La séance est ouverte à 11 heures 20.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La Commission d'enquête entend Mme Nicole Belloubet, ancienne ministre de la Justice.
Mes chers collègues, après M. Castaner, alors ministre de l'intérieur, nous recevons aujourd'hui, pour notre dernière audition, Mme Nicole Belloubet, ancienne ministre de la justice.
Madame la ministre, nous avons souhaité, malgré le remaniement ministériel, maintenir votre audition, puisqu'il s'agit de vous entendre sur votre vécu, durant ces trois années passées au ministère, en lien avec le thème de notre commission : l'indépendance de l'autorité judiciaire, les pressions politiques, les pressions médiatiques, les pressions économiques, les remontées d'information. L'audition d'Éliane Houlette a apporté un éclairage particulier sur le fonctionnement du parquet. Et c'est bien sur toutes ces questions que nous souhaitons recueillir vos réactions.
Je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(Mme Nicole Belloubet prête serment)
Mon audition devant votre commission présente un caractère particulier, puisque je viens de quitter mes fonctions de garde de Sceaux. En conséquence, ma parole n'engage pas le Gouvernement et il est possible que mon successeur ait des approches différentes de celles que je vous présenterai.
Le thème de votre commission d'enquête est particulièrement délicat. Vous savez mon attachement à la Constitution de 1958 qui évoque l'autorité judiciaire, et nous pouvons nous mettre d'accord sur l'indépendance de la justice, essentielle dans un État de droit. Les débats qui se tiennent au niveau européen démontrent à quel point cette question peut être à la fois prégnante et moduler les rapports entre les différents États.
Il est primordial pour tous les citoyens d'avoir accès à un juge indépendant et impartial. Tout justiciable doit en effet être assuré qu'il sera jugé par un juge dépourvu de toute pression ; c'est une garantie essentielle de notre État de droit. En France, la justice est indépendante.
Il est également essentiel que chaque citoyen puisse bénéficier d'un service public de la justice performant. L'objectif constitutionnel de « bonne administration de la justice » rend compte de cette réalité. Et cette administration de la justice doit relever du Gouvernement.
Nous l'avons d'ailleurs vu récemment, au moment de la crise de la covid-19. Durant le pic de la crise sanitaire, la difficulté du fonctionnement des juridictions a été mise en avant. J'ai eu alors l'occasion de dire devant l'Assemblée nationale que certaines critiques me semblaient excessives. Limiter l'accès aux tribunaux était une nécessité pour lutter contre l'épidémie et j'ai souligné les efforts réalisés par les juridictions pour assurer le traitement des contentieux essentiels.
Les critiques portaient non pas sur une insuffisante indépendance de la justice, mais sur la nécessité d'assurer le bon fonctionnement du service public de la justice. Il convient donc de distinguer l'indépendance du juge dans l'acte de juger, qui est essentielle et doit être assurée quoi qu'il arrive, et l'organisation du service public de la justice, qui relève de la Chancellerie, qui doit assurer une égalité de traitement sur l'ensemble du territoire, sous le contrôle du Parlement.
L'indépendance du juge dans l'acte de juger implique qu'aucune pression du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif ne puisse s'exercer sur ceux qui rendent la justice. Cet impératif pose la question de l'indépendance statutaire des magistrats. Il me semble qu'aujourd'hui personne ne remet en cause cette indépendance pour les magistrats du siège. En revanche, la question se pose plus fréquemment, et dernièrement encore à la suite de propos tenus devant votre commission d'enquête, pour les magistrats du parquet.
J'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises devant l'Assemblée nationale : l'organisation du parquet à la française respecte, selon moi, les garanties d'indépendance et les prérogatives du Parlement.
Le Gouvernement est responsable de sa politique devant le Parlement, c'est donc à lui qu'il appartient de conduire la politique pénale de la Nation, en application de l'article 20 de la Constitution. De ce point de vue, il est logique que les magistrats du parquet soient placés sous l'autorité du garde des Sceaux et que ce dernier puisse leur adresser des instructions générales.
L'indépendance des magistrats du parquet dans l'examen des affaires individuelles est garantie par l'absence d'instruction du pouvoir exécutif. Je rappelle que l'opportunité et l'orientation des poursuites appartiennent au seul procureur. L'ensemble des magistrats qui se sont succédé devant votre commission a confirmé qu'ils n'avaient reçu aucune instruction individuelle.
Le Conseil constitutionnel a déclaré considérer, dans une décision sur une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) rendue en 2017, que cet équilibre était conforme à la Constitution. La Cour de justice de l'Union européenne a également jugé, dans un arrêt de décembre 2019, qu'en France l'indépendance du parquet était garantie.
Toutefois, je pense que nous devons aller plus loin dans l'affirmation de l'indépendance statutaire de la justice, en inscrivant dans la Constitution, d'une part, un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), sur les propositions de nomination des membres du parquet et, d'autre part, le pouvoir disciplinaire donné au CSM.
L'indépendance n'est pas uniquement une question statutaire, c'est aussi une exigence qui s'impose au juge lui-même pour rester totalement impartial. Ainsi que l'exprimait Renaud Denoix de Saint Marc, avec qui j'ai siégé plusieurs années au Conseil constitutionnel, « l'indépendance, ce n'est pas seulement un droit, c'est un devoir pour le juge ». Il est essentiel que le juge puisse s'extraire de ses préjugés et de ses convictions pour être le plus impartial possible dans toutes les situations. Il s'agit d'une tâche particulièrement ardue et d'un effort de tous les instants.
Dans cette optique, la formation de tous les magistrats est une question essentielle. Le débat qui s'est noué autour du rapport de Frédéric Thiriez a montré l'acuité de ce sujet. Les magistrats ne doivent pas reproduire une forme d'entre-soi ; ils doivent être ouverts, tant sur le reste de l'État que de la société. C'est la raison pour laquelle, il me semble essentiel de préserver la mobilité des magistrats, à la Chancellerie comme dans le secteur privé, en vue d'acquérir diverses expériences professionnelles.
La question de la déontologie, en lien avec ces propos, est également essentielle, et j'ai pu l'observer à différentes reprises. La publication par le CSM d'un recueil des pratiques déontologiques est en ce sens un atout.
