nom au Conseil supérieur de la magistrature, qui a donné un avis conforme et la procureure de la République financière a fait ses preuves : voyez ses résultats ! On a pu s'interroger sur le bienfondé du PNF au moment de sa création mais, six ans plus tard, les résultats sont là.
Notre commission s'est beaucoup intéressée à l'enquête préliminaire. Seriez-vous favorable à ce que sa durée, qui est parfois jugée excessive, soit limitée par la loi ?
Notre système est inquisitoire, et non accusatoire. D'aucuns souhaiteraient que l'enquête préliminaire, sans devenir accusatoire, laisse davantage de place au contradictoire. L'article 77-2 du code de procédure pénale permet déjà à toute personne mise en cause, à condition de le savoir, et à toute victime, de demander la consultation du dossier de procédure au bout d'un an. Cette disposition vous semble-t-elle suffisante ou vous semblerait-il souhaitable d'introduire des clauses de revoyure plus fréquentes et plus contradictoires ?
Votre question est aussi importante qu'embarrassante. Je peux vous faire part de ma réflexion personnelle, mais elle ne repose sur aucun élément tangible. Il y a quatre ans que j'ai quitté le ministère. À l'époque, j'organisais des rencontres avec des parlementaires, des magistrats, des universitaires : sur des questions de ce type, je nourrissais toujours ma réflexion grâce à l'intelligence, au savoir et aux compétences des autres, parce que j'avais toujours peur de mal faire. Avant de toucher à quoi que ce soit, je voulais tout comprendre. Une fois que j'avais compris, je savais ce que je faisais et j'allais jusqu'au bout.
Un sujet comme celui-ci mérite qu'on y réfléchisse sérieusement. Certaines enquêtes préliminaires durent plus de dix ans : c'est inconcevable et c'est scandaleux pour la justice. Cette situation n'est satisfaisante pour personne et je me dis que cela n'amuse pas non plus le procureur de traîner dix ans sur la même affaire.
Mais il y a aussi des informations judiciaires qui durent très longtemps, et sur des sujets très sensibles : je pense à l'amiante, ou à l'accident d'avion de Maracaibo, au Venezuela, dont les victimes étaient essentiellement des Martiniquaises et des Martiniquais. Les magistrates et les magistrats finissent par ne plus savoir quoi faire, les preuves s'estompent : plus le temps passe et moins on est performant. La question de la durée est extrêmement importante, cela ne fait pas de doute. Mais il faut réfléchir à tous les aspects de la question : réduire la durée de l'information judiciaire, n'est-ce pas aussi réduire les droits de la défense ? Or les droits de la défense sont un marqueur de démocratie. Certains de ces droits peuvent être utilisés de façon dilatoire : des demandes d'acte au dernier moment, des renvois… C'est peut-être un inconvénient, mais la démocratie est pleine d'inconvénients. Il faut s'assurer qu'en réduisant la durée des informations judiciaires, on ne limite pas les droits de la défense. Il faut éprouver les choses – au sens étymologique.
Madame la ministre, vous avez assumé le paradoxe de la fonction de garde des Sceaux – comme vos successeurs, d'ailleurs – en gouvernant une institution dont vous ne dictiez pas les décisions, mais en partageant ses valeurs et en défendant son indépendance. On a souvent dit qu'une forme de dédoublement fonctionnel était nécessaire pour tenir dans ce ministère, qui se situe au point de contact entre la politique et la justice. Je comprends, en vous écoutant, que vous tenez à ce que cette institution perdure et que vous n'êtes pas favorable, par exemple, à l'institution d'un procureur général de la Nation, que certains souhaiteraient instituer.
Après la promulgation de la loi du 25 juillet 2013, la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a rendu un avis assez critique sur les dispositions censées garantir l'indépendance des parquets. « On peut douter de son application effective », indique-t-il, car les instructions orales sont plus fréquentes et il est parfois « à craindre que le magistrat du parquet n'anticipe les souhaits du ministère » sans qu'il soit besoin d'un coup de fil de la chancellerie.
La CNCDH préconise par ailleurs de créer deux corps distincts de magistrats : les parquetiers d'un côté et les juges du siège de l'autre.
Que pensez-vous de ces deux prises de position ?
