La réunion débute à dix heures trente.
À la fois sociologue, anthropologue et démographe, François Héran dirige l'institut Convergences Migrations. Ses travaux concernent aussi bien la sociabilité des Français et la formation du couple que l'éducation, la participation électorale ou les questions migratoires, sur lesquelles portent d'ailleurs ses cours particulièrement éclairants au Collège de France.
Monsieur Héran, nous comptons tous, dans notre commission, sur votre expertise académique pour nous permettre d'aborder la question des migrations en laissant de côté toute querelle politicienne.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. François Héran prête serment.)
Monsieur Héran, quels bilans dressez-vous de la politique d'accueil des migrants en France et de la politique migratoire européenne ?
Je précise que le monde de la recherche n'échappe pas, lui non plus, à certaines querelles. Ma trajectoire se caractérise par la part considérable de temps que j'ai consacré à des enquêtes, à l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), puis à l'Institut national d'études démographiques (INED), que j'ai dirigé durant de longues années. Mon attachement aux données quantitatives publiées par des organismes comme Eurostat, l'Organisation des Nations unies (ONU) ou encore l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) distingue mon approche de celle de la plupart de mes collègues du monde académique.
Je nourris une vision plutôt positive de la politique d'accueil de la France. Les conditions de l'accueil s'y sont considérablement améliorées. Je connais bien l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) pour avoir siégé plusieurs années à son conseil d'administration. Il accomplit un travail remarquable, malgré la rotation élevée de son personnel et la difficulté de former correctement des employés dont la moitié ne reste même pas un an en poste. La crise sanitaire a en outre contraint l'OFII à fermer nombre de ses guichets.
Notre pays prend maintenant au sérieux la question, longtemps négligée, de l'apprentissage de sa langue, même si, dans la pratique, la passation des marchés avec les associations et les organismes spécialisés reste compliquée. L'Allemagne y consacre sans doute des moyens supérieurs, mais il faut reconnaître que les migrants qui s'installent dans ce pays ne connaissent pas a priori l'allemand.
Selon les données fournies depuis 2005 par l'application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France (AGDREF), le principal flux migratoire à s'accroître dans notre pays, comme dans le reste du monde, d'ailleurs, est celui des étudiants internationaux, que l'OCDE ne prend pourtant pas en compte. Un quart d'entre eux viennent en France du Maghreb, un autre quart d'Europe, un troisième quart d'Afrique subsaharienne et le reste d'Asie, et notamment de Chine. Les universités se sont opposées aux tentatives d'augmenter significativement leurs frais d'inscription pour les non-Européens. Estimant que la gratuité devait s'appliquer aussi dans l'enseignement supérieur, le Conseil constitutionnel n'a autorisé que des frais « modiques ». En 2020, année de la pandémie, la France, à la différence des États-Unis ou de l'Australie, n'a que relativement peu souffert des effets du Covid, ce que Campus France attribue à la mobilisation de ses agents et au bon fonctionnement du système d'inscription à distance des étudiants internationaux.
Les lois régulièrement votées ont réussi à contenir le flux des migrations familiales, d'une grande constance au fil du temps. Certaines fluctuations ponctuelles s'expliquent par des retards dans le traitement de dossiers. Le débat public, polarisé par la question familiale, de fait sous contrôle, apparaît en grand décalage avec la réalité statistique. La France est l'un des deux pays d'Europe où la délivrance d'une proportion majeure des titres de séjour relève du regroupement familial. Les titres humanitaires ont augmenté, doublant même lors de la crise migratoire, mais ils n'absorbent qu'un tiers de la demande d'asile, somme toute modeste en France.
La migration de travail, réintroduite par la loi de 2006 privilégiant une immigration choisie, a fortement augmenté, bien que l'objectif de la voir prendre autant d'ampleur que l'immigration subie n'ait pas été atteint. Le passeport talent n'a donné toute sa mesure qu'à partir de son extension aux salariés des entreprises innovantes, plutôt qu'à leurs seuls dirigeants.
Notons donc le décalage frappant entre les débats publics et ce tableau que je viens de brosser.
