La réunion

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La réunion débute à onze heures trente.

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Nous allons maintenant entendre trois personnes migrantes, qui vont nous raconter leur expérience, l'une vénézuélienne, l'autre camerounaise et une syrienne. Nous allons un petit peu voyager à travers ces auditions.

Je demanderai d'abord à Mme Rangel de nous exposer les motifs de sa venue en France, sa situation administrative actuelle ainsi que, le cas échéant, les difficultés rencontrées à la fois dans son parcours migratoire et lors de son installation dans notre pays, sans omettre, bien sûr, d'éventuels points positifs.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Nathaly Rangel prête serment.)

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Nathaly Rangel

Âgée de 41 ans, je suis vénézuélienne, mère d'un garçon de 17 ans et d'une fille de 11 ans, et divorcée. Mes trois frères et ma mère vivent aujourd'hui en Europe. Musicienne, j'ai été pendant vingt ans professeur de violon pour enfants et violoniste dans différents orchestres symphoniques vénézuéliens. Depuis peu, j'exerce la profession de kinésithérapeute à domicile, soignant surtout des musiciens. J'ai commencé mes études de kinésithérapie à l'âge de 33 ans dans une université privée.

Mon engagement politique du côté de l'opposition au gouvernement en place a résulté de la situation par trop déplorable de mon pays. J'ai traversé de 2015 à 2017 des moments difficiles, qui ont rejailli sur mes enfants. Même en travaillant beaucoup, je ne parvenais pas à procurer à ma famille de nourriture ni de médicaments. En plus des coupures d'électricité, d'eau et de gaz fréquentes, nous manquions d'essence et d'espèces.

J'ai d'abord rejoint des groupes d'étudiants participant aux grandes manifestations qui se multipliaient alors dans tout le pays. J'ai pris part à une manifestation régionale à Valencia, dans la région où je résidais, puis à d'autres encore à Caracas. Le groupe politique auquel j'appartenais collaborait aux manifestations de soutien aux partis d'opposition et en particulier à Voluntad popular. Nous nous occupions du transport des manifestants, recherchions des gens prêts à témoigner et distribuions de la propagande en vue des élections. Un fort clivage divisait alors le pays entre les partisans du gouvernement et ses opposants.

En 2017, je me suis inscrite au parti Voluntad Popular. Des manifestations se sont succédé sans relâche pendant plus de cent jours et nous avons cru la chute du gouvernement imminente. Lors d'une manifestation à l'université de Carabobo, j'ai été placée en détention, puis interrogée et torturée par la police. Des colectivos, groupes de motards paramilitaires à la solde du gouvernement, ont cassé la vitre de ma voiture en guise d'avertissement, pour que je renonce à manifester. Des conflits ont commencé avec mes voisins de quartier, qui m'agressaient verbalement et menaçaient mes enfants. En 2018, mon appartement a fait l'objet d'une perquisition. J'ai ensuite dû me cacher chez des proches. Comme mon mari soutenait le gouvernement, nous nous sommes séparés. Pour me protéger de lui, j'ai déposé une plainte auprès de la police municipale de Valencia, grâce au soutien d'une organisation de protection des femmes. Notre divorce a été prononcé en 2018. Je me suis tournée vers mes frères pour qu'ils m'aident à quitter le pays au plus vite. Je ne m'y sentais plus en sécurité et craignais surtout qu'il arrive malheur à mes enfants. Il m'a fallu plus d'un an avant d'obtenir un passeport pour mes enfants, indispensable pour quitter le Venezuela.

À l'aéroport, un capitaine de la garde m'est venu en aide. Grâce à lui, j'ai réussi à passer les contrôles aux frontières dont se chargent les militaires, qu'il faut payer en dollars pour quitter le territoire. J'ignore à ce jour si je suis toujours recherchée au Venezuela.