Je vous remercie pour vos mots aimables, qui ne concernent pas ma personne, mais qui sont une appréciation de la fonction de garde des Sceaux en tant que telle, et qui soulignent l'importance de cette responsabilité. Le ministère de la justice est un ministère régalien qui a pour responsabilité un département de l'État essentiel à la démocratie. Il en est l'épine dorsale. Il faut effectivement assumer les contradictions, vouloir l'indépendance dans les fonctions juridictionnelles et garantir aux citoyens le bon fonctionnement de l'institution judiciaire. Il faut savoir le faire et c'est ce que vous avez appelé la dualité. J'ai dit que votre propos était aimable : il est surtout perspicace.
S'agissant de l'indépendance du parquet, la loi protège les procureurs. Même s'ils reçoivent une consigne orale, les procureurs sont protégés : c'est tout l'intérêt de la loi ! Un procureur qui reçoit un coup de fil peut le signaler, car c'est une contravention à la loi. Voilà l'utilité ultime de la loi ! Il faut faire confiance à notre magistrature. Je ne suis pas en train de dire que tous les magistrats sont irréprochables, ni que tous les procureurs sont travaillés en permanence par un souci d'indépendance. Nous sommes ce que nous sommes : homme parmi les hommes, comme disait Jean-Paul Sartre. Hommes et femmes parmi les hommes et les femmes : voilà ce que nous sommes. Dans la magistrature comme ailleurs, nous avons des personnalités, des tempéraments, des forces et des faiblesses, des vulnérabilités, des vanités : nous avons de tout, dans ce corps comme dans d'autres ! C'est pourquoi il faut un cadre. Une fois que l'indépendance du ministère public, dans ses fonctions juridictionnelles, est assurée, on peut brandir, de temps à autre, l'exemple de quelqu'un qui n'a pas fait ce qu'il faut, mais cela ne remet pas en cause l'ensemble. Vous dites que certains procureurs anticipent les attentes du ministre : c'est comme à l'école, certains veulent être aimés de la maîtresse, mais ce n'est pas la maîtresse qui leur demande de dénoncer leurs petits camarades !
L'unité du corps est une question importante. Le projet de réforme constitutionnelle que j'avais préparé renforçait l'unité du corps, comme la loi du 25 juillet 2013. À partir du moment où le ministère public ne reçoit plus d'instructions, il fonctionne, en tant que tel, comme autorité judiciaire. La CEDH peut donc reconnaître notre ministère public comme autorité judiciaire. Même si le ministère public ne prononce pas de jugement, il y a quand même un seul corps. Je suis plutôt favorable à ce que l'on continuer de consolider l'unité du corps.
Cela me permet de rappeler que, lorsque nous avons travaillé sur ces textes, certains voulaient interdire le syndicalisme dans la magistrature ! Il y a toujours cette tentation de dire : « C'est un pouvoir judiciaire, il est indépendant : on le lâche » – d'accord, mais on le lâche où ? Comment accède-t-on à ce pouvoir – élections, nominations – et, surtout, comment rend-il compte ?
Pour en revenir à votre question, je ne suis pas favorable à un procureur général national. Je ne pense pas que vous, parlementaires, soyez prêts à vous contenter d'un vague rapport annuel du procureur national : s'il vient une fois par an, qu'est-ce que cela dit des travaux du parquet, qui sont de très grande qualité, d'ailleurs ? Quelle utilité ? Personnellement, je n'ai pas envie de vivre dans une démocratie comme cela. Il y a des pays qui fonctionnent ainsi, et pas forcément mal, comme l'Espagne, mais nous ne sommes pas ces pays. On ne peut pas passer son temps à revendiquer un parquet à la française, à expliquer à la CEDH qu'elle ne comprend pas nos subtilités et que le parquet à la française est indépendant, pour ensuite se contenter d'un modèle standard ! Je n'ai pas envie de cela ! Alors oui, il faut consolider le corps, mais il faut aussi maintenir la responsabilité politique sur le bon fonctionnement du service public.
Je souhaiterais obtenir quelques précisions afin d'éclairer ceux de nos concitoyens qui ne seraient pas experts de la justice. Vous avez insisté à plusieurs reprises sur le fait que les remontées d'information portaient strictement sur des actes passés. Peut-on le formuler dans l'autre sens, c'est-à-dire que le garde des Sceaux n'intervient plus dans les stratégies à venir ? Peut-on détailler surtout ce qu'il n'est plus possible de faire ? Je pense aux pièces de l'affaire, et pas seulement à l'information dont il dispose.