J'aimerais établir une comparaison internationale entre la situation en 2015, à la veille de la crise des réfugiés, qui a atteint son apogée l'année suivante, et le retour à la normale de 2018, année marquée par un considérable ralentissement du flux des demandes, grâce à l'accord conclu par l'Union européenne (UE) avec la Turquie.
La délivrance de titres de séjour humanitaires en France n'a pas énormément augmenté durant la crise des réfugiés. Les données de l'OCDE tiennent compte de la libre circulation dans l'espace Schengen. Or la France n'accueille qu'une faible part de ressortissants européens par rapport au Royaume-Uni ou à l'Allemagne, où deux tiers des titres de séjour leur sont accordés. La France n'attire pas les Européens. Le débat public ne porte cependant jamais sur cette réalité. L'une des questions intéressantes que soulève le Brexit touche à la future destination des Européens qui s'installaient auparavant en Angleterre. Je ne pense pas qu'ils se tourneront vers la France, mais plutôt vers ce grand pays d'immigration en Europe qu'est l'Allemagne.
Pendant la crise des réfugiés, l'Allemagne a consenti, avant de revenir à sa position de 2015, à un effort humanitaire considérable, à la différence de la France et du Royaume-Uni, où les effets de cette crise ont été amortis.
Notons qu'au Royaume-Uni, un nouveau système à points permet d'accueillir les conjoints des migrants de travail, alors que les couples concernés ont parfois des difficultés à se réunir en France.
La part des émigrés dans la population française ne cesse d'augmenter depuis le recensement de 1851. Elle a été multipliée par deux, lors de l'industrialisation de notre pays sous le second empire. L'entre-deux-guerres a été marqué par un formidable appel à l'immigration, notamment des Polonais venus travailler dans les mines et l'industrie textile. Cette immigration a connu un nouvel essor pendant la reconstruction, avant de se stabiliser à partir du choc pétrolier de 1973, pour reprendre ensuite de plus belle. Depuis les années 2000, l'augmentation constante de l'immigration s'avère indépendante des changements politiques, de gouvernement ou de législation. La classe politique surestime au fond son pouvoir d'agir sur ce phénomène général en Europe.
À l'origine venaient surtout en France des ressortissants de pays voisins. Puis les Polonais sont arrivés entre les deux guerres, avant qu'on ne les renvoie dans leur pays pendant la crise des années 1930. Sont ensuite venus des Portugais et des Maghrébins. La part des Sub-sahariens, dont le nombre sur notre territoire dépassait les 900 000 lors du dernier recensement, a fortement progressé. Depuis 1975, la proportion des Africains dans les flux migratoires à destination de la France est passée de 20 % à 45 %.
Le solde migratoire présentait jusqu'aux années 1990 une convergence entre les départs de Français vers d'autres pays et l'accueil d'étrangers sur notre territoire. Le Brexit et, dans une moindre mesure, la crise liée au Covid ont divisé par quatre les départs de Français à l'étranger. Il convient de réfléchir aux conséquences du Brexit sur la structure migratoire française et de s'interroger sur les opportunités à en tirer.
Le Covid a donné lieu à la production de données inédites sur la place des immigrés dans certains métiers classés par la commission européenne comme essentiels. Les femmes occupent en grand nombre des emplois faiblement qualifiés. Certains métiers essentiels sur le plan stratégique, dont ceux qui impliquent une expertise en technologie de l'information et de la communication, sont exercés par 15 % d'immigrés d'origine extra européenne. Les immigrés non Européens contribuent pour une part considérable au fonctionnement de plusieurs secteurs essentiels, outre ceux des soins et des transports. Cette réalité reflète l'importance, pour la société française, de l'immigration, produit de son histoire, alors qu'en Europe centrale, de nombreux États se passent d'immigration. Les immigrés contribuent au fonctionnement de notre pays, non en tant qu'immigrés mais à proportion de leurs qualifications.