Les magistrats doivent également pouvoir et savoir résister à la pression médiatique. Il n'est pas toujours simple, dans certaines affaires – et je parle en tant qu'ancien juge constitutionnel –, de pouvoir résister à l'impact médiatique d'une décision importante. Cela est vrai à tous les niveaux, dans toutes les juridictions. Le développement des réseaux sociaux n'arrange rien de ce point de vue. Les pratiques personnelles, les exigences éthiques, la collégialité, dans certaines situations, doivent permettre de prendre du recul par rapport à ces pressions médiatiques.
La question du respect du secret de l'instruction joue un rôle particulier dans le maintien de la sérénité de la justice. Je sais, monsieur le rapporteur, que vous avez formulé des propositions en ce sens ; j'espère qu'elles seront adoptées et mises en œuvre.
Le garde des Sceaux est dans une situation qui peut sembler paradoxale, puisqu'il est en charge du fonctionnement du service public de la justice, mais il n'est pas le chef des juges. Il doit rendre des comptes sur son département ministériel, mais il n'a pas d'autorité sur une justice indépendante, caractéristique première de l'État de droit, qui doit être préservée en toutes circonstances.
Les remontées d'information sur les affaires individuelles sensibles, que vous ne pouviez pas exploiter, ne vous mettaient-elles pas dans une situation inconfortable ?
Je ne parlerai pas d'inconfort. Les remontées d'information sont prévues par la loi : des procureurs généraux vers la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), et de la DACG vers le cabinet du garde des sceaux.
Je n'ai reçu que très peu de remontées d'information et je n'en ai demandé que très rarement. Par ailleurs, mes demandes concernaient des affaires sensibles, non pas au sens où vous l'entendez, mais de l'intérêt collectif. Dernièrement, par exemple, s'agissant des événements qui se sont déroulés à Dijon, une réponse de l'État était nécessaire, en matière non seulement d'ordre public, mais aussi judiciaire. C'est la raison pour laquelle, j'ai bénéficié de remontées d'information.
Le garde des Sceaux bénéficie de remontées d'information lorsque les événements sont graves – actes de terrorisme – ou lorsqu'elles sont relatives à des questions de politique pénale. Je pense en particulier à la lutte contre les violences sexuelles et sexistes – affaire de Pontoise – ou des affaires qui prennent une importance médiatique. En effet, le garde des Sceaux ne peut pas être moins bien informé que la presse ou certains parlementaires.
Je prendrai l'exemple, monsieur le président, de la question que vous m'avez posée récemment dans l'hémicycle, à propos d'une affaire individuelle, et pour laquelle vous disposiez de plus d'informations que moi.
Cette question était tirée des auditions que nous avions menées au sein de cette commission, qui sont publiques et diffusées sur le portail vidéo de l'Assemblée nationale et dont le compte rendu a été publié.
La question des remontées d'information est importante. Je suis surpris que vous n'ayez pas bénéficié, s'agissant des événements de Dijon, d'une remontée spontanée. D'autant qu'il me semble que le procureur du secteur est le président de la Conférence nationale des procureurs de la République, qui défend le parquet à la française.
Oui, tout à fait, même si je ne vois pas quel rapport il peut y avoir. La DACG a bénéficié de remontées d'information de la part du procureur, que j'ai demandé à lire.
Avez-vous bénéficié de remontées d'information que vous n'aviez pas sollicitées et que vous auriez préféré ne pas avoir ?
Non, cela ne m'est jamais arrivé, mais je vous le répète, je n'ai eu que très peu de remontées d'information concernant des questions individuelles.
S'agissant de la question que je vous ai posée dans l'hémicycle, relative à M. Kohler, avez-vous bénéficié de remontées spontanées ?
Non, mais j'en ai demandé après votre question.
La nomination de M. Darmanin au ministère de l'intérieur a déclenché une polémique que personne ne peut ignorer, concernant une enquête en cours le concernant. L'Elysée a même déclaré que « l'enquête allait dans le bon sens » ; ce qui m'a surpris. Avez-vous été sollicitée ? Avez-vous reçu des informations sur cette question ?
Et de façon plus générale, y a-t-il une transmission d'information entre le garde des sceaux ou son cabinet du garde des sceaux et le Président de la République ou la présidence ?
Je n'ai demandé aucune information concernant M. Darmamin, car il s'agit d'une question de procédure, qui ne nécessite aucune remontée particulière.
En ce qui concerne les transmissions à l'Elysée, et à Matignon, elles peuvent parfois s'effectuer quand l'importance de l'affaire le nécessite.
Oui, il n'y a jamais de demandes d'information directes, elles passent forcément par le garde des Sceaux ou son cabinet. Matignon et l'Elysée ne s'adressent jamais directement à la DACG.
Concernant M. Jean-Michel Prêtre et l'affaire Geneviève Legay, à Nice, comment le Président de la République a-t-il pu évoquer l'affaire, juste après les faits, avec autant de précisions et des formules très impératives ? A-t-il bénéficié de remontées d'information de votre part ?
Absolument aucune. Des extrapolations ont été faites à partir des propos du Président de la République, qui ont conduit à certains fantasmes sur les remontées d'information.
Je ne vois aucun fantasme dans les propos du Président précisant que ce n'étaient pas les policiers qui avaient poussé Mme Legay.
Il y a de nombreux fantasmes concernant les remontées d'information. Je n'ai pas dit que je ne les comprenais pas, je peux l'entendre. Mais je vous l'ai dit, je ne recevais que très peu d'informations ; mon cabinet en recevait davantage.
Les remontées sont utiles pour déclencher des évolutions de politique pénale générale. Comprendre ce qui s'est passé permet ensuite d'interroger la législation telle qu'elle existe.
À votre première question, celle de savoir s'il n'existait pas une forme de frustration à bénéficier de remontées d'information pour lesquelles je ne pouvais rien faire, je vous répondrai : elles sont nécessaires, non seulement pour que le garde des Sceaux soit informé, mais également, le cas échéant, pour faire évoluer la législation pénale.
J'ajouterai enfin que ces remontées sont toujours ex post, jamais ex ante ; elles ne contiennent aucun acte de procédure.
Pensiez-vous être mieux ou moins bien informée que le ministre de l'intérieur sur les affaires en cours ?
Je ne dialoguais pas tous les matins avec le ministre de l'intérieur, je ne connaissais donc pas son niveau d'information. Je ne pense pas avoir été moins bien informée, mais quoi qu'il en soit, je n'avais pas la même nécessité d'information. Je n'étais pas en charge de la gestion de l'ordre public. Les services de renseignement donnaient au ministre de l'intérieur des informations précises de manière rapide.