Les parlementaires et le Gouvernement doivent se prêter à l'exercice démocratique de la transparence. Pouvez-vous nous expliquer quels problèmes cela peut poser au garde des Sceaux dans sa relation aux médias, qui sont une part active de notre démocratie ?
Les courriers des citoyens, auxquels vous auriez souhaité pouvoir toujours répondre, permettent-il d'inspirer des évolutions dans les textes ? Participent-ils à l'amélioration du fonctionnement du service public de la justice ? Si l'on devait décentraliser cette tâche dans chacune des juridictions concernées, faudrait-il instaurer une nouvelle remontée d'information par circonscription de juridiction, et donc créer un nouveau circuit ?
Enfin, vous avez évoqué les cascades de conséquences à prévoir dans l'hypothèse où l'indépendance du CSM dans la nomination des procureurs serait renforcée : quelles seraient-elles ? Quel cadre faut-il envisager pour que le déplacement du pouvoir politique ne soit pas non plus synonyme de soumission au pouvoir syndical ?
Je vous cède la parole, madame la ministre, avec une attente de concision de votre part, de sorte que les autres collègues puissent aussi vous interroger.
Avec quelle élégance cette chose-là est dite, monsieur le président ! Je suis une vieille dame ; aussi, vouloir me changer me paraît un exploit que votre jeunesse vous autorise à penser possible, mais qui risque d'être hors de portée !
(Sourires.)
La remontée d'information porte effectivement sur des actes accomplis. Vous avez raison concernant les stratégies : j'ai ainsi émis des circulaires de politique pénale territoriale en Corse, dans les Bouches-du-Rhône, en Guyane, en Martinique ou en Île-de-France à la suite de remontées faisant apparaître une prédominance d'un type de délinquance en particulier. Il s'agissait de définir des priorités, les parquets étant submergés. Nous en avons également tenu compte lors de la création, avec le ministère de l'intérieur, des zones de sécurité prioritaire (ZSP) : nous avons travaillé en amont avec les magistrats, que j'ai interrogés sur les périmètres et sur les zones où il fallait affecter davantage de forces de l'ordre, de magistrats et de greffiers. Je les ai interrogés également sur la performance de certaines structures comme les groupes locaux de prévention (GLP). Les remontées d'information servent aussi à dessiner une cartographie de la délinquance et de son intensité à certains endroits, afin d'ajuster les réponses de la justice.
Les lettres des justiciables peuvent nous éclairer sur la conduite de la politique pénale et même civile. Rappelons que le civil représente 70 % de l'activité judiciaire ; il concerne le quotidien des citoyens – les affaires familiales à plus de 60 %, le surendettement, les conflits de voisinage, etc. Le service public de la justice se doit d'être très efficace sur ces questions également. La masse de courriers est telle que l'on ne peut tous les traiter – il faudrait pour cela créer une cellule qui s'y consacrerait spécifiquement –, mais certains cas alertent suffisamment pour appeler l'attention du législateur. Je ne pouvais pas personnellement répondre à 1 700 lettres par jour, mais j'allais quand même y mettre le nez régulièrement. J'ai par exemple été sensibilisée par des lettres de citoyens au problème de l'amiante, ou bien à des atteintes à l'environnement. En faisant des recherches pour répondre à des questions sur des pollutions, j'ai repéré l'article 714 du code civil, selon lequel « Il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir. » C'est un très bel article, qui date de la première version du code civil, en 1803. Cela sert à trouver des réponses, ou à en construire s'il n'en existe pas. Mais c'est un travail à temps plein !
Concernant la relation aux médias, je suis un très mauvais exemple parce que je n'aime pas y aller – je crois que cela s'est vu ! Je suis prête à défendre les médias : l'un des premiers projets de loi que j'ai présentés avait pour objet la protection des sources des journalistes. Je suis très soucieuse que ce pilier de notre démocratie fonctionne correctement. Mais bavarder à la radio ou montrer sa pomme à la télévision, cela me casse les pieds ! J'ai un grand défaut, une grande infirmité en tant que responsable politique : je ne suis pas narcissique !
(Sourires.)