De fortes disparités existent dans l'habitat des immigrés selon leur origine, européenne ou non, indépendamment des disparités, elles aussi notables, entre les Français nés sur le sol français et les étrangers. Les immigrés de première ou de deuxième génération ne connaissent pas non plus les mêmes conditions de vie. Ceux qui sont nés sur le sol français tendent à quitter, au fur et à mesure de leur ascension sociale, les zones d'habitat fragiles, améliorant ainsi leur sort, mais laissant ces zones vulnérables dans une situation pire encore. Il faudrait favoriser la mobilité résidentielle des enfants d'immigrés. L'un des grands problèmes de la France tient à son système de logement social, qui tend à concentrer les étrangers dans certaines zones, indépendamment des opportunités d'emploi, alors que dans les pays nordiques, notamment, on constate une plus grande mobilité des immigrés. Quoi qu'il en soit, les étrangers déménagent plus souvent que les Français nés en France, et la remarque s'applique plus encore aux immigrés de la deuxième génération.
Votre présentation ébranle, si ce n'est nos certitudes, du moins nos impressions. La part des étudiants dans l'immigration demeure peu connue, de même que la contribution à des secteurs stratégiques pour notre pays de nombreux étrangers hautement qualifiés.
Je souhaiterais, monsieur Héran, connaître votre point de vue de scientifique sur les raisons qui poussent aujourd'hui les populations à migrer, mais aussi sur le sort des déboutés du droit d'asile en France.
Peut-être faudrait-il un psychologue pour analyser le sentiment de beaucoup d'étrangers, pourtant comme moi bien intégrés en France, de rester des immigrés à vie. Malgré tout, j'aimerais savoir ce qu'il vous inspire.
Les raisons qui poussent à l'émigration peuvent s'envisager à l'échelle mondiale comme à l'échelle individuelle. La difficulté de mon métier réside dans la combinaison de l'une et de l'autre. Certaines enquêtes, notamment de Gallup, mesurent le désir d'aller vivre dans un autre pays, très fort en Afrique subsaharienne, où il s'exprime chez 30 % de la population. Notez que 18 % des Français le manifestent aussi. Reste toutefois à disposer des moyens de réaliser de telles aspirations, ce qui explique la faiblesse des taux de départ à l'étranger des Tchadiens ou des Nigériens. Les pays d'où l'on migre le plus ne sont pas les plus pauvres, mais ceux qui se situent à mi-chemin sur l'indice de développement humain, fondé sur l'espérance de vie, l'accès à la santé et à l'éducation. Les pays du Maghreb se trouvent au niveau 5 ou 6 sur une échelle de 1 à 10, de même que la Géorgie et l'Albanie ou encore le Mexique, l'un des principaux couloirs migratoires au monde. Onze millions de Mexicains vivent aux États-Unis.
La migration est sélective : tout le monde n'est pas candidat au départ à l'étranger. À l'échelle de la planète, 15 % des plus de 15 ans déclarent souhaiter s'installer durablement dans un autre pays, pour peu qu'ils en aient l'opportunité. À la question suivante, posée par Gallup : « seriez-vous prêts à migrer dans les douze prochains mois ? », sept à huit fois moins de personnes répondent toutefois positivement. En fin de compte, seul un faible pourcentage de la population mondiale entreprend de migrer pour de bon.
Chaque année, le Congrès américain délivre 50 000 visas, soit 5 % de tous ceux qu'octroie l'administration des États-Unis, par le biais de la loterie de la carte verte, en vue de diversifier les sources d'immigration. La liste des pays d'origine des candidats donne une idée des vocations migratoires latentes dans certains États jusqu'ici fermés, telles les dictatures d'Europe centrale.
La migration imposée par la nécessité de fuir des conflits armés ou une mauvaise gouvernance s'écoule à 80 % vers les pays limitrophes. Seule une petite partie des personnes concernées parviennent en Europe afin d'y demander l'asile. Les autres ressorts des migrations sont liés à des chaînes migratoires qui s'installent, à des solidarités familiales qui se perpétuent ou encore à des regroupements familiaux.
Beaucoup d'habitants de petits pays comme des îles, où peu d'opportunités se présentent, migrent pour suivre des études supérieures. L'une des principales théories des économistes, expliquant une bonne part des mouvements migratoires, rattache la migration au capital humain. Ceux qui estiment disposer de ressources souhaitent les investir dans un marché où elles leur procureront un meilleur rendement.