Vous est-il arrivé de bénéficier de remontées d'information uniquement sur des ouvertures d'enquêtes – spontanément ou à votre demande ?
Je n'ai pas de souvenir précis en la matière. En revanche, j'ai reçu des informations ex post concernant des perquisitions.
Je ne reviendrai pas sur les remontées d'information, même si nous pouvons nous poser la question de la sanctuarisation dans la loi de pratiques se trouvant dans la circulaire, voire dans l'annexe de la circulaire. Par exemple, les interdictions de remontées d'information ex ante ne sont pas prévues par la circulaire ; sans doute serait-il intéressant de les inscrire.
De nombreuses questions se posent sur la nécessité du parquet national financier (PNF) et sa compétence. Vous vous êtes d'ailleurs exprimée dans la presse sur cette question, déclarant qu'il serait certainement utile de mener une réflexion sur son champ de compétence. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Quelle pourrait être son évolution, notamment dans son mode de fonctionnement – je rappelle qu'il dépend du procureur général de Paris, ce qui n'a pas été n'est pas forcément intuitif au départ ?
Le PNF est un outil extrêmement précieux, c'est un élément de la souveraineté judiciaire française et nous avons pu voir récemment, dans les grandes affaires concernant Airbus, Google et autres, à quel point il jouait un rôle capital. Il est maintenant reconnu dans sa compétence et son efficacité. Il est indispensable de préserver sa compétence.
S'agissant des affaires politico-financières, je n'ai pas d'avis arrêté sur la manière dont ces questions pourraient être traitées et s'il conviendrait de les retirer du champ de compétence du PNF, mais il s'agit effectivement d'une question qui pourrait être posée et de laquelle la représentation nationale pourrait débattre.
L'idée selon laquelle il conviendrait de placer le PNF hors du champ de compétence du procureur général de Paris me paraît compliquée car, dans notre architecture générale, même si nous disposons de parquets spécialisés, le procureur général est responsable, dans son ressort, de l'ensemble de la politique pénale.
La question du budget est ressortie durant nos auditions, non pas celle du budget global de la justice, que vous avez fait évoluer de manière extrêmement puissante, de 24 %, mais celle de la manière dont le budget est exécuté.
Vous connaissez le rapport Bouvier, vous savez à quel point certains magistrats se plaignent de l'extrême complexité budgétaire. Par ailleurs, il n'y a pas de vrais dialogues de gestion, de décision, mais un sentiment qu'il n'y a pas d'autonomie de la justice de proximité au motif qu'il y a peu d'autonomie budgétaire. Or certains magistrats souhaiteraient parfois être libres d'afficher des priorités, de disposer de moyens fongibles.
Avez-vous des regrets en la matière ? Auriez-vous aimé faire avancer cette question dans cet esprit d'indépendance de la justice par une plus grande liberté d'action et d'exécution locale à travers la question budgétaire ?
Il s'agit d'une question complexe, puisque c'est un sujet d'organisation administrative et budgétaire et que nous devons nous inscrire dans le schéma budgétaire et comptable des services de l'État.
Je suis parfaitement au courant du rapport qui avait été demandé à Michel Bouvier par la Cour de cassation.
Le Gouvernement est responsable devant le Parlement, qui vote la loi et le budget.
Nous pourrions comprendre que de plus larges marges de manœuvre soient nécessaires, mais j'appelle votre attention sur l'unicité des politiques que nous conduisons. Lorsque nous parlons de la justice pénale des mineurs, par exemple, pouvons-nous donner une autonomie financière aux différents tribunaux pour enfants ? Quid alors du lien avec la protection judiciaire de la jeunesse qui assurera l'exécution des décisions ?
De la même manière, quand nous parlons des politiques d'exécution des peines, très bien, donnons une autonomie financière aux juridictions, mais alors quels seraient les liens avec l'administration pénitentiaire qui, elle aussi, est en charge du suivi de l'exécution des peines ?
Je m'interroge sur une dissociation qui permettrait de donner une autonomie financière aux juridictions et qui laisserait dans un certain vide les autres pans du ministère.
Chaque année, se tient un dialogue de gestion, que nous perfectionnons – mais qui est toujours perfectible – entre la direction des services judiciaires (DSJ) et les chefs de cour. Ce dialogue prend énormément de temps à la DSJ, or le temps n'est pas nécessairement synonyme de qualité. En l'espèce, ce temps est destiné à croiser les différents regards, donc à permettre d'affiner les différentes dotations budgétaires et en emplois.
Concernant les dotations en emplois, étant donné qu'il n'y a plus de vacances de postes de magistrat, les réflexions portent bien sur la prospective et sur le croisement de la situation des effectifs des juridictions avec les priorités gouvernementales.
J'ai eu l'occasion de dire à plusieurs reprises que, pour moi, en 2020, les priorités étaient la justice des mineurs et la délinquance économique et financière. Nous avons donc mis des moyens supplémentaires dans ces domaines et dialogué avec les juridictions pour affiner le dialogue de gestion.
Cette année, le directeur des services judiciaires a engagé une discussion spécifique autour des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), précisément pour affiner le dialogue de gestion.
L'autonomie financière des juridictions est selon moi une perspective trop large, nous devons améliorer la manière dont nous conduisons la politique de dotation financière – sûrement dans des perspectives pluriannuelles.
Pour le reste, je ne sais pas s'il convient d'aller au-delà.
Ces points, dans le cadre de notre enquête, concernent l'indépendance interne, l'organisation de l'autorité judiciaire. Cependant, il y a aussi une question d'indépendance externe par rapport au pouvoir politique, aux forces économiques, à un certain nombre de tentatives qui peuvent s'exercer à l'égard du monde judiciaire.