Par-delà les positions politiques que vous avez défendues, vous incarnez le courage et la détermination : cela se fait rare, comme le soulignait Cynthia Fleury dans La fin du courage, paru en 2010. Nous avons reçu le directeur de l'École nationale de la magistrature, qui nous a parlé des cours de déontologie. Le courage n'est-il pas justement ce qui permet d'être fort sur la question de l'indépendance ?
Par ailleurs, dans un communiqué de presse publié en décembre 2017, vous dites que l'indépendance du parquet doit être inscrite dans la Constitution : y croyez-vous vraiment et voyez-vous un chemin ?
Enfin, la création d'un parquet national environnemental vous semble-t-elle pertinente ?
Le parquet national financier a suscité, y compris chez des personnes qui étaient opposées à sa création, une volonté de multiplier les parquets spécialisés. Je ne suis pas persuadée a priori que cela soit nécessaire. Tout d'abord, je ne pense pas qu'il faille banaliser la mission des parquets ni considérer que la spécialisation à outrance soit la réponse. Le parquet à la française deviendrait un parquet à la fantaisie française ! Or la justice est un sujet trop sérieux pour cela. Les réponses que nous apportons à l'écocide – ce concept global, qui vise toutes les atteintes aux écosystèmes et à la biodiversité, n'est pas encore installé mais il finira par l'être, à mon avis – sont-elles satisfaisantes ou bien appellent-elles une spécialisation qui rendra la justice plus efficace ? Personne n'est en capacité de le dire : il faut étudier très sérieusement cette question pour prendre une décision.
Sur l'indépendance de la justice, vous avez habilement évoqué l'indépendance de « l'institution judiciaire » et non du « pouvoir judiciaire ». J'ai une position très stable sur la question de l'indépendance. Je suis très attachée à la démocratie.
Ce n'est pas la même chose ! Dans notre projet de réforme constitutionnelle, qui n'a pas abouti, nous voulions inscrire dans la Constitution les conditions de nomination, les sanctions, l'organisation du Conseil supérieur de la magistrature : c'est ainsi que vous apportez la garantie de l'indépendance du parquet. Cela est souhaitable car, même si l'ordonnance de 1958 dit clairement que le parquet est sous hiérarchie du parquet général, sous l'autorité du garde des Sceaux, mais que sa parole à l'audience est libre, on sait bien que des choses se passent en amont : certains procureurs devancent les attentes du pouvoir politique, et parfois même les imaginent ou les supposent.
Je finis d'une phrase – vous n'en auditionnerez pas d'autres comme moi, monsieur le président : souffrez jusqu'au bout !
(Sourires.)
J'aurai la prétention de dire que si, justement : nous auditionnons tout de suite après une autre ancienne ministre !
Il faut parvenir à réhabiliter le courage politique. Le problème, c'est que le personnel politique est très exposé et qu'il en prend plein la figure. J'y vois un danger terrible pour la démocratie : si cela continue à être aussi violent, les gens qui ont des idéaux et qui ont envie de servir vont très vite se rendre compte que cela signifie porter préjudice à sa vie personnelle, à sa vie familiale, se compliquer la vie, être à la disposition de tout le monde, être constamment en train de travailler parce qu'il faut comprendre les choses pour prendre les bonnes décisions – ces gens-là vont s'éloigner ! Il faut réhabiliter le courage politique mais il faut aussi créer les conditions pour qu'il n'exige pas forcément du masochisme. Le courage de faire, le courage de dire, le courage d'aller à contre-courant, ce n'est pas forcément le courage de souffrir !
Je vous remercie beaucoup car vous montrez bien que l'évolution se fait marche par marche. Des marches essentielles ont été franchies en 2013 ; nous devons poursuivre, et cela incombe à l'actuelle majorité. La loi du 25 juillet 2013 distingue vraiment l'action publique, du côté juridictionnel, et la définition de la politique pénale, qui incombe au Gouvernement. Ne pensez-vous pas que nous devrions exprimer davantage cette clarification pour que les citoyens se l'approprient ? Ne serait-il pas nécessaire que le garde des Sceaux vienne devant le Parlement expliquer la politique pénale qu'il entend mener et dicter aux juridictions ?
