Mon audition devant votre commission présente un caractère particulier, puisque je viens de quitter mes fonctions de garde de Sceaux. En conséquence, ma parole n'engage pas le Gouvernement et il est possible que mon successeur ait des approches différentes de celles que je vous présenterai.
Le thème de votre commission d'enquête est particulièrement délicat. Vous savez mon attachement à la Constitution de 1958 qui évoque l'autorité judiciaire, et nous pouvons nous mettre d'accord sur l'indépendance de la justice, essentielle dans un État de droit. Les débats qui se tiennent au niveau européen démontrent à quel point cette question peut être à la fois prégnante et moduler les rapports entre les différents États.
Il est primordial pour tous les citoyens d'avoir accès à un juge indépendant et impartial. Tout justiciable doit en effet être assuré qu'il sera jugé par un juge dépourvu de toute pression ; c'est une garantie essentielle de notre État de droit. En France, la justice est indépendante.
Il est également essentiel que chaque citoyen puisse bénéficier d'un service public de la justice performant. L'objectif constitutionnel de « bonne administration de la justice » rend compte de cette réalité. Et cette administration de la justice doit relever du Gouvernement.
Nous l'avons d'ailleurs vu récemment, au moment de la crise de la covid-19. Durant le pic de la crise sanitaire, la difficulté du fonctionnement des juridictions a été mise en avant. J'ai eu alors l'occasion de dire devant l'Assemblée nationale que certaines critiques me semblaient excessives. Limiter l'accès aux tribunaux était une nécessité pour lutter contre l'épidémie et j'ai souligné les efforts réalisés par les juridictions pour assurer le traitement des contentieux essentiels.
Les critiques portaient non pas sur une insuffisante indépendance de la justice, mais sur la nécessité d'assurer le bon fonctionnement du service public de la justice. Il convient donc de distinguer l'indépendance du juge dans l'acte de juger, qui est essentielle et doit être assurée quoi qu'il arrive, et l'organisation du service public de la justice, qui relève de la Chancellerie, qui doit assurer une égalité de traitement sur l'ensemble du territoire, sous le contrôle du Parlement.
L'indépendance du juge dans l'acte de juger implique qu'aucune pression du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif ne puisse s'exercer sur ceux qui rendent la justice. Cet impératif pose la question de l'indépendance statutaire des magistrats. Il me semble qu'aujourd'hui personne ne remet en cause cette indépendance pour les magistrats du siège. En revanche, la question se pose plus fréquemment, et dernièrement encore à la suite de propos tenus devant votre commission d'enquête, pour les magistrats du parquet.
J'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises devant l'Assemblée nationale : l'organisation du parquet à la française respecte, selon moi, les garanties d'indépendance et les prérogatives du Parlement.
Le Gouvernement est responsable de sa politique devant le Parlement, c'est donc à lui qu'il appartient de conduire la politique pénale de la Nation, en application de l'article 20 de la Constitution. De ce point de vue, il est logique que les magistrats du parquet soient placés sous l'autorité du garde des Sceaux et que ce dernier puisse leur adresser des instructions générales.
L'indépendance des magistrats du parquet dans l'examen des affaires individuelles est garantie par l'absence d'instruction du pouvoir exécutif. Je rappelle que l'opportunité et l'orientation des poursuites appartiennent au seul procureur. L'ensemble des magistrats qui se sont succédé devant votre commission a confirmé qu'ils n'avaient reçu aucune instruction individuelle.
Le Conseil constitutionnel a déclaré considérer, dans une décision sur une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) rendue en 2017, que cet équilibre était conforme à la Constitution. La Cour de justice de l'Union européenne a également jugé, dans un arrêt de décembre 2019, qu'en France l'indépendance du parquet était garantie.
Toutefois, je pense que nous devons aller plus loin dans l'affirmation de l'indépendance statutaire de la justice, en inscrivant dans la Constitution, d'une part, un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), sur les propositions de nomination des membres du parquet et, d'autre part, le pouvoir disciplinaire donné au CSM.
L'indépendance n'est pas uniquement une question statutaire, c'est aussi une exigence qui s'impose au juge lui-même pour rester totalement impartial. Ainsi que l'exprimait Renaud Denoix de Saint Marc, avec qui j'ai siégé plusieurs années au Conseil constitutionnel, « l'indépendance, ce n'est pas seulement un droit, c'est un devoir pour le juge ». Il est essentiel que le juge puisse s'extraire de ses préjugés et de ses convictions pour être le plus impartial possible dans toutes les situations. Il s'agit d'une tâche particulièrement ardue et d'un effort de tous les instants.
Dans cette optique, la formation de tous les magistrats est une question essentielle. Le débat qui s'est noué autour du rapport de Frédéric Thiriez a montré l'acuité de ce sujet. Les magistrats ne doivent pas reproduire une forme d'entre-soi ; ils doivent être ouverts, tant sur le reste de l'État que de la société. C'est la raison pour laquelle, il me semble essentiel de préserver la mobilité des magistrats, à la Chancellerie comme dans le secteur privé, en vue d'acquérir diverses expériences professionnelles.
La question de la déontologie, en lien avec ces propos, est également essentielle, et j'ai pu l'observer à différentes reprises. La publication par le CSM d'un recueil des pratiques déontologiques est en ce sens un atout.
Les magistrats doivent également pouvoir et savoir résister à la pression médiatique. Il n'est pas toujours simple, dans certaines affaires – et je parle en tant qu'ancien juge constitutionnel –, de pouvoir résister à l'impact médiatique d'une décision importante. Cela est vrai à tous les niveaux, dans toutes les juridictions. Le développement des réseaux sociaux n'arrange rien de ce point de vue. Les pratiques personnelles, les exigences éthiques, la collégialité, dans certaines situations, doivent permettre de prendre du recul par rapport à ces pressions médiatiques.
La question du respect du secret de l'instruction joue un rôle particulier dans le maintien de la sérénité de la justice. Je sais, monsieur le rapporteur, que vous avez formulé des propositions en ce sens ; j'espère qu'elles seront adoptées et mises en œuvre.
Le garde des Sceaux est dans une situation qui peut sembler paradoxale, puisqu'il est en charge du fonctionnement du service public de la justice, mais il n'est pas le chef des juges. Il doit rendre des comptes sur son département ministériel, mais il n'a pas d'autorité sur une justice indépendante, caractéristique première de l'État de droit, qui doit être préservée en toutes circonstances.