Depuis mon arrivée en France, je loge chez mon frère. Nous vivons à sept sous le même toit. Ne voulant pas rester illégalement en France, sur le conseil d'un ami de mon frère, j'ai déposé une demande d'asile politique. La préfecture m'a délivré une attestation qui me tient lieu de pièce d'identité en France. Depuis, je reçois de l'État français l'allocation pour demandeur d'asile (ADA) en guise de soutien économique, le temps que soient examinés mes documents. La somme n'est pas très élevée au regard de mes dépenses quotidiennes. Lors de ma demande d'asile, mon fils avait 15 ans. Il en a maintenant 17 et je m'inquiète du sort qui lui sera réservé à sa majorité.

Les démarches que j'ai entreprises auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ont beaucoup tardé, plus d'un an et demi, à aboutir. Bien que je sois ici en sécurité et bien adaptée aux façons de vivre des Français, je ne me sens toujours pas tranquille. Lors de mon entretien à l'OFPRA, un interprète espagnol m'a été fourni, mais il parlait vite. Je crains que ce qu'il a dit n'ait pas été entièrement transcrit, au détriment de l'intelligibilité de mes propos. Cet interprète ignorait en outre certains termes courants au Venezuela. Bien que je les lui aie expliqués, ces mots n'ont pas été correctement transcrits en français. J'ai apporté, pour appuyer mes dires, des articles de journaux. L'agent de l'OFPRA en charge de mon dossier n'a pas voulu en tenir compte, car mon nom n'y figurait pas. Une fois ma demande d'asile rejetée, j'ai demandé à écouter l'enregistrement de mon entretien. Il m'a été répondu que, pour des raisons de sécurité, celui-ci ne pouvait m'être envoyé par e‑mail ou par courrier, mais que je pouvais l'écouter à l'OFPRA à Paris. Mes moyens économiques limités ne m'ont pas permis de m'y rendre.

À mon arrivée en France, je ne parlais pas la langue. Une bénévole m'a d'abord donné des cours de français à domicile, puis je me suis inscrite à des cours d'oral et d'écrit organisés par une fondation. Le confinement les a hélas interrompus. Depuis septembre 2020, ils n'ont plus lieu qu'en ligne.

Mes enfants se sont bien intégrés en France, malgré des débuts difficiles liés à l'apprentissage du français en parallèle à la poursuite de leur scolarité. Mon fils a suivi des cours de Français langue étrangère (FLE) en classe de troisième. Lorsqu'il était enfin prêt à assister aux leçons dans les autres matières, la pandémie a éclaté. Suivre les cours en ligne lui demande des efforts considérables. Inscrit au lycée Pierre-Paul-Riquet de Saint-Orens en seconde générale, il prépare maintenant un brevet d'initiation à l'aviation. Ses résultats ont beaucoup progressé.

Ma fille est arrivée en France à l'âge où les enfants vont en principe en CM2, mais elle a appris le français avec les petits de maternelle. Son intégration a été un peu moins difficile que celle de son frère. Elle suit des cours de violon au conservatoire régional de Toulouse et dispose d'horaires aménagés au collège Michelet pour se consacrer à la musique. Je me réjouis qu'elle se soit bien intégrée et se soit même fait des amies.

J'ai sollicité une autorisation de travail auprès de la préfecture en janvier dernier. Elle m'a été refusée trois semaines après le rejet, en mars, de ma demande d'asile. En attendant que ma situation se dénoue, ce qui, je l'espère de tout cœur, ne tardera plus, je fais du bénévolat dans une maison de retraite où je me rends une à deux fois par semaine pour aider des personnes âgées, en tant que kinésithérapeute et en parlant avec les résidents. Ma situation financière est difficile, d'autant que je ne suis pas habituée à ne pas travailler. Je suis entrée dans le monde professionnel à l'âge de 17 ans et n'ai cessé mon activité que depuis mon arrivée en France.

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Monsieur Thiam, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Abdoulaye Thiam prête serment.)