Je voudrais à cet égard vous interroger tout spécialement sur une note précise, qui avait fait l'objet d'un traitement de presse particulier. Je veux parler d'un email adressé par votre cabinet, signée par Mathieu Herondart, à Charlotte Caubel, alors conseillère justice du cabinet du Premier ministre. Je lis : « Voici le tableau des juridictions qui pourraient être concernées par la spécialisation [des juges d'instruction]. Nous avons indiqué en jaune les juridictions dans lesquelles les chefs de cour seraient susceptibles de nous proposer une suppression de l'instruction contre l'introduction d'une autre compétence spécialisée. A priori , il n'y aurait pas, dans ces juridictions, de perte d'effectifs. Nous serions preneurs d'une réunion avec X [avier] Chinaud et les experts des élections municipales de LaREM, pour que nous puissions avoir une idée des communes potentiellement concernées qui représenteraient des cibles électorales pour les municipales afin de faire différer les annonces par les chefs de cour des schémas retenus. »
Quelle est votre perception de ce mail ? Est-ce la marque d'une perte de la notion d'indépendance à laquelle vous avez fait référence et à laquelle, nous le savons, vous êtes très attentive ? Ou est-ce une note anecdotique qui ne vous paraît pas avoir de conséquences particulières ?
Ce n'est aucune de ces deux hypothèses. Il s'agit d'un email adressé, nuitamment, par mon directeur de cabinet aux personnes que vous avez évoquées. Il ne témoigne pas d'une perte d'indépendance. L'indépendance de la justice repose essentiellement sur le travail effectué par les magistrats – en l'absence de pressions.
Ce n'est pas non plus un email anecdotique. Laisser pressentir que nous pouvions prendre des décisions d'organisation sur la base de critères partisans était totalement orthogonal avec la conception que j'ai du service public et de l'intérêt général.
Il s'agissait donc d'une erreur, la phrase était complètement inadaptée. Cet email a été suivi d'une réunion à Matignon, où aucune décision n'a été prise ; il n'a donc eu aucune conséquence.
Non, monsieur le rapporteur.
La loi de réforme de la justice reposait sur un principe de proximité, principe auquel nous n'avons pas failli : toutes les juridictions sont restées en place et nous avons instauré un système permettant, le cas échéant, de transférer des compétences un peu plus larges aux tribunaux de proximité.
L'autre aspect de cette loi, portant sur la spécialisation d'un certain nombre de contentieux et des juges d'instruction, n'a pas encore été mis en œuvre.
J'en viens cette fois, non pas à un email, mais à une note rédigée par le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, au moment des manifestations des gilets jaunes. Nous en avons discuté lors de son audition, et il nous avait fait part de son opinion. Je voudrais cependant recueillir la vôtre.
Lors des manifestations des gilets jaunes, Rémy Heitz adresse une note aux membres de son parquet, certains très habitués à la permanence pénale, d'autres moins. Compte tenu de l'ampleur des manifestations, il convenait de rappeler un certain nombre de règles afin d'éviter des dysfonctionnements ; une explication totalement cohérente.
Le problème concerne le passage indiquant les suites judiciaires à donner. Je cite : « Sauf irrégularités manifestes de la procédure ou erreur sur le mis en cause, les levées de gardes à vue à motif 21 ou 56, doivent être privilégiées le samedi soir ou le dimanche matin, afin d'éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fouteurs de trouble. »
La nomenclature 21 concerne les personnes à l'égard desquelles les faits ne sont pas constitués. La nomenclature 56 est relative aux faits ténus, avec une fiche d'interpellation lacunaire ou une simple entrave à la circulation.
Nous souhaiterions connaître votre sentiment.
Il est important de replacer cette note dans son contexte, à savoir une période durant laquelle l'ordre public était compliqué à maintenir, avec des scènes parfois difficiles à accepter par nos concitoyens. Le procureur de la République a pris les dispositions que vous venez de rappeler, qui ne sont pas contra legem, puisque le code de procédure pénale, dans son article 62-2 précise que la garde à vue peut être maintenue ou ordonnée pour garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit.
Les gardes à vue visées par cette note étaient liées à la participation de personnes à des groupements en vue de commettre des dégradations ou des violences. Il est donc compréhensible que les gardes à vue soient prolongées jusqu'à ce que les manifestations soient terminées. Il aurait été curieux, au contraire, de ne pas maintenir des personnes en garde à vue, alors qu'elles étaient en possession d'équipements destinés à contribuer à des débordements. Cependant, si tel n'était pas le cas, nous pouvons effectivement nous interroger.
Il s'agissait effectivement d'un contexte particulier, puisque vous avez pris l'initiative de tenir, au tribunal de Paris, en vue de garantir l'ordre public, une conférence de presse relative à une circulaire de politique pénale concernant le mouvement des gilets jaunes. Cela vous a été reproché. Pensez-vous aujourd'hui encore qu'il s'agissait du bon endroit pour vous exprimer ?
Concernant la note du procureur de la République, vous-même vous interrogez sur le respect, à la lettre, du code de procédure pénale.
Monsieur le président, vous sur-interprétez les faits. Je n'ai pas tenu une conférence de presse. Nous étions en pleine manifestation des gilets jaunes, la justice était très mobilisée, je suis simplement allée apporter mon soutien aux procureur, substituts et magistrats ; c'était un signe du garde des Sceaux au personnel de justice.
Il se trouve que, à la sortie du tribunal, j'ai été interrogée par des journalistes et cette interview a été sur-interprétée. Si je devais le refaire, j'irais apporter mon soutien, simplement j'éviterais de m'adresser à la presse.
Nous avons auditionné hier Jérôme Kerviel qui nous a indiqué que les pressions auxquelles étaient soumis les magistrats n'étaient pas uniquement politiques, mais également économiques.
La charte de l'environnement a valeur constitutionnelle, mais ses dispositions n'instituent pas nécessairement un droit ou une liberté. De fait, les magistrats sont face à un droit inexistant ou fragile, sur des sujets techniquement complexes, et en proie à des pressions extrêmement fortes.
J'ai par ailleurs posé à Mme Taubira la question de la création d'un parquet national environnemental, qui ne l'intéresse pas vraiment. Elle m'a répondu que la définition du crime d'écocide pour qualifier l'endommagement ou la destruction irrémédiable d'un écosystème, serait certainement une bonne manière de sécuriser cet aspect de la justice et cette question environnementale qui, même si elle n'est pas récente, a pris de l'ampleur.
Quel est votre avis ?
Les pressions économiques existent, même si elles sont insidieuses – je ne parle pas de l'affaire Kerviel, mais d'expérience. Je me souviens très bien que la question du non bis in idem au Conseil constitutionnel, ainsi que d'autres sujets relatifs aux recherches en bioéthique, ont suscité des articles de presse qui pouvaient être ressentis comme des pressions.
