Intervention de Abdoulaye Thiam

Réunion du jeudi 27 mai 2021 à 11h30
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Abdoulaye Thiam :

C'est un honneur pour moi d'exposer devant votre commission les problèmes des migrants sub-sahariens. Je suis né au Cameroun d'un père français, dont le propre père était né à Reims, dans la Marne. En tant que citoyen français, mon père a rempli ses obligations militaires au vingt-quatrième régiment d'infanterie de marine à Perpignan. Il est ensuite retourné au Cameroun et a laissé s'écouler un certain temps sans régulariser sa situation auprès des autorités consulaires de Douala. En 1998, il a entrepris des démarches en ce sens, mais elles n'ont pas abouti, car il lui revenait d'apporter la preuve de sa nationalité. Nous avons saisi le service central d'état-civil à Nantes, qui nous a répondu que la copie intégrale de l'acte de naissance de mon père ne figurait pas parmi ses archives. Le consulat général, bien que disposant des dossiers de tous les membres de notre famille, a refusé de nous communiquer les éléments que nous lui demandions. Nous nous sommes battus avec une avocate française installée au Cameroun, Maître Dominique Fousse, qui a finalement obtenu certains documents. Nous avons saisi le tribunal d'instance de la rue du Château des Rentiers, compétent pour traiter les demandes des Français nés et établis hors de France. En 2007, le juge a rejeté la nôtre en l'absence de copie intégrale de l'acte de naissance de mon père.

Ma situation au Cameroun a toujours été difficile en raison de mon patronyme d'origine sénégalaise, qui ne correspond à aucun des quatre groupes ethniques de mon pays. Mes difficultés de longue date à m'intégrer au Cameroun m'ont décidé à prendre la route. J'ai participé aux émeutes de la faim en 2007 et 2008. Arrêté, j'ai été torturé. En 2012 aussi, j'ai été arrêté et, là encore, torturé, pour avoir pris part à des protestations contre les coupures intempestives d'électricité. À plusieurs reprises, j'ai dû payer pour sortir de prison. C'est alors que j'ai décidé de venir en France me battre pour la reconnaissance de mon droit à la nationalité française. Je suis passé par le Nigéria, le Niger, l'Algérie et la Libye. J'ai subi de nombreuses violences durant ce voyage et traversé les pires situations de ma vie.

Si nous voulons aujourd'hui parler d'immigration, nous devons nous pencher sur ses causes. Ce que j'ai vu en arrivant au Niger m'a choqué. Toute la jeunesse africaine ne caresse plus qu'un rêve : celui de quitter le continent. En l'espace d'une journée au Niger, j'ai vu plus de 10 000 jeunes Africains débarquer rien que pour prendre la route de l'exil. Ceux qui empruntent cette route extrêmement périlleuse la parcourent dans des conditions catastrophiques. Le désert du Niger offre une vision d'apocalypse. Il est souvent question des migrants décédés en Méditerranée. On en oublie tous ceux qui perdent la vie dans ce désert, où l'on ne peut pas parcourir un kilomètre sans rencontrer des personnes abandonnées à leur sort. Ceux qui devaient me conduire jusqu'à In Guezzam, au sud de l'Algérie, m'y ont d'ailleurs moi-même abandonné. Un énorme trafic humain s'est mis en place. Vous payez quelqu'un pour vous amener à Tamanrasset et cette personne vous demande, en plein désert, de descendre de voiture et de continuer à pied. S'ensuit un sauve-qui-peut généralisé. Les guides n'ont qu'une seule envie : arriver à bon port avec un minimum de migrants, puisque leurs clients les ont déjà payés. Ils mettent dès lors tout en œuvre pour qu'une majorité de migrants reste dans le désert. Dix de mes compagnons ont trouvé la mort lors de cette traversée.

Je suis malgré tout arrivé en Algérie puis, de là, en Libye, où j'ai vécu les heures les plus sombres de ma vie. J'ai été vendu à plusieurs reprises comme esclave. Les autres migrants qui m'accompagnaient et moi-même avons été battus à longueur de journée et rançonnés. Sitôt payée notre rançon, par l'intermédiaire de notre famille au Cameroun, nous étions vendus à quelqu'un d'autre.