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Abdoulaye Thiam

C'est un honneur pour moi d'exposer devant votre commission les problèmes des migrants sub-sahariens. Je suis né au Cameroun d'un père français, dont le propre père était né à Reims, dans la Marne. En tant que citoyen français, mon père a rempli ses obligations militaires au vingt-quatrième régiment d'infanterie de marine à Perpignan. Il est ensuite retourné au Cameroun et a laissé s'écouler un certain temps sans régulariser sa situation auprès des autorités consulaires de Douala. En 1998, il a entrepris des démarches en ce sens, mais elles n'ont pas abouti, car il lui revenait d'apporter la preuve de sa nationalité. Nous avons saisi le service central d'état-civil à Nantes, qui nous a répondu que la copie intégrale de l'acte de naissance de mon père ne figurait pas parmi ses archives. Le consulat général, bien que disposant des dossiers de tous les membres de notre famille, a refusé de nous communiquer les éléments que nous lui demandions. Nous nous sommes battus avec une avocate française installée au Cameroun, Maître Dominique Fousse, qui a finalement obtenu certains documents. Nous avons saisi le tribunal d'instance de la rue du Château des Rentiers, compétent pour traiter les demandes des Français nés et établis hors de France. En 2007, le juge a rejeté la nôtre en l'absence de copie intégrale de l'acte de naissance de mon père.

Ma situation au Cameroun a toujours été difficile en raison de mon patronyme d'origine sénégalaise, qui ne correspond à aucun des quatre groupes ethniques de mon pays. Mes difficultés de longue date à m'intégrer au Cameroun m'ont décidé à prendre la route. J'ai participé aux émeutes de la faim en 2007 et 2008. Arrêté, j'ai été torturé. En 2012 aussi, j'ai été arrêté et, là encore, torturé, pour avoir pris part à des protestations contre les coupures intempestives d'électricité. À plusieurs reprises, j'ai dû payer pour sortir de prison. C'est alors que j'ai décidé de venir en France me battre pour la reconnaissance de mon droit à la nationalité française. Je suis passé par le Nigéria, le Niger, l'Algérie et la Libye. J'ai subi de nombreuses violences durant ce voyage et traversé les pires situations de ma vie.

Si nous voulons aujourd'hui parler d'immigration, nous devons nous pencher sur ses causes. Ce que j'ai vu en arrivant au Niger m'a choqué. Toute la jeunesse africaine ne caresse plus qu'un rêve : celui de quitter le continent. En l'espace d'une journée au Niger, j'ai vu plus de 10 000 jeunes Africains débarquer rien que pour prendre la route de l'exil. Ceux qui empruntent cette route extrêmement périlleuse la parcourent dans des conditions catastrophiques. Le désert du Niger offre une vision d'apocalypse. Il est souvent question des migrants décédés en Méditerranée. On en oublie tous ceux qui perdent la vie dans ce désert, où l'on ne peut pas parcourir un kilomètre sans rencontrer des personnes abandonnées à leur sort. Ceux qui devaient me conduire jusqu'à In Guezzam, au sud de l'Algérie, m'y ont d'ailleurs moi-même abandonné. Un énorme trafic humain s'est mis en place. Vous payez quelqu'un pour vous amener à Tamanrasset et cette personne vous demande, en plein désert, de descendre de voiture et de continuer à pied. S'ensuit un sauve-qui-peut généralisé. Les guides n'ont qu'une seule envie : arriver à bon port avec un minimum de migrants, puisque leurs clients les ont déjà payés. Ils mettent dès lors tout en œuvre pour qu'une majorité de migrants reste dans le désert. Dix de mes compagnons ont trouvé la mort lors de cette traversée.

Je suis malgré tout arrivé en Algérie puis, de là, en Libye, où j'ai vécu les heures les plus sombres de ma vie. J'ai été vendu à plusieurs reprises comme esclave. Les autres migrants qui m'accompagnaient et moi-même avons été battus à longueur de journée et rançonnés. Sitôt payée notre rançon, par l'intermédiaire de notre famille au Cameroun, nous étions vendus à quelqu'un d'autre.