La création d'un parquet environnemental permettrait-elle d'éloigner la pression de certains lobbies ? Je n'en suis pas certaine. La spécialisation permet d'aller plus vite, de mieux comprendre la complexité des choses, et en ce sens d'éloigner des pressions, mais je ne suis pas sûre que cela suffise.
La valeur constitutionnelle de la charte de l'environnement est avérée, même si tous les alinéas n'ont pas la même puissance juridique. En outre, les suggestions qui ont été formulées par la Convention citoyenne de l'environnement, mais qui sont déjà inscrites dans le projet de loi constitutionnelle déposée devant l'Assemblée nationale – notamment d'inscrire à l'article 1er de la Constitution des éléments sur la protection du climat, de la biodiversité – renforceraient le caractère constitutionnel de cette thématique et, par conséquent, consolideraient le travail des magistrats.
La reconnaissance du crime d'écocide nécessite une réflexion d'écriture : le projet évoque le « dépassement des limites planétaires », ce qui est assez vague. Or la loi pénale doit être précise. Nous pourrions en revanche incriminer plus largement les pollutions de l'air, des sols, etc.
Mais soyons lucides : les pressions et les lobbies existeront toujours.
Je suis d'accord avec vous, il ne convient pas de multiplier les parquets spécialisés, qui sont déjà la proie des lobbies. En revanche, les juges doivent pouvoir faire appel à des experts, or je ne suis pas certaine qu'ils en aient toujours la capacité budgétaire.
Je rejoins également votre analyse du crime d'écocide, de la nécessité de retravailler le projet, et de l'inscription, dans l'article 1er de la Constitution, des éléments sur la protection du climat, pour laquelle nous avons bataillé, car nous préférons que l'on parle « d'agir » plutôt que de « garantir ». Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une avancée importante.
Selon vous, les enquêtes préliminaires, qui peuvent s'éterniser, doivent-elles être assorties d'un délai maximal, les droits de la défense ne pouvant pas s'exercer durant l'enquête ? De cette question découle celle de l'accès au dossier par l'avocat du mis en cause, qui ne peut répliquer alors que les pressions sont fortes.
Je prolongerai la question de ma collègue. En effet, ce thème est apparu au fil de nos auditions, sous un double aspect : la durée et le contradictoire. Nous sommes, en France, dans une procédure inquisitoire, qui ne prévoit pas le contradictoire en phase d'enquête – en dehors de l'article 77-2 du code de procédure pénale qui permet à un auteur ou une victime de demander à savoir où en est son dossier au bout d'une année d'enquête.
Pensez-vous que nous devrions aller vers un mode plus accusatoire et de ce fait changer de paradigme ? Ou devons-nous rester dans notre schéma judiciaire culturel, mais en y instillant un peu de contradictoire, par exemple en transformant ce moment de rencontre, au bout d'un an, prévu par les textes, en un moment plus contradictoire où l'intéressé pourrait accéder aux pièces de son dossier et dialoguer avec le parquet ?
Je répondrai d'abord à M. Nadot, sur les parquets spécialisés.
Si je ne trouve pas absurde de répartir la gestion des contentieux spécialisés, très techniques, dans le territoire, je ne suis pas favorable à la création systématique d'un parquet spécialisé. Cette question touche à l'organisation de notre système judiciaire.
Nous avons inclus, dans la loi relative au parquet européen et aux juridictions spécialisées, dont vous allez débattre, sans doute au mois de septembre, des éléments sur les juridictions environnementales, afin de mieux traiter les contentieux environnementaux sans en déposséder pour autant l'ensemble des juridictions, qui traiteraient les contentieux de proximité, telle la gestion des déchets à faible intensité.
La question du délai des enquêtes préliminaires qui, il est vrai, sont longues, est à la fois simple et vaste. Il ne me semblerait pas absurde qu'au bout d'un certain temps le parquet prenne une position. : soit il classe l'enquête qui n'aboutit pas, soit il demande une autorisation de la continuer à un juge de l'enquête.
Cette question se rattache à l'évolution de notre procédure pénale – une procédure inquisitoire qui se teinte, c'est vrai, de plus en plus d'accusatoire. J'ai fait le choix, dans la loi de réforme de la justice, de rester dans le cadre de la procédure pénale, telle qu'elle est aujourd'hui inscrite dans notre système judiciaire, tout en cherchant à la simplifier, notamment pour la rendre plus rapide.
Très sincèrement, et au-delà des annulations prononcées par le Conseil constitutionnel, pour des raisons que je comprends, nous sommes au bout d'un système. Soit nous faisons le choix de le conserver, sachant qu'il possède bien des atouts, soit nous en modifions l'économie, mais ce n'est pas quelque chose que nous devons faire sur un coin de table ; nous devons en mesurer les conséquences.
Quelles sont vos préconisations concernant l'encadrement des remontées d'information, afin d'éviter d'éventuels soupçons des uns et des autres ?
Quels éléments pourrions-nous introduire pour que la justice soit plus performante et son indépendance moins remise en cause ?
S'agissant du secret de l'instruction, comme éviter les fuites d'informations et protéger les parties avant la tenue du procès ?
Enfin, quels seraient vos arguments pour améliorer les missions du garde des Sceaux, mais également la Constitution ?
Je ne vois pas ce que nous pourrions faire concernant l'encadrement des remontées d'information. Je ne vois pas ce qu'apporterait une transparence ni le fait de les limiter davantage. La circulaire de 2014 dresse déjà la typologie des remontées d'information. Bien entendu, tout peut être étudié, mais l'encadrement me paraît suffisant.
S'agissant de l'indépendance de la justice, je l'ai dit, il conviendrait d'inscrire dans la Constitution l'amélioration de l'indépendance statutaire du parquet. J'ai proposé, en tant que garde des Sceaux, la nomination de 146 membres du parquet, or je n'ai reçu que trois avis non conformes du CSM. Ce qui signifie que les critères objectifs sont respectés et que le CSM n'a que très peu d'observations à formuler.
Je suis favorable à une évolution, sur différents points, de l'ordonnance de 1958 relative à la magistrature. Le procureur général de la Cour de cassation, par exemple, ne souhaitait plus dépendre du garde des Sceaux et souhaitait une modification de la loi organique. J'aurais pour ma part voulu que soit abordée dans cette loi organique la question de la stabilité en poste des magistrats pour un minimum de trois ans et un maximum de dix ans, la stabilité concourant à l'indépendance.