L'affaire des fadettes est choquante mais, vous l'avez rappelé, c'est une affaire d'hommes et de femmes, dont certains ont fauté. Pensez-vous que le Conseil supérieur de la magistrature devrait s'auto-saisir d'une question de cette nature ? Il me semble très dévalorisant pour cette autorité de contrôle et de discipline de ne pouvoir s'auto-saisir d'une question grave parallèlement au garde des Sceaux, qui doit conserver son pouvoir d'inspection.
Ma dernière question concerne les territoires. Des conseils de juridiction ont été créés dans les tribunaux. Le service public de la justice doit vivre davantage : on doit permettre aux parlementaires – voire aux députés car eux seuls sont élus au suffrage universel direct –, de participer à ces conseils de juridiction de manière beaucoup plus systématique : ce serait un geste d'ouverture vis-à-vis du Parlement. On nous objecte que nous sommes trop nombreux mais il faudrait tout d'abord que le conseil de juridiction ne soit pas tant à la main du président du tribunal, et ensuite que l'on instaure une obligation d'inviter les parlementaires à y participer.
C'est l'occasion pour moi de vous remercier, madame la députée, pour le travail précieux et exigent accompli lors de la précédente législature : j'ai eu à en bénéficier dans la conduite de mes responsabilités.
La clarification est indispensable pour le grand public et même parfois pour des personnes spécialisées dans d'autres domaines car on ne comprend pas forcément la différence entre la politique pénale et l'action publique. Il faut travailler avec les universités, comme je l'ai beaucoup fait lorsque j'étais en responsabilité. Alors qu'il y avait une chute des candidatures au concours d'entrée à l'École nationale de la magistrature, on m'a conseillé de baisser le niveau du concours : j'ai refusé car c'est un des plus beaux concours républicains. En revanche, j'ai décidé de faire une campagne de sensibilisation dans les universités, avec l'aide de parlementaires, et nous avons ainsi enregistré une remontée massive des candidatures tout en maintenant le niveau du concours. Il a fallu pour cela les accompagner en consolidant la classe préparatoire, pour éviter toute obstruction à la promotion sociale dans l'accès à ENM. On peut expliquer beaucoup de choses dans les universités, dans les lycées, dans des émissions ou des conférences destinées aux citoyens. C'est indispensable car cela fait partie de l'accès à la maturité démocratique.
Sur la question des fadettes, je me garderais bien d'exprimer un avis : il ne serait pas pertinent pour la simple raison que je ne dispose pas des éléments. Si les avocats sont protégés des écoutes téléphoniques par des dispositions législatives, il n'y a pas l'équivalent pour les fadettes, qui relèvent du droit commun : la question se pose donc de l'extension aux fadettes de la protection dont bénéficient les avocats.
Le Conseil supérieur de la magistrature peut s'auto-saisir d'un certain nombre de sujets mais, dans ce cas particulier, il ne peut le faire puisque c'est au garde des Sceaux qu'il revient de saisir l'inspection. Quelle est l'opportunité de l'inspection ? Elle est déterminée à la fois par le fait lui-même, mais aussi par l'ambiance : quand l'émoi est général, le pauvre garde des Sceaux doit faire quelque chose, même s'il est persuadé qu'il suffit de patienter deux semaines. Cette question masque un autre problème : il y a longtemps que le Conseil supérieur de la magistrature veut avoir la main sur l'inspection. Ce n'est pas anodin du tout !
Je partage votre avis sur les conseils de juridiction. Quand nous avons travaillé sur la réforme « Justice du XXIe siècle », dite J21, il était important d'associer les élus et les universitaires, ce que nous avons fait lors des dix-huit mois d'expérimentation : cela a donné d'excellents résultats.
Concernant les fadettes, y a-t-il eu des remontées d'informations sur l'enquête préliminaire ouverte par le parquet national financier alors que vous étiez encore garde des Sceaux ?
J'ai découvert ces jours-ci qu'une enquête avait été ouverte. Il faudra peut-être interroger la DACG ; pour ma part, je n'en ai aucun souvenir –j'espère que ce n'est pas un problème de mémoire de ma part. Je ne sais même pas quand l'enquête s'est terminée.
Cela soulève la question de la durée des enquêtes. Je n'ai pas le souvenir de remontées mais la DACG peut sans difficultés répondre, à travers le garde des Sceaux, à une demande parlementaire.
Il y a des pratiques différentes d'un parquet à l'autre : certains font remonter l'information dès l'ouverture de l'enquête.