J'ai fini par prendre un bateau, malheureusement saboté par des Libyens. Une vingtaine de personnes y ont trouvé la mort. Les autres, dont moi-même, sont retournés en Libye. Les mots me manquent pour décrire ce que j'ai vécu en Libye. J'ai enterré énormément de personnes. J'ai arrêté mon décompte macabre à partir de 200 morts. J'ai vu des femmes battues et violées publiquement, des hommes et des enfants aussi. Chaque Libyen a une prison chez lui. Les médias se contentent d'effleurer la réalité. Les Libyens n'opèrent pas seuls mais avec d'autres Africains leur servant de rabatteurs. La mort nous frappait au quotidien. Aucune distinction n'était faite entre les enfants et les adultes. Seuls les tout jeunes enfants, jusqu'à 4 ou 5 ans, bénéficiaient d'un tant soit peu de respect. Passé cet âge, ils étaient assimilés à des adultes.

J'ai pris la résolution de ne pas me taire et de me battre pour éviter que d'autres Africains prennent encore cette route. Il me tient à cœur de dénoncer les trafics qui ont cours en Libye. Grâce au soutien de mes parents, j'ai réussi à payer toutes les rançons exigées de moi, d'un montant de 20 000 euros au total, pour sortir de Libye.

En octobre 2016, je me suis embarqué sur un bateau pneumatique à destination de l'Italie. Percé, il prenait l'eau, mais la détermination d'un migrant est telle que rien ne l'arrête, pas même la proximité de la mort, tant il a envie de s'en sortir. Beaucoup partent de leur pays pour échapper à la chape de plomb que font peser sur eux leurs dirigeants. De nombreux pays d'Afrique sub-saharienne sont aux mains de dictateurs. Laissée pour compte, la jeunesse africaine manque de tout. Malgré tout ce que nous avons subi, je n'ai vu aucun migrant souhaiter un seul instant retourner chez lui. Chacun se disait : « plutôt la mort au désert ou en Méditerranée qu'un retour en arrière », conscient qu'aucun avenir ne l'attendait dans son pays.

Le 22 octobre 2016, nous avons pris la mer sur notre bateau percé, avant d'être secourus par un canot de sauvetage. Ce jour restera gravé dans ma mémoire comme celui de ma première action afin de sauver des vies. Plus nous nous éloignions de la côte, plus notre bateau menaçait de se rompre. Lorsque les secours nous ont rejoints, il a d'abord été question de nous laisser sur place en attendant qu'un autre bateau se porte à notre rescousse. J'ai compris que, si je ne prenais pas les devants, un carnage nous guettait. J'ai interpellé les responsables du canot de sauvetage, leur expliquant que, faute de nous débarquer de suite, ils assisteraient à la mort de plus de 120 personnes. Ils m'ont heureusement écouté. À mon arrivée en Italie, comme tout migrant d'Afrique sub-saharienne, je n'avais qu'une idée en tête : rejoindre la France. Une fois sur le territoire français, en 2017, je me suis rendu à la préfecture pour réclamer un certificat de nationalité, mais on m'a convaincu de déposer plutôt une demande d'asile, seul moyen pour moi de rester en France, compte tenu de ma situation irrégulière. Cette demande a malheureusement été rejetée.

Nombreux sont les Sub-Sahariens à prendre les routes de l'émigration. On ne saurait traiter le problème migratoire sans s'attaquer à ses causes profondes. Des présidents qui ne pensent pas à leur peuple et le laissent s'affamer au lieu de construire des routes ou des hôpitaux conduisent fatalement à des catastrophes comme celle à laquelle nous assistons. Les milliers de morts en Méditerranée ne constituent que la partie émergée de l'iceberg. Au sud de ses rives s'étend un mouroir à ciel ouvert, qui doit son existence aux dictatures.