Se pose également la question de l'évaluation des magistrats, notamment des hauts magistrats et de la manière dont ces évaluations pourraient être utilisées. Nous pourrions également modifier le mode de désignation des magistrats au CSM, notamment en instaurant un vote à un tour, le vote à deux tours étant trop complexe.
Le viol, en permanence, du secret de l'instruction est un désespoir de tous les instants. Cette question est liée à celle du secret professionnel, de la communication, mais aussi à celle de la liberté de la presse. De sorte qu'elle doit être abordée sous différents angles. Sachez cependant que le secret de l'instruction est très souvent violé par les parties elles-mêmes.
Je sais, monsieur le rapporteur, que vous avez réfléchi à cette question. Sans doute pourriez-vous formuler des propositions visant à renforcer les sanctions, et à inverser le processus, à un moment déterminé, en admettant que nous puissions communiquer sur l'instruction.
Enfin, concernant l'amélioration des missions du garde des Sceaux, il me semble qu'il dispose déjà de moyens importants pour agir, par le biais des directions de réseau, notamment la pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse et les services judiciaires. En outre, le CSM est un appui considérable pour avoir un regard distancié et indépendant sur un certain nombre d'éléments.
La saisine par le Président de la République du Conseil supérieur de la magistrature dans l'affaire Fillon montre qu'il s'agit d'un outil important pour réfléchir à des évolutions. J'ai d'ailleurs eu l'occasion, à plusieurs reprises, de dialoguer avec le CSM pour définir des éléments d'évolution.
L'inspection générale de la justice est également un outil important, un outil direct, pour le garde des Sceaux ; un outil que j'ai mobilisé dans l'affaire des fadettes et de M. Bismuth.
Vous avez appelé de vos vœux un service public de la justice qui soit à la hauteur et vous avez d'ailleurs beaucoup œuvré pour cela, notamment en augmentant le budget de la justice de 24 %.
S'agissant du procès équitable, je souhaiterais vous interroger sur un débat ancien, qui a été mis en lumière lors de l'affaire Outreau, sur une séparation plus nette des magistrats du siège et du parquet.
Même si personne ne s'accorde sur l'architecture à imaginer, on entend critiquer une forme de proximité entre procureurs et magistrats – notamment parce qu'ils bénéficient de la même formation, qu'ils portent la même robe – qui entraînerait un déséquilibre entre l'accusation et la défense.
Quelle est votre opinion quant à cette séparation éventuelle qui pourrait concourir à l'indépendance de la justice ?
Le budget de la justice est un outil important pour faire évoluer le service public. Nous avons besoin de postes budgétaires pour former des équipes autour des magistrats ; il s'agit d'une demande forte de la justice judiciaire. Nous avons également besoin d'argent pour l'administration pénitentiaire, afin de construire quelques établissements supplémentaires adaptés, et pour développer des programmes de suivi des personnes détenues.
Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2021, je souhaitais notamment faire évoluer l'aide juridictionnelle des avocats.
S'agissant de la question du procès équitable, contrairement à mon successeur, je ne suis pas favorable à la séparation des magistrats du siège et du parquet mais à l'unité de ce corps. D'abord, parce que les magistrats doivent comprendre et exercer les deux grandes fonctions et parce qu'il faut que ceux qui le souhaitent puissent passer des fonctions de juge à celles du parquet. Je suis favorable à l'idée selon laquelle il faudrait davantage d'avocats parmi les magistrats. Il s'agit d'une autre perspective que d'aucuns souhaitent mettre en exergue.
Ensuite, le magistrat qui exerce les fonctions de procureur défend un intérêt public particulier, qui n'est pas celui des parties. Le magistrat du siège, de la même manière, doit porter un jugement impartial, qui n'est pas celui des parties. L'un comme l'autre ne sont pas dans l'intérêt des parties. C'est la raison pour laquelle, l'unité du corps est nécessaire.
Enfin, le parquet à la française fonctionne très bien, il laisse le magistrat du parquet totalement libre dans les situations individuelles. De sorte que le système est équilibré, comme cela a été rappelé par le Conseil constitutionnel et repris par la Cour de justice de l'Union européenne. Cela étant dit, d'autres systèmes, dans d'autres pays, fonctionnent très bien, mais l'histoire ne nous a pas orientés vers eux et, personnellement, je revendique le système français.
Je me suis rendue en Italie il y a une dizaine de jours, et j'ai eu l'occasion de rencontrer le ministre de la justice, qui n'a pas le pouvoir de donner des instructions, et le procureur général près la Cour de cassation, qui ne rend pas de comptes devant le Parlement et qui ne peut pas vraiment donner d'instructions à ses procureurs. Ce dernier me disait que la difficulté résidait dans l'égale application de la loi sur l'ensemble du territoire.
Depuis le changement complet de procédure, en Italie, opéré il y a une dizaine d'années, la durée moyenne des procédures est de huit ans… Avez-vous, dans le cadre de vos contacts, des éléments objectifs sur cette donnée ?
Non, je n'en ai aucun, mais les services du ministère et de la Chancellerie peuvent vous en fournir.
Les instructions individuelles ont été supprimées par la loi, mais l'affaire Fillon nous a pourtant montré que, même s'il n'y avait pas eu d'instruction hiérarchique et formelle, la procureure du parquet national financier a reçu un courrier l'invitant lourdement à… Les magistrats nous ont dit qu'avant de 2013, si aucune instruction n'était versée au dossier, les appels téléphoniques hiérarchiques n'étaient pas rares. Je ne dis pas que le ministre appelait le procureur en charge du dossier, mais par la voie hiérarchique, on lui faisait comprendre qu'une attention particulière devait être portée à tel ou tel dossier. Cette pratique existe-t-elle toujours ?
Je n'ai jamais appelé un procureur pour lui transmettre la moindre consigne. Cela ne me serait même pas venu à l'esprit. Le dernier coup de fil que j'ai passé à un procureur a été pour lui apporter mon soutien.
Il me semble que nous avons intégré cette question éthique, au-delà même de la question de la légalité ; car c'est bien de comportement éthique qu'il s'agit.
Les procureurs généraux peuvent, dans certaines hypothèses, donner des instructions sur des affaires individuelles, à condition qu'elles soient écrites et versées au dossier.