Un peu plus d'un quart, voire jusqu'à un tiers, selon les années, des demandes d'asile sont satisfaites par l'OFPRA ou la CNDA, contre la moitié en Allemagne, au plus fort de la crise des réfugiés. En France, 3 % seulement des demandes venaient de Syriens, contre un tiers en Allemagne, d'où la différence.
On ignore ce que deviennent les déboutés du droit d'asile, s'ils restent sur le territoire ou s'ils se dispersent dans les pays voisins. Nous connaissons de mieux en mieux la situation des sans-papiers, en mesure de recourir à toutes sortes de filières administratives. Ils peuvent par exemple épouser un conjoint français, à moins que le séjour de leur conjoint en France ne soit régularisé, facilitant ainsi le traitement de leur propre situation.
La carte de séjour « vie privée et familiale » peut, conformément à la convention européenne des droits de l'homme, les autoriser à rester sur notre territoire. Elle est attribuée à des personnes ayant développé suffisamment d'attaches familiales exclusives avec leur pays d'accueil, et coupé tout lien avec leur pays d'origine, ce qui est en général le cas après plusieurs années. Des preuves de présence, médicales, scolaires, professionnelles ou associatives doivent étayer le dossier de demande. Le problème vient des différences de traitement d'un département à l'autre. Une fois rendu l'avis d'une commission purement consultative, le préfet détient dans ce domaine un pouvoir absolu, discrétionnaire voire arbitraire.
L'idée répandue d'une frontière nette entre étrangers, selon la légalité ou non de leur situation, relève d'une erreur. Il faut en moyenne sept ans à un Sub-Saharien pour cumuler les trois indicateurs essentiels d'intégration que sont un emploi, un logement fixe et des papiers. Ce délai se limite à cinq ans chez les femmes, encore qu'une telle durée soit déjà considérable. Les titres de séjour délivrés à ceux que la DGEF considère comme des primo-arrivants reviennent souvent à des étrangers présents sur le sol français depuis plusieurs années. Trente pour cent des étrangers en situation régulière ont auparavant été des clandestins. Les deux catégories ne sont donc pas étanches. Cette situation n'est pas propre à la France, encore que nous utilisions beaucoup les titres familiaux pour régulariser certaines situations.
Des chercheurs de l'institut Convergences Migrations que je dirige ont consacré des études au déni de francité qu'évoquait madame la rapporteure. Rappelons qu'aujourd'hui, 39 % des immigrés dans notre pays ont la nationalité française. A contrario, le suivi de mêmes personnes, d'un recensement à l'autre, grâce à un échantillon démographique permanent, a mis en évidence un phénomène statistique étonnant. Au fil du temps, jusqu'à 30 % ou 40 % des personnes nées à l'étranger mais naturalisées françaises tendent à se déclarer françaises de naissance, ce que nous percevons comme un signe d'intégration.
Dans vos passionnants cours au Collège de France, vous posez un constat objectif et scientifique sur un phénomène souvent instrumentalisé à des fins populistes dans le débat politique, en outre pollué par la diffusion de fausses informations, via les réseaux sociaux. Quel regard portez-vous sur le traitement de la question migratoire dans ce débat ?
J'ai été longtemps maire d'une commune à la frontière belge, qui a accueilli à la fin du XIXe siècle jusqu'à 70 % d'étrangers, en l'occurrence des Flamands qui ne disposaient pas du droit de vote en France.
Mon graphique de tout à l'heure montrait l'importance de l'immigration belge dans l'industrialisation de la France sous le second empire. La Flandre était alors plus pauvre que la Wallonie. Le mépris réservé à ces immigrés flamands, alors objet d'opprobre, nous frappe aujourd'hui. Les historiens ont mis en évidence la capacité de cette époque à racialiser les différences entre populations, y compris des provinces françaises. Au milieu du XIXe siècle étaient identifiées au sein même de notre pays des races méridionale, savoyarde, auvergnate, alsacienne, etc. Les Espagnols ont eux aussi été victimes de stéréotypes négatifs, puis les Polonais en dépit de leur catholicisme, jugé non conforme. Il y a toujours eu des têtes de Turcs. Notre distance culturelle par rapport à l'Afghanistan ou à l'Afrique sub-saharienne nous semble évidente. Une telle distance n'en a pas moins été jadis artificiellement creusée vis-à-vis de nos voisins proches.