Il faut se pencher sur les causes du problème. Ses conséquences, ce sont des migrants livrés à eux-mêmes, dormant dans les rues de Paris, mal accueillis en France, par défaut, non de volonté mais de structures. Certains migrants attendent trois à cinq ans une réponse de l'OFPRA. C'est inhumain, après six années passées à tenter de rejoindre la France. Frappées ainsi par une double peine, ces personnes, pour la plupart traumatisées, n'ont que rarement le courage de témoigner.

Si j'ai pris tant de risques, c'est pour obtenir la nationalité française à laquelle j'ai droit. En tant que migrant, je souhaite que votre commission porte un regard nouveau sur l'immigration. Ce phénomène suscite un sentiment d'envahissement, qui fait le bonheur des populistes, mais elle constitue aussi un atout. Il faudrait que vos travaux humanisent l'accueil des migrants. Beaucoup arrivent en France détruits et pourtant forts de l'espoir de connaître une vie meilleure. Ce que votre commission a entrepris est louable et j'espère que les migrants en situation précaire en tireront du réconfort.

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Madame Alhindy, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Oula Alhindy prête serment.)

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Précisons que je connais Mme Alhindy depuis 2016. Elle vivait alors en France depuis à peu près un an.

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Oula Alhindy

Âgée de 47 ans, je viens de Syrie. Je ne m'étendrai pas sur mes raisons personnelles de quitter mon pays. Vous savez ce qu'il s'y passe depuis dix ans, si ce n'est cinquante ans. Les crimes qui s'y commettent, parce qu'on les laisse se perpétrer, sont une honte pour l'humanité. Je suis arrivée en France le 19 décembre 2014 pour fuir la guerre, le cœur serré de quitter mon pays, ma famille et mes souvenirs, souffrant à l'idée de ne plus être là pour soutenir mes parents vieillissants ni pour leur tenir la main aux portes de la mort.

J'ai d'abord été très bien accueillie à Lyon par une famille française qui ne nous connaissait pourtant pas. Puis nous avons déménagé à Albi, où nous avons déposé une demande d'asile et d'hébergement auprès de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII). Nous avons alors été logés au centre d'accueil de demandeurs d'asile (CADA) de Monclar-de-Quercy. Je ne vois qu'un élément positif à ce CADA, une ancienne ferme située à 6 kilomètres d'un petit village isolé : les formidables bénévoles qui lui prêtaient leur concours. L'absence de réseau téléphonique nous empêchait de nous connecter à internet, ce qui s'apparente à un cauchemar pour des réfugiés. Dix à treize familles de différentes nationalités y logeaient sous le même toit, en pleine nature. Nous qualifiions pour plaisanter ce CADA de Guantanamo de la France. Nous nous y sentions tous en exil sur le sol même de la France, tels des parias livrés à leur sort.

Une fois à Albi, j'ai bénéficié grâce à l'OFII d'un peu plus d'une centaine d'heures de cours de français, afin d'acquérir un niveau qui suffit peut-être à faire les courses ou à ouvrir un compte bancaire, mais pas à travailler ni à étudier ni même à simplement communiquer au quotidien. Du fait du très mauvais niveau des leçons de français langue étrangère qu'ils reçoivent, les réfugiés restent marginalisés. L'intégration dans un nouveau pays passe d'abord par la langue.

J'ai fait beaucoup d'efforts pour apprendre le français par moi-même, avec mes enfants scolarisés. J'ai suivi quarante heures de cours à l'Alliance française de Toulouse, mais maîtriser le français, quand on l'apprend seul, requiert une volonté colossale. Par chance, je viens d'une famille palestinienne qui a développé toutes les stratégies possibles pour contrer les mécanismes de sélection naturelle.

Pédiatre en Syrie, je devais, pour exercer mon métier en France, passer une épreuve de vérification de connaissances. Au préalable, il fallait que j'obtienne un niveau B2 de français et que j'acquière une bonne maîtrise du français en contexte professionnel. Seulement, il n'existait aucune formation adéquate. J'ai tenté d'effectuer des stages d'observation dans des hôpitaux, en vain, faute d'un statut officiel, puisque je ne préparais aucun diplôme. Heureusement, le professeur Bremont, pneumologue, a pris la responsabilité de m'accueillir pendant trois mois au service de pédiatrie générale du centre hospitalier universitaire de Toulouse.