Concernant l'affaire Fillon, Mme Houlette, lors de son audition devant votre commission, a utilisé des mots, tels que « pression » : soit ils étaient utilisés à dessein, et Mme l'ex-procureure du PNF savait l'utilisation qui en serait faite, soit ils étaient maladroits, car c'est bien une pression managériale qu'elle évoquait. Je regrette l'amalgame qui a été fait à partir des termes utilisés.
En revanche, j'ai trouvé intéressant qu'elle pose, devant vous, la question de savoir s'il ne conviendrait pas de changer le statut du parquet. C'est une position respectable, sur laquelle je n'ai aucun commentaire à formuler.
Je vous assure, monsieur le président, que les pressions politiques n'existent pas.
Quels ont été les critères appliqués à la nomination de M. Heitz ? Nous avons appris, notamment par voie de presse, que trois candidats s'étaient présentés au poste de procureur de la République de Paris, et qu'aucun n'avait été retenu. Puis, M. Heitz s'est présenté : il était alors le seul candidat.
Nous avons lancé un appel à candidatures à la libération du poste. Trois personnes ont répondu, que j'ai reçues. Après réflexion, nous avons décidé de relancer un appel à candidatures, et Rémy Heitz a répondu. Il a ensuite suivi la procédure normale ; je n'ai rien à ajouter.
Quelles étaient les raisons pour lesquelles vous avez recalé les trois premiers candidats ? Aucun n'a retenu votre attention ; pourquoi ? Ensuite, le CSM a dû trancher entre une personne et la même personne – je le dis de manière caricaturale à dessein, car je ne comprends pas bien.
Je retiens uniquement le fait que le CSM a donné un avis conforme à la nomination de M. Heitz. Les candidatures des trois autres personnes n'ont pas été méprisées, puisqu'elles exercent aujourd'hui des fonctions de responsabilité très importantes.
Pour nommer un procureur de la République, nous tenons compte de la diversité des fonctions que les candidats ont exercées, des différents postes occupés et de l'adéquation à une situation. C'est sur de tels critères, très objectifs, que nous faisons des propositions.
En outre, le cabinet du ministre n'intervient qu'au dernier moment dans les nominations. Je n'ai donc eu pour fonction que de vérifier l'adéquation aux critères que je viens de vous livrer. Je ne suis pas intervenue dans les choix proposés.
La question peut se poser de façon plus générale, car les règles de nomination du procureur de la République de Paris déclenchent sans cesse des polémiques.
C'est normal, il s'agit du parquet le plus important de France.
Je suis d'accord, le poste est sensible. Mais ne pensez-vous pas que la façon dont M. Heitz a été nommé était de nature à semer le trouble et, en conséquence, l'a empêché de prendre l'ampleur de ses fonctions ? D'autant qu'il venait directement de l'administration centrale, puisqu'il était sous votre autorité directe.
Ne serait-ce que pour les apparences et, bien sûr, pour garantir l'indépendance du futur procureur, n'aurait-il pas été plus judicieux de proposer une personne qui n'était pas dans le circuit politique ou à sa périphérie ?
Je ne peux pas vous laisser dire que le processus de nomination du procureur de Paris l'a empêché de prendre toute l'ampleur de ses fonctions. Rémy Heitz est un procureur à la hauteur des multiples défis auxquels il est confronté, qu'il s'agisse de la délinquance du quotidien ou des gilets jaunes.
Personne ne devrait avoir de doute sur sa nomination, Rémy Heitz ayant exercé de très nombreuses fonctions, aussi bien au parquet que comme président de tribunal ; son parcours est le gage de sa loyauté ; sa carrière a été particulièrement brillante. Enfin, le fait qu'il ait été le directeur des affaires criminelles et des grâces n'était ni un avantage ni un désavantage.
Je ne remets pas en cause le parcours de M. Heitz, je dis que sa nomination a été contestée par les organisations syndicales de magistrats. De sorte qu'il a pris ses fonctions dans un climat de polémique.
J'imagine que vous lui avez posé la question et qu'il vous a répondu qu'il allait bien ?
Oui, mais il nous a aussi dit qu'il ne s'était pas proposé de lui-même à ce poste. Que cette nomination était de votre responsabilité.
Je puis vous citer l'exemple de M. Hayat, alors président du tribunal de grande instance de Paris, qui prenait toutes les précautions et les garanties lorsqu'il désignait un juge d'instruction, ne serait-ce que pour les apparences. Il a déjà écarté un magistrat au seul motif que son père tenait un blog. Il allait très loin pour éviter toute polémique. Il me semble que nous pourrions tirer des leçons de cette façon de faire.
Très honnêtement, la nomination de M. Heitz ne donne lieu à aucune polémique autre que celle que vous souhaitez développer ici. Sa nomination a répondu à des critères objectifs.
Oui, la loi a été respectée, j'entends bien.
Votre ancienne directrice adjointe de cabinet est devenue conseillère justice du Président de la République. Comment avez-vous pu faire vivre son rôle de garant de l'indépendance judiciaire ? Tout d'abord, est-ce une préoccupation ?
Le Président de la République est très attentif à la situation, au fonctionnement de la justice. C'est bien lui qui a souhaité l'augmentation du budget, qui se tient régulièrement au courant de l'évolution de toutes les situations. Il a été extrêmement présent sur la question des avocats et de l'aide juridictionnelle.
Hélène Davo est effectivement mon ancienne directrice adjointe de cabinet, c'est une femme exceptionnelle, qui propose au Président de la République, des options, des choix, des notes visant à lui expliquer la situation de la justice. Je ne parlais jamais avec Hélène Davo des affaires particulières, mais du cadre général.
L'inspection générale de la justice (IGJ) ne peut être mobilisée que sur demande du ministre. Or, ce dernier ne la saisit pas très souvent. J'ai simplement deux exemples en tête. D'abord, celui de l'enquête préliminaire de l'affaire des fadettes ; pour quel motif avez-vous saisi l'IGJ ? Cette saisine a été contestée par des organisations de magistrats et vue comme une immixtion dans le domaine juridictionnel des magistrats et la conduite de l'enquête.
La seconde saisine concernait M. Eric Alt. Elle a fait suite à son engagement au sein de l'association Anticor et à la demande de constitution de parties civiles de celle-ci dans l'affaire concernant M. Richard Ferrand.