Paradoxalement, plus la France accueille d'étrangers d'origine lointaine, plus la part des migrants originaires de nos anciennes colonies augmente, alors même qu'à peu près partout en Europe, les origines migratoires se diversifient. Le vote, par le Parlement, de lois exigeant un niveau de français élevé en préalable à l'intégration renforce la part de nos anciennes colonies francophones dans nos flux d'immigration. Se pose dès lors un problème de conciliation entre la promotion de la francophonie et l'idée qu'il vaudrait mieux accueillir dans notre pays des migrants qualifiés plutôt que des ressortissants de nos anciennes colonies.
La commission européenne, partant d'un constat d'échec des politiques migratoires et d'asile, a proposé en septembre dernier un pacte sur la migration et l'asile. Plus de six mois après, aucune décision politique n'a encore été prise. À vous entendre, il nous reste à tirer du Brexit des conséquences, mais surtout des opportunités. Qu'entendez-vous par là ?
La variabilité d'un pays à l'autre des débats sur les migrations me frappe. En Angleterre, c'est moins la migration indienne ou pakistanaise que polonaise qui pose problème, alors que nos concitoyens s'inquiètent surtout de notre distance culturelle avec les populations que nous accueillons. La migration d'Europe centrale ou des pays baltes concerne des personnes hautement qualifiées, or notre pays ne les attire guère, peut-être pour des raisons linguistiques, l'usage de l'anglais étant plus répandu même en Allemagne.
J'aimerais revenir sur la partie du pacte relative à l'asile et présenter le bilan de la crise migratoire.
La demande d'asile en France depuis la création de l'OFPRA fluctue par à-coups. Ces brusques variations reflètent les crises survenues au sud ou à l'est de l'Europe. L'Allemagne reçoit 4 à 5 fois plus de demandes d'asile que la France, même en rapportant les chiffres à la population. Notre pays accueille mieux la migration ordinaire, familiale ou estudiantine, alors que l'Allemagne a démontré une extraordinaire capacité à réagir dans l'urgence. La baisse des chiffres relatifs aux demandes d'asile ne résulte pas seulement de la fin de certains conflits mais de mesures permettant de raccourcir les délais de traitement ou d'allonger la liste des pays d'origine sûrs.
Quand on étudie, sur la période allant de 2014 à 2020, la pression migratoire sur différents pays, c'est-à-dire le nombre de demandes d'asile par rapport à la population, on constate qu'avant même qu'éclate la crise des réfugiés dans les médias, les pays nordiques mais aussi germanophones avaient répondu aux demandes du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en recueillant des demandeurs d'asile. Après un effort considérable, l'Europe centrale, et en particulier la Hongrie, se sont très vite retrouvées débordées par la pression physique des migrants empruntant la route des Balkans à la sortie des camps turcs.
L'Allemagne a pris le relais, mais à un niveau proportionnellement moindre que les pays nordiques. En France, pendant ce temps-là, la situation n'a pas évolué. À leur tour débordés, les pays nordiques ont par la suite cessé leur effort, sous la pression de leur population. Mme Merkel, loin d'ouvrir les vannes, par son discours d'août 2015, s'est contentée d'accompagner à mi-parcours la hausse des demandes, prévenant toutefois que son pays n'accueillerait pas plus de 800 000 réfugiés, ce qui représente tout de même 1 % de la population allemande. L'accord conclu avec la Turquie d'Erdogan en mars 2016 a produit un effet immédiat en reportant la charge sur l'Italie et, dans une plus grande mesure, les pays de Méditerranée orientale : Grèce, Chypre et Malte.
Les chiffres relatifs aux demandes d'asile ont doublé en France entre 2016 et 2018. Le discours qui s'est développé fin 2019 pour dénoncer la trop grande attractivité de notre pays sonne étrangement face à des comparaisons internationales rigoureuses. Le système Dublin, un temps suspendu, reporte la charge sur les petits pays d'Europe du Sud et de Méditerranée orientale, comme l'illustrent les 22 000 exilés qui rongent actuellement leur frein dans des conditions catastrophiques sur l'île de Lesbos.