Il est demandé aux médecins de se soumettre à une épreuve de vérification de connaissances sans leur donner les moyens nécessaires de la réussir, puisqu'il ne leur est pas permis d'accéder aux hôpitaux. En 2016, j'ai malgré tout passé avec succès cette épreuve, ce qui m'a permis de travailler trois ans en tant qu'assistante associée dans des hôpitaux publics agréés pour les internes. J'ai ainsi commencé mon activité à l'hôpital Henri-Mondor d'Aurillac, où j'exerce encore aujourd'hui.

En avril 2020, j'ai déposé mon dossier à la commission d'autorisation d'exercice, qui devait se réunir en juin. La séance a été reportée en octobre. Sans nouvelles de sa part, en janvier 2021, j'ai demandé par e-mail où en était mon dossier, en vain. Le 14 janvier 2021, un gestionnaire m'a informée qu'il n'avait pas été étudié et que je devais le mettre à jour en vue de la prochaine réunion de la commission, le 14 février, puisque les dossiers non envoyés au moins un mois avant la séance ne sont pas pris en compte. J'ai ajouté à mon dossier deux lettres de recommandation expédiées au plus vite et finalement obtenu l'autorisation d'exercer en mars. Il n'en a pas été de même pour mon collègue, bien qu'il ait accompli les mêmes démarches que moi. Son dossier, qu'il lui a été demandé de compléter le jour même de la date limite pour le renvoyer, n'a même pas été examiné par la commission.

Aucune volonté ne se manifeste d'améliorer le fonctionnement du système, alors même que la crise sanitaire a montré les limites du système de santé. En France s'exerce une discrimination administrative contre ceux qui ne connaissent pas les démarches à effectuer, qu'ils soient français ou étrangers, encore que ces derniers, plus fragiles, en pâtissent plus. Les administrations françaises, incompétentes, ne se montrent pas à la hauteur de leur tâche humanitaire.

Selon moi, la notion d'immigration illégale n'a pas de sens. Tous ceux qui risquent leur vie pour quitter leur pays devraient avoir le droit de trouver un pays d'accueil. Je suis sûre que des dossiers s'entassent dans les tiroirs des ambassades et des consulats français. L'immigration légale, très sélective, dépend de critères établis par la France, dont la position dans ce domaine me paraît sujette à caution.

Si je me montre aussi critique, c'est parce que je m'intéresse au sort de la France. C'est parce que j'ai le sentiment d'appartenir à ce pays et que son incapacité à traduire ses valeurs dans la réalité me peine. Je n'oublierai jamais que la France nous a sauvés. Je vis avec mon mari et mes enfants, qui s'enracinent en France. Bons élèves, ils s'épanouissent dans la société française. Mon mari continue quant à lui de tracer sa voie en dépit des obstacles.

Nous devons nous pencher sur les motifs qui poussent les migrants au départ. Le monde entier doit prendre ses responsabilités en cessant de soutenir des dictateurs en contrepartie de bénéfices plus ou moins dissimulés. Nul ne renonce à la vie qu'il s'est construite de gaieté de cœur. Il faut cesser de penser qu'existent des frontières. L'Europe devrait arrêter de nourrir un sentiment de supériorité et de donner des leçons. Nous vivons sur une petite planète et sommes tous responsables de ce qui se passe ici ou ailleurs. Si je tends aujourd'hui la main pour sauver quelqu'un, une autre main se tendra demain vers mes enfants pour les sauver à leur tour.