C'est le risque permanent sur les questions sensibles.
L'irruption du terrorisme a-t-elle modifié les pratiques dans les remontées d'information au sein du ministère, mais aussi dans les relations avec le ministère de l'intérieur ?
Y a-t-il des thématiques précises que vous souhaiteriez intégrer dans une révision constitutionnelle, concernant par exemple la réforme de la Cour de justice de la République ?
Je sais que vous travaillez sérieusement à la révision de la Constitution. Les réponses que nous avions apportées dans notre projet de réforme, si elles peuvent être améliorées, balayent l'essentiel des sujets. Je ne vois donc pas a priori d'innovation à introduire.
L'irruption du terrorisme n'a pas changé de façon substantielle les pratiques. En tant que garde des Sceaux, j'ai participé au Conseil de défense. Le Président de la République, qui préside les Conseils de défense, réunissait les ministres régaliens. On est dans une autre temporalité dans ces moments-là, incontestablement.
Cela a également une influence sur la temporalité d'après. J'ai organisé en avril 2015 les premières rencontres internationales de magistrats antiterroristes. Une soixantaine de pays étaient représentés au plus haut niveau possible, certains par leur procureur national. Nous avons travaillé trois jours à huis clos, mon objectif étant de faire en sorte que l'on soit de plus en plus efficace. La coopération pénale internationale est parfois compliquée, les juridictions des autres pays ne répondant pas toujours aux commissions rogatoires. Quand les gens se connaissent, en général ils travaillent mieux ensemble. J'ai constaté très vite les effets de ces rencontres, même en dehors de la procédure criminelle, lors des attentats du 13 novembre 2015. Ainsi, concernant les certificats de décès, qui déclenchent toutes les démarches, j'ai appelé le président du tribunal pour voir s'il était possible d'accélérer la procédure pour les victimes et leurs familles : ils ont fait en trois jours ce qui en prenait quinze habituellement. Gloire à eux ! Mais au dernier moment, une difficulté a surgi sur un nom, en raison d'informations contradictoires : c'est la coopération entre magistrats qui a facilité les choses. J'ai pu constater dans d'autres cas également que les procédures vont beaucoup plus vite lorsque les magistrats se connaissent.
Dernière question, parce qu'il aurait été dommage de ne pas vous la poser : qu'est-ce qui a motivé votre choix pour proposer la nomination de Mme Catherine Champrenault comme procureure générale de la cour d'appel de Paris ?
Je ne connaissais ni Mme Champrenault, ni Mme Éliane Houlette. D'ailleurs, lorsque je suis arrivée à la tête du ministère de la justice, je ne connaissais pas grand-monde, à l'exception de quelques magistrats connus. J'avais eu, en tant que parlementaire, à travailler sur les questions liées à l'ordonnance de 1945 : je connaissais donc le président Jean-Pierre Rosenczveig, mais seulement dans ses fonctions de magistrat spécialisé dans la délinquance des mineurs. C'était un inconvénient parce que je devais découvrir tout le monde, mais c'était aussi un avantage parce que je n'étais pas dans les réseaux.
Mon grand principe, pendant les quatre années que j'ai passées au ministère, c'était de nommer des femmes à des postes de haute responsabilité. J'ai ainsi retardé la transmission de la transparence pour le PNF parce que je cherchais une candidate correspondant vraiment au profil que nous avions décrit. J'en ai donc auditionné plusieurs : Mme Houlette avait une perception très claire des enjeux, raison pour laquelle je l'ai proposée ; le CSM a ensuite donné un avis favorable.
Pour le poste de procureur général près la cour d'appel de Paris, je ne connaissais pas Mme Champrenault. Je l'avais simplement croisée dans la juridiction de Basse-Terre, et j'avais conservé une bonne impression de la conduite, par le parquet général, de ce ressort qui multipliait les difficultés. Très souvent, en effet, les prisons, les juridictions, la protection judiciaire de la jeunesse, etc., sont sinistrées dans les outre-mer. J'ai donc proposé sa candidature après l'avoir auditionnée, mais je ne la connaissais pas avant.
La séance est levée à 11 heures 15.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Coralie Dubost, M. Fabien Gouttefarde, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, Mme Cécile Untermaier
Assistait également à la réunion. - Mme Nicole Dubré-Chirat