Je précise que le monde de la recherche n'échappe pas, lui non plus, à certaines querelles. Ma trajectoire se caractérise par la part considérable de temps que j'ai consacré à des enquêtes, à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), puis à l'Institut national d'études démographiques (INED), que j'ai dirigé durant de longues années. Mon attachement aux données quantitatives publiées par des organismes comme Eurostat, l'Organisation des Nations unies (ONU) ou encore l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) distingue mon approche de celle de la plupart de mes collègues du monde académique.
Je nourris une vision plutôt positive de la politique d'accueil de la France. Les conditions de l'accueil s'y sont considérablement améliorées. Je connais bien l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) pour avoir siégé plusieurs années à son conseil d'administration. Il accomplit un travail remarquable, malgré la rotation élevée de son personnel et la difficulté de former correctement des employés dont la moitié ne reste même pas un an en poste. La crise sanitaire a en outre contraint l'OFII à fermer nombre de ses guichets.
Notre pays prend maintenant au sérieux la question, longtemps négligée, de l'apprentissage de sa langue, même si, dans la pratique, la passation des marchés avec les associations et les organismes spécialisés reste compliquée. L'Allemagne y consacre sans doute des moyens supérieurs, mais il faut reconnaître que les migrants qui s'installent dans ce pays ne connaissent pas a priori l'allemand.
Selon les données fournies depuis 2005 par l'application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF), le principal flux migratoire à s'accroître dans notre pays, comme dans le reste du monde, d'ailleurs, est celui des étudiants internationaux, que l'OCDE ne prend pourtant pas en compte. Un quart d'entre eux viennent en France du Maghreb, un autre quart d'Europe, un troisième quart d'Afrique subsaharienne et le reste d'Asie, et notamment de Chine. Les universités se sont opposées aux tentatives d'augmenter significativement leurs frais d'inscription pour les non-Européens. Estimant que la gratuité devait s'appliquer aussi dans l'enseignement supérieur, le Conseil constitutionnel n'a autorisé que des frais « modiques ». En 2020, année de la pandémie, la France, à la différence des États-Unis ou de l'Australie, n'a que relativement peu souffert des effets du Covid, ce que Campus France attribue à la mobilisation de ses agents et au bon fonctionnement du système d'inscription à distance des étudiants internationaux.
Les lois régulièrement votées ont réussi à contenir le flux des migrations familiales, d'une grande constance au fil du temps. Certaines fluctuations ponctuelles s'expliquent par des retards dans le traitement de dossiers. Le débat public, polarisé par la question familiale, de fait sous contrôle, apparaît en grand décalage avec la réalité statistique. La France est l'un des deux pays d'Europe où la délivrance d'une proportion majeure des titres de séjour relève du regroupement familial. Les titres humanitaires ont augmenté, doublant même lors de la crise migratoire, mais ils n'absorbent qu'un tiers de la demande d'asile, somme toute modeste en France.
La migration de travail, réintroduite par la loi de 2006 privilégiant une immigration choisie, a fortement augmenté, bien que l'objectif de la voir prendre autant d'ampleur que l'immigration subie n'ait pas été atteint. Le passeport talent n'a donné toute sa mesure qu'à partir de son extension aux salariés des entreprises innovantes, plutôt qu'à leurs seuls dirigeants.
Notons donc le décalage frappant entre les débats publics et ce tableau que je viens de brosser.
J'aimerais établir une comparaison internationale entre la situation en 2015, à la veille de la crise des réfugiés, qui a atteint son apogée l'année suivante, et le retour à la normale de 2018, année marquée par un considérable ralentissement du flux des demandes, grâce à l'accord conclu par l'Union européenne (UE) avec la Turquie.
La délivrance de titres de séjour humanitaires en France n'a pas énormément augmenté durant la crise des réfugiés. Les données de l'OCDE tiennent compte de la libre circulation dans l'espace Schengen. Or la France n'accueille qu'une faible part de ressortissants européens par rapport au Royaume-Uni ou à l'Allemagne, où deux tiers des titres de séjour leur sont accordés. La France n'attire pas les Européens. Le débat public ne porte cependant jamais sur cette réalité. L'une des questions intéressantes que soulève le Brexit touche à la future destination des Européens qui s'installaient auparavant en Angleterre. Je ne pense pas qu'ils se tourneront vers la France, mais plutôt vers ce grand pays d'immigration en Europe qu'est l'Allemagne.