Pouvez-vous motiver ses demandes d'inspection ?
Par ailleurs, ne serait-il pas judicieux que l'IGJ soit placée sous la double tutelle du CSM et du ministre de la justice ?
L'IGJ est aujourd'hui un corps d'inspection unique et travaille de trois façons. Premièrement, elle peut s'auto-saisir et proposer au ministre de la justice des évaluations, des rapports sur une politique donnée ou sur la situation d'une juridiction.
Deuxièmement, le ministre peut la saisir directement et ses réponses sont toujours très intéressantes. Je pense aux événements qui se sont déroulés au pénitencier de Condé-sur-Sarthe, pour lesquels l'inspection a réalisé une analyse du fonctionnement de l'établissement.
Troisièmement, l'IGJ, depuis près de 18 mois, joue un rôle d'appui à la mise en place des politiques publiques. Elle me signalait les difficultés ou les dysfonctionnements découlant de telle ou telle politique que je souhaitais conduire.
Concernant l'affaire Sarkozy-Bismuth, j'ai appris les faits par voie de presse, dans l'article du Point. J'ai trouvé choquant que des magistrats et des avocats aient pu être écoutés sur une période aussi longue. J'ai donc souhaité qu'une demande de remontée d'information auprès de la procureure générale soit formulée. Dans la description des événements tels qu'ils s'étaient passés, il m'a semblé utile de saisir l'IGJ pour qu'elle vérifie s'il y avait eu, ou pas, un dysfonctionnement, qu'elle analyse le champ et la proportionnalité de ce qui avait été mis en place, ainsi que le cadre procédural.
J'ai par ailleurs précisé, dans la lettre de saisine de l'IGJ, que tout cela devait se faire dans le respect de l'indépendance de l'autorité judiciaire et des décisions juridictionnelles qui avaient été prises ou qui seraient à prendre.
Le rapport de l'IGJ sera remis le 15 septembre. S'il révèle un dysfonctionnement, la réponse peut être de nature normative. Je vous rappelle que, s'il y a des règles pour les avocats en matière de perquisition et d'écoute, il n'y en a pas pour les fadettes. Convient-il de modifier les règles ?
Mais la réponse peut être aussi de nature disciplinaire. Alors, le CSM sera saisi.
Dans l'affaire Alt, nous étions face à des propos ne correspondant pas au comportement normal d'un magistrat et à une question procédurale qui avait entraîné le dépaysement de l'affaire par la Cour de cassation. C'est donc fort logiquement que nous avons saisi l'IGJ. Dans ses conclusions, elle indiquait que les rapports d'Anticor avaient spontanément évolué à la suite de l'affaire Ferrand. Je n'ai pas souhaité aller au-delà.
Je note que pour les fadettes, vous saisissez l'IGJ et que dans le cadre du témoignage de Mme Houlette, dans l'affaire Fillon, pour laquelle une question de proportionnalité et de rapport hiérarchique est posée, le Président de la République saisit le CSM. J'imagine qu'il vous en a informée, voire que la décision a été prise conjointement.
Pourquoi saisir l'IGJ dans le premier cas et le CSM dans le second ?
Il ne s'agissait ni de la même situation, ni de la même procédure. Par ailleurs, le Président de la République peut, dans le cadre de ses prérogatives constitutionnelles, saisir le CSM. Bien évidemment, j'en ai été informée.
Nous verrons, quand le CSM aura rendu son avis, à quelles évolutions éventuelles il pourrait être procédé.
Pourquoi avoir saisi la Cour de cassation pour un avis technique sur la loi de prorogation de l'état d'urgence sanitaire qui allait modifier l'ordonnance pénale que vous aviez prise, notamment pour modifier les règles sur la prolongation de la détention provisoire, alors qu'elle était déjà saisie de cette question ?
La détention provisoire est une question très délicate, puisqu'elle est relative à une atteinte à la liberté. Dans le cas présent, elle ne pouvait être que temporaire car elle était liée à des circonstances exceptionnelles.
Il m'arrivait régulièrement de dialoguer avec le procureur général près la Cour de cassation sur la question de la liberté provisoire, pour disposer d'une analyse de la situation, mais dans le respect absolu de ce qui aurait pu être décidé ensuite.
Je profite de cette occasion pour indiquer que l'arrêt de la Cour de cassation a été très mal compris, notamment par la presse, au point qu'elle a dû expliquer une seconde fois sa décision. La Cour de cassation avait considéré que les dispositions que nous avions adoptées étaient compatibles avec la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) à partir du moment où le détenu provisoire pouvait être présenté devant un juge.
Or cela a été le cas de tous les détenus, puisque toutes les demandes de liberté – en nette augmentation à ce moment-là – ont été traitées par un juge. Sur quelque 3 000 détentions provisoires prolongées de droit, une centaine de détenus a été remis en liberté.
Je mesure la gravité de ce sujet, car il n'est pas permis de porter atteinte à la liberté d'une personne en toute impunité.
Ma question ne portait pas sur le fond de la décision de la Cour de cassation, mais sur la raison pour laquelle vous avez sollicité un avis technique alors même que des contentieux étaient en cours.
Le juge judiciaire est le gardien de la liberté individuelle. Il nous arrive d'avoir des contacts avec la Cour de cassation sur différents sujets. Cela a été le cas pour les questions relatives à la gestation pour autrui (GPA) et à la procréation médicalement assistée (PMA), afin de mesurer la portée des décisions.
Lorsque nous avons interrogé la DSJ et le secrétaire général sur des questions budgétaires, j'ai été surpris d'apprendre qu'il n'y avait pas de comptabilité analytique au ministère de la justice.
Cela vous a-t-il posé un problème ou est-ce un non-sujet ?
Cette question sera traitée lorsque vous serez nommé au ministère de la justice, monsieur le président.
Je préfèrerais le ministère de l'intérieur…
Nous indiquerons à votre successeur qu'une comptabilité analytique peut être utile pour la conduite des politiques publiques, notamment en matière judiciaire.
Madame la ministre, je vous remercie.
La séance est levée à 13 heures 10.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Coralie Dubost, M. Fabien Gouttefarde, M. Olivier Marleix, Mme Naïma Moutchou, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, Mme Cécile Untermaier
Assistait également à la réunion. - Mme Nicole Dubré-Chirat