Les demandes d'asile ont chuté en 2020 lors de l'épidémie de Covid pour revenir ensuite à leur niveau antérieur, selon la même inégalité de répartition entre pays. Un principe, que certains théoriciens qualifient de justice spatiale, suppose la juste répartition de l'effort d'accueil des exilés entre les pays de l'UE. Nous en sommes encore très loin, ce qui pose d'ailleurs problème. L'Angleterre faisait à cet égard figure de tire-au-flanc, alors même qu'elle abrite le plus grand centre de recherche sur les exilés, formant le personnel des organisations non gouvernementales (ONG) qui se donnent pour mission de leur venir en aide.
La France réagit en fonction de ses capacités d'accueil, limitées. Les centres d'accueil de demandeurs d'asile (CADA) hébergent 63 000 personnes sur les 100 000 qui les sollicitent. Des efforts considérables ont certes été réalisés. La dispersion des demandeurs d'asile ou même des déboutés dans des localités parfois rurales n'a pas suscité d'opposition, contrairement aux craintes initiales, comme s'en est d'ailleurs étonné le directeur de l'OFII. Une association telle que la Cimade a doublé le nombre de ses adhérents à la faveur de la crise des réfugiés. La France se montre globalement prête à en accueillir. Seulement, elle se heurte aux limites physiques de ses capacités en ce domaine.
Sur la période de 2015 à 2020, Malte apparaît en tête du classement des pays de l'UE ayant répondu positivement au plus grand nombre de demandes d'asile, par rapport à leur produit intérieur brut (PIB). Viennent ensuite l'Allemagne et les pays du Nord. La France se situe en quatorzième position, devant les pays d'Europe centrale peu habitués à l'immigration et n'ayant jamais eu de colonies. En somme, l'Europe apparaît très divisée sur la question.
L'idée de mettre en place une politique commune par le biais d'un pacte s'annonce problématique. Malte accueille le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO), qui devrait obtenir bientôt le statut d'agence européenne, au même titre que l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). De longues discussions suivront à n'en pas douter entre les pays de l'UE. Les responsables de l'EASO n'espèrent même plus que les États d'Europe centrale s'associent à la répartition de la charge des réfugiés. En conclusion, la situation européenne, de ce point de vue, paraît assez navrante.
Vos analyses apportent un éclairage bienvenu à un débat politique souvent peu rationnel. Nombre d'entre nous s'évertuent à déconstruire les thèses d'envahissement, régulièrement présentes dans le débat public, ce à quoi vous contribuez pleinement.
J'évoquais tout à l'heure, face au Directeur général des étrangers en France (DGEF), la relativité de l'action de la France, tant en ce qui concerne les demandes d'asiles que la délivrance de titres de séjour. Notre commission aura tout intérêt à se référer à des comparaisons les plus objectives possible entre, a minima, les pays de l'UE. Certains chercheurs mènent-ils, par leurs travaux, une réflexion en vue de lutter contre la propagation, par une partie de la classe politique, d'un sentiment d'envahissement de la population française ?
Une grande enquête de terrain « Trajectoires et origines » sous l'égide de l'INSEE et de l'INED a été renouvelée l'an dernier. Les données collectées auprès de 26 500 personnes sont en cours d'exploitation. Son questionnaire, qui portait sur les discriminations et les perceptions, prenait en compte des milliers de variables, dont il conviendra de démêler les interactions, loin de la manière dont procèdent les instituts de sondage. L'écart de qualité entre les travaux des uns et des autres ne laisse pas de me frapper. Indépendamment de la représentativité des sondages, la qualité d'exploitation de leurs résultats demeure faible, même si la remarque ne s'applique pas aux États-Unis.
Que signifie l'idée que l'islam s'impose de plus en plus ? Est-ce le spectacle de personnes portant des signes religieux visibles qui s'impose ? Une telle imposition va-t-elle changer nos modes de vie ? De simples sondages ne sont pas en mesure de répondre à ces questions importantes.