Pendant la crise des réfugiés, l'Allemagne a consenti, avant de revenir à sa position de 2015, à un effort humanitaire considérable, à la différence de la France et du Royaume-Uni, où les effets de cette crise ont été amortis.
Notons qu'au Royaume-Uni, un nouveau système à points permet d'accueillir les conjoints des migrants de travail, alors que les couples concernés ont parfois des difficultés à se réunir en France.
La part des émigrés dans la population française ne cesse d'augmenter depuis le recensement de 1851. Elle a été multipliée par deux, lors de l'industrialisation de notre pays sous le second empire. L'entre-deux-guerres a été marqué par un formidable appel à l'immigration, notamment des Polonais venus travailler dans les mines et l'industrie textile. Cette immigration a connu un nouvel essor pendant la reconstruction, avant de se stabiliser à partir du choc pétrolier de 1973, pour reprendre ensuite de plus belle. Depuis les années 2000, l'augmentation constante de l'immigration s'avère indépendante des changements politiques, de gouvernement ou de législation. La classe politique surestime au fond son pouvoir d'agir sur ce phénomène général en Europe.
À l'origine venaient surtout en France des ressortissants de pays voisins. Puis les Polonais sont arrivés entre les deux guerres, avant qu'on ne les renvoie dans leur pays pendant la crise des années 1930. Sont ensuite venus des Portugais et des Maghrébins. La part des Sub-sahariens, dont le nombre sur notre territoire dépassait les 900 000 lors du dernier recensement, a fortement progressé. Depuis 1975, la proportion des Africains dans les flux migratoires à destination de la France est passée de 20 % à 45 %.
Le solde migratoire présentait jusqu'aux années 1990 une convergence entre les départs de Français vers d'autres pays et l'accueil d'étrangers sur notre territoire. Le Brexit et, dans une moindre mesure, la crise liée au Covid ont divisé par quatre les départs de Français à l'étranger. Il convient de réfléchir aux conséquences du Brexit sur la structure migratoire française et de s'interroger sur les opportunités à en tirer.
Le Covid a donné lieu à la production de données inédites sur la place des immigrés dans certains métiers classés par la commission européenne comme essentiels. Les femmes occupent en grand nombre des emplois faiblement qualifiés. Certains métiers essentiels sur le plan stratégique, dont ceux qui impliquent une expertise en technologie de l'information et de la communication, sont exercés par 15 % d'immigrés d'origine extra européenne. Les immigrés non Européens contribuent pour une part considérable au fonctionnement de plusieurs secteurs essentiels, outre ceux des soins et des transports. Cette réalité reflète l'importance, pour la société française, de l'immigration, produit de son histoire, alors qu'en Europe centrale, de nombreux États se passent d'immigration. Les immigrés contribuent au fonctionnement de notre pays, non en tant qu'immigrés mais à proportion de leurs qualifications.
De fortes disparités existent dans l'habitat des immigrés selon leur origine, européenne ou non, indépendamment des disparités, elles aussi notables, entre les Français nés sur le sol français et les étrangers. Les immigrés de première ou de deuxième génération ne connaissent pas non plus les mêmes conditions de vie. Ceux qui sont nés sur le sol français tendent à quitter, au fur et à mesure de leur ascension sociale, les zones d'habitat fragiles, améliorant ainsi leur sort, mais laissant ces zones vulnérables dans une situation pire encore. Il faudrait favoriser la mobilité résidentielle des enfants d'immigrés. L'un des grands problèmes de la France tient à son système de logement social, qui tend à concentrer les étrangers dans certaines zones, indépendamment des opportunités d'emploi, alors que dans les pays nordiques, notamment, on constate une plus grande mobilité des immigrés. Quoi qu'il en soit, les étrangers déménagent plus souvent que les Français nés en France, et la remarque s'applique plus encore aux immigrés de la deuxième génération.