J'ai fini par prendre un bateau, malheureusement saboté par des Libyens. Une vingtaine de personnes y ont trouvé la mort. Les autres, dont moi-même, sont retournés en Libye. Les mots me manquent pour décrire ce que j'ai vécu en Libye. J'ai enterré énormément de personnes. J'ai arrêté mon décompte macabre à partir de 200 morts. J'ai vu des femmes battues et violées publiquement, des hommes et des enfants aussi. Chaque Libyen a une prison chez lui. Les médias se contentent d'effleurer la réalité. Les Libyens n'opèrent pas seuls mais avec d'autres Africains leur servant de rabatteurs. La mort nous frappait au quotidien. Aucune distinction n'était faite entre les enfants et les adultes. Seuls les tout jeunes enfants, jusqu'à 4 ou 5 ans, bénéficiaient d'un tant soit peu de respect. Passé cet âge, ils étaient assimilés à des adultes.

J'ai pris la résolution de ne pas me taire et de me battre pour éviter que d'autres Africains prennent encore cette route. Il me tient à cœur de dénoncer les trafics qui ont cours en Libye. Grâce au soutien de mes parents, j'ai réussi à payer toutes les rançons exigées de moi, d'un montant de 20 000 euros au total, pour sortir de Libye.

En octobre 2016, je me suis embarqué sur un bateau pneumatique à destination de l'Italie. Percé, il prenait l'eau, mais la détermination d'un migrant est telle que rien ne l'arrête, pas même la proximité de la mort, tant il a envie de s'en sortir. Beaucoup partent de leur pays pour échapper à la chape de plomb que font peser sur eux leurs dirigeants. De nombreux pays d'Afrique sub-saharienne sont aux mains de dictateurs. Laissée pour compte, la jeunesse africaine manque de tout. Malgré tout ce que nous avons subi, je n'ai vu aucun migrant souhaiter un seul instant retourner chez lui. Chacun se disait : « plutôt la mort au désert ou en Méditerranée qu'un retour en arrière », conscient qu'aucun avenir ne l'attendait dans son pays.

Le 22 octobre 2016, nous avons pris la mer sur notre bateau percé, avant d'être secourus par un canot de sauvetage. Ce jour restera gravé dans ma mémoire comme celui de ma première action afin de sauver des vies. Plus nous nous éloignions de la côte, plus notre bateau menaçait de se rompre. Lorsque les secours nous ont rejoints, il a d'abord été question de nous laisser sur place en attendant qu'un autre bateau se porte à notre rescousse. J'ai compris que, si je ne prenais pas les devants, un carnage nous guettait. J'ai interpellé les responsables du canot de sauvetage, leur expliquant que, faute de nous débarquer de suite, ils assisteraient à la mort de plus de 120 personnes. Ils m'ont heureusement écouté. À mon arrivée en Italie, comme tout migrant d'Afrique sub-saharienne, je n'avais qu'une idée en tête : rejoindre la France. Une fois sur le territoire français, en 2017, je me suis rendu à la préfecture pour réclamer un certificat de nationalité, mais on m'a convaincu de déposer plutôt une demande d'asile, seul moyen pour moi de rester en France, compte tenu de ma situation irrégulière. Cette demande a malheureusement été rejetée.

Nombreux sont les Sub-Sahariens à prendre les routes de l'émigration. On ne saurait traiter le problème migratoire sans s'attaquer à ses causes profondes. Des présidents qui ne pensent pas à leur peuple et le laissent s'affamer au lieu de construire des routes ou des hôpitaux conduisent fatalement à des catastrophes comme celle à laquelle nous assistons. Les milliers de morts en Méditerranée ne constituent que la partie émergée de l'iceberg. Au sud de ses rives s'étend un mouroir à ciel ouvert, qui doit son existence aux dictatures.

Il faut se pencher sur les causes du problème. Ses conséquences, ce sont des migrants livrés à eux-mêmes, dormant dans les rues de Paris, mal accueillis en France, par défaut, non de volonté mais de structures. Certains migrants attendent trois à cinq ans une réponse de l'OFPRA. C'est inhumain, après six années passées à tenter de rejoindre la France. Frappées ainsi par une double peine, ces personnes, pour la plupart traumatisées, n'ont que rarement le courage de témoigner.

Si j'ai pris tant de risques, c'est pour obtenir la nationalité française à laquelle j'ai droit. En tant que migrant, je souhaite que votre commission porte un regard nouveau sur l'immigration. Ce phénomène suscite un sentiment d'envahissement, qui fait le bonheur des populistes, mais elle constitue aussi un atout. Il faudrait que vos travaux humanisent l'accueil des migrants. Beaucoup arrivent en France détruits et pourtant forts de l'espoir de connaître une vie meilleure. Ce que votre commission a entrepris est louable et j'espère que les migrants en situation précaire en tireront du réconfort.

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