Je ne pense pas que la population générale s'aveugle ou se méprenne sur les évolutions, comme le passage de la proportion d'Africains parmi les immigrés en France, de 20 % à la fin des années 1970 à 43 % aujourd'hui. Nos compatriotes s'en forment une image assez réaliste. La présence des natifs de l'outre-mer complique certes cette perception, de même que les amalgames entre seconde et première générations d'immigrés. Les enquêtes européennes relatives à la perception de l'immigration montrent de fait que les Français comptent parmi ceux qui surestiment le plus les chiffres.
La question se pose ensuite de l'acceptation du brassage croissant des populations. Certains pays, d'Europe centrale notamment, échappent à cette réalité mondiale. Je ne sais combien de temps ils pourront encore camper sur leurs positions, vue l'extrême faiblesse de leur taux de fécondité. Dans les Balkans, 22 % de la population vit à l'étranger. Le schéma classique des vases communicants laissait penser que les habitants des pays les plus peuplés migraient naturellement vers les moins peuplés, or il n'en est rien. Certains des pays aux taux de fécondité parmi les plus bas au monde sont aussi ceux dont les habitants émigrent le plus, au lieu d'accueillir des migrants.
Des bases de données bilatérales permettent d'établir de plus en plus précisément l'orientation des flux. Or elles démentent toutes les théories sur la compensation spontanée des équilibres entre pays riches et pauvres ou, dans leur version climatique, entre les pays les plus et les moins touchés par le dérèglement climatique. La quasi-absence de discours pédagogiques de la part des autorités me frappe. Nous ne constatons pas vraiment d'effort de la part du monde politique pour éclairer la population. Souvent, l'impression vient que la charge de l'explication, de l'objectivation et des comparaisons internationales repose sur les épaules des chercheurs. Je me réjouis d'autant plus que la représentation nationale s'intéresse aux données de la recherche.
En tant qu'ancienne journaliste, je ne comprends pas pourquoi nous ne disposons pas de plus de statistiques, d'études et d'analyses qualitatives relatives à l'immigration. Le tout-venant des discours tenus par les milieux politiques et de la presse s'avère très négatif, alors qu'à l'échelle individuelle des citoyens, pour peu qu'il y ait eu contact avec des immigrés, s'expriment à l'inverse des opinions extrêmement positives. Nous découvrons à l'école, chez certains enfants, y compris ceux qui vivent dans des habitats précaires, d'authentiques pépites. Pourquoi n'arrivons-nous pas à travailler l'opinion publique afin d'inverser la donne ? Certains pays y parviennent-ils mieux que nous ?
Je ne crois malheureusement pas que la situation soit meilleure ailleurs. Les données sur les flux migratoires ont longtemps été inexistantes, car elles concernaient des groupes trop minoritaires. Je me suis battu à l'INSEE pour que l'on utilise des variables qui permettent d'appréhender le phénomène des migrations. Nous ne savions rien de la seconde génération jusqu'en 2004 ou 2005. À partir de 2003 seulement, l'INSEE, sous la pression, entre autres, d'une directive européenne, a accepté d'introduire dans son enquête « emploi » la question du pays de naissance, de la nationalité première et de celle des parents. Ces simples questions d'état-civil ont permis d'étudier les probabilités d'accès de la seconde génération d'immigrés, nés en France, à l'emploi, au crédit, au logement et à l'éducation. La publication des premières grandes études de l'INSEE sur les discriminations date de 2005 ou 2007.
En tant que président du conseil d'orientation du Musée national de l'histoire de l'immigration, je prends part aux réflexions en vue de la refonte de l'exposition permanente. Nous la souhaitons chronologique et mêlant, jusqu'à une période récente, données actualisées et cas personnels, et surtout exemples de réussite. Nous voulons donner de l'immigration une vision qui ne soit pas seulement geignarde, mais qui montre la capacité de plusieurs générations successives à s'intégrer malgré les difficultés.
S'il est bien un domaine où l'exigence de vérité n'a malheureusement pas cours, c'est celui de l'immigration. Votre expertise s'avérera fort utile à nos travaux en vue d'appréhender les déplacements migratoires sur notre territoire. Je ne doute pas que vos analyses nous permettront d'apaiser les esprits en dépassant le débat politique, souvent guidé par le sensationnalisme et le goût de la polémique.
La réunion se termine à douze heures quinze.