Je ne me mêle pas de politique. Il est peut-être possible, en dressant des murs physiques et psychologiques entre les peuples, d'empêcher certains d'arriver en Europe, mais ces murs risquent à terme de nous envahir. Nous vivons dans un monde individualiste, où chacun ne pense qu'à soi. Certains, même, manquent de générosité vis-à-vis de leurs propres enfants.

J'ai adopté la nationalité française, cinq ans après mon arrivée en France. Toute ma vie, j'ai été réfugiée. Ma mère, née en Syrie, n'a pas la nationalité syrienne. Palestinienne à la naissance, je n'ai quant à moi pris la nationalité syrienne qu'en me mariant. Pourtant, avant déjà, j'étais prête à tout donner pour la Syrie. Maintenant, je suis prête à tout donner pour la France, mais pas parce que je possède la nationalité française.

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L'extrême diversité de vos témoignages montre la difficulté de cerner la question des migrants, tant y prédominent les aspects individuels. Chaque cas est particulier. Je suis conscient qu'une vie ne se raconte pas en vingt minutes. Il me semble précieux de partir de vos expériences et de vos récits pour tenter de poser un nouveau regard sur l'immigration et les migrants.

Nos deux précédents intervenants ont l'un et l'autre signalé que l'on peut être immigré et français en même temps, alors que ces deux caractéristiques sont souvent perçues comme éloignées. Il me paraît important de comprendre qu'il existe diverses manières de s'intégrer en France et que différents obstacles s'y opposent. Nous nous pencherons surtout sur ces derniers. J'ai noté dans vos témoignages l'expression de votre reconnaissance envers la France qui vous a accueillis.

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Nous partageons tous ici une même langue, le français, qui nous relie les uns aux autres. Nous avons recueilli vos témoignages sans intermédiaire. La diversité de vos parcours en constitue la richesse. Nous souhaitons en premier lieu aborder la question migratoire sous l'angle humain, au-delà des organismes impliqués dans son traitement, trop souvent résumés à des sigles. Vous partagez tous trois un point commun, celui d'avoir fui une dictature. Vous avez insisté à juste titre sur la nécessité pour les autorités françaises de se pencher sur les causes du phénomène migratoire plutôt que d'en traiter uniquement les symptômes.

Le parcours qui vous a conduits en France m'a interpellée. Des chiffres divergents sont avancés concernant les migrants morts en Méditerranée. M. Thiam nous a parlé de migrants laissés pour morts dans le désert. Je n'ose même pas imaginer la violence et les tortures que vous avez subies. J'ai connu la Tunisie sous la présidence de Ben Ali. Bon nombre de mes amis y ont été torturés. Je ne conçois rien de pire que la privation de liberté.

Les propos de M. Thiam selon lesquels on considère les enfants comme des adultes en Libye dès l'âge de 4 ou 5 ans m'ont beaucoup interpellée aussi. Nous aspirons tous à une vie meilleure, quels que soient notre nationalité ou le pays dans lequel nous vivons. L'objectif premier des députés de notre commission est de garantir la paix et la qualité de l'accueil aux migrants. Nous savons que vous apportez beaucoup à notre société, par votre travail, vos talents et vos cultures.

Vous avez en outre insisté sur la lenteur des procédures. Les membres de notre commission s'intéressent aux causes du phénomène migratoire, loin de toute logique électoraliste, afin d'améliorer vos vies et celles de tous nos concitoyens. Je me reconnais en vous.

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J'ai été sensible à vos témoignages, qui m'ont touché. Même si nous ne sommes pas nés dans les mêmes pays, nous partageons la même humanité. Ce que vous dites, monsieur Thiam, n'est pas forcément connu du grand public. Pourtant, nous en tenons compte dans l'action que nous menons depuis le début de notre mandat. Ma remarque vaut pour la route saharienne et les accords avec les pays de transit. Nous-même avons emmené quelques collègues députés et le ministre de l'intérieur écouter des témoignages de migrants au centre de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) d'Agadez. Ils en ont été choqués.

À vous entendre, à aucun moment ne s'est posée la question du retour, ni pour vous ni pour vos compagnons de voyage, malgré les difficultés rencontrées. N'avez-vous jamais songé à renoncer, lorsque votre vie vous semblait menacée ? Des associations ou des institutions vous ont-elles proposé un accompagnement pour retourner dans votre pays ?

Vous avez dû, pendant votre voyage, surmonter une succession d'épreuves, dont la dernière, la plus difficile et à l'issue la plus aléatoire aussi, consistait à traverser la Méditerranée. Que serait-il possible ou utile de mettre en œuvre du point de vue de l'Union européenne ? Pensez-vous que les migrants accepteraient que leurs demandes d'asile soient recueillies et traitées dans des centres sur la rive sud de la Méditerranée ? À votre avis, les déboutés du droit d'asile retourneraient-ils dans leur pays sans prendre le risque de mourir en mer ?

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Abdoulaye Thiam

Je ne pense pas que les migrants accepteraient de retourner chez eux si l'on opposait un refus à leur demande d'asile sur la rive sud de la Méditerranée.

Chaque fois que j'ai subi des tortures, j'ai souhaité rentrer dans mon pays. Seulement, le retour s'avère encore plus difficile que le départ. Là réside le drame. Une fois en Libye, un migrant ne peut plus faire marche arrière. Celui qui s'y risquerait affronterait un sort pire encore qu'en allant de l'avant.

Des demandeurs d'asile déboutés sur la rive sud de la Méditerranée mettront tout en œuvre pour continuer leur chemin, parce qu'il ne leur reste plus d'espoir que dans la fuite en avant. Certains de ceux qui sont montés avec moi à bord du bateau pneumatique qui prenait l'eau se sentaient fiers de se retrouver là. Ils songeaient : « C'est l'Italie ou la mort. » De toute façon, les Libyens tirent sur ceux qui refusent d'embarquer pour bien montrer aux autres qu'ils ont entrepris un aller simple.

Les centres de migrants en Libye s'occupent-ils véritablement de nous ? Je ne le crois pas. J'y ai vu des personnes revendues. Mon souhait serait de pacifier la Libye, où règne l'enfer sur Terre. La situation n'est pas la même au Maroc. Je ne parviens pas à décrire ce que j'ai subi et que j'ai vu infliger à des femmes et des enfants.

À mon arrivée en France, j'ai d'ailleurs saisi le Président de la République à l'occasion de son discours à Ouagadougou. Il a demandé de l'aide pour combattre ce fléau et a finalement diligenté une enquête. La police m'a entendu, des heures durant, à ce sujet. J'ai appris récemment que les personnes que j'avais dénoncées en Libye ont été mises hors d'état de nuire. Hélas, très vite, d'autres les remplacent. Les Libyens voient dans la crise migratoire un facteur considérable d'enrichissement. Chaque Libyen est poussé à considérer tout Noir comme une manne financière. L'un de mes geôliers sortait chaque soir en voiture « chasser du Noir ».

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J'aimerais revenir sur les traumatismes vécus par les migrants, liés à des violences autant physiques que psychologiques. En tant que pays d'accueil, nous devons prêter attention à leur traitement. La première urgence relève de l'accueil et du soin somatique, auquel les migrants ont parfois du mal à accéder, mais nous laissons encore trop de côté les soins psychologiques. Des progrès restent à réaliser dans ce domaine déterminant pour la réussite de l'intégration.

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Beaucoup de Syriens résident dans ma circonscription. Je partage avec eux une même culture. Nombre de Syriens se retrouvent quant à eux éparpillés aux quatre coins du monde. Certaines familles vivent sans papiers en Algérie. Je connais toute la complexité de leur situation.

Vos paroles à tous trois n'auront pas été vaines. Nous nous ferons le relais de vos témoignages pour assurer aux migrants un meilleur accès à leurs droits et leur permettre de vivre en paix en France. Nous gardons l'espoir de réussir un jour à éradiquer le mal par la racine.

L'audition se termine à treize heures trente-cinq.