Intervention de François Gemmene

Réunion du mercredi 9 juin 2021 à 17h40
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

François Gemmene, chercheur à l'université de Liège :

Je souhaite évoquer le cas de cette réfugiée syrienne qui a reçu une autorisation temporaire de séjour au Danemark, et s'est retrouvée sous un ordre d'expulsion du territoire danois. Elle était enceinte d'un père danois et elle a été autorisée à rester sur le sol danois jusqu'à la naissance de son enfant. 10 jours après la naissance, l'ordre d'expulsion vers la Syrie a été exécuté. Le bébé de dix jours a été autorisé à rester sur le sol danois, de même que son père qui est danois. En revanche, la mère n'a pas été autorisée à rester au Danemark. Une mère a été renvoyée dans une zone de guerre loin de son compagnon et surtout loin de son bébé.

La même semaine, le Danemark annonçait le vote d'une loi encourageant une externalisation toujours renforcée de l'asile. Le Danemark annonçait, sous un Parlement de majorité socialiste et avec un gouvernement comptant 19 membres du parti socialiste danois, que les demandes d'asile adressées au Danemark seraient traitées non au Danemark, mais dans un pays tiers, par exemple le Rwanda. Les demandeurs d'asile devront rester dans ces pays en attendant l'examen de leur demande d'asile, et dans l'éventualité où cette demande était acceptée et qu'ils obtenaient le statut de réfugié, ils ne pourront être accueillis au Danemark, et devront rester au Rwanda. De cette manière, un pays européen sous-traite complètement sa politique d'asile. La Commission européenne a annoncé son intention d'entamer une procédure contre le Danemark pour infraction aux règlements européens.

La même semaine, le gouvernement grec annonçait l'achat de canons sonores émettant un bruit suffisamment strident et aigu pour dissuader les réfugiés de franchir la frontière. Plusieurs organisations internationales dont Amnesty signalent que ce type d'instrument peut s'apparenter à de la torture. En effet, certaines armées soumettent des prisonniers à des bruits très aigus continus pour les faire « craquer ».

Ces décisions sont prises en Europe sans soulever de réactions politiques très importantes. Nous sommes dans une situation ou faute de parvenir à mettre en place une politique commune d'asile et d'immigration dans l'Union Européenne, nous en sommes réduits à cacher le sujet sous le tapis dans l'espoir que cela ne fasse pas de vague, à invisibiliser la question aux yeux de la population, ou à déléguer le sujet à des pays tiers et des sous-traitants comme la Turquie et le Maroc, au risque que les migrants soient de plus en plus utilisés comme un levier dans le cadre de tensions diplomatiques, comme nous l'avons vu dans l'enclave de Ceuta, ou lorsque le Président Erdogan a envoyé des centaines de réfugiés syriens vers la frontière grecque pour obtenir le soutien de l'Union Européenne dans sa politique menée en Syrie.

Je suis affligé de l'état du débat public sur ces questions. Les migrants sont sans cesse agités comme une sorte d'épouvantail. Nous restons persuadés que l'objectif premier d'une politique d'asile et d'immigration est d'accueillir le moins de gens possibles et de réduire au maximum les migrations, comme si le phénomène pouvait être contrôlé et jugulé.

Nous avons beaucoup retenu du débat en février 2021 sur France 2 entre Monsieur Darmanin et Madame Le Pen que le ministère de l'intérieur reprochait à cette dernière d'être trop molle sur la question de l'islam et de l'immigration. Un autre élément du débat me paraît tout aussi marquant. La présidente du Rassemblement national a évoqué un chiffre de permis de séjour accordés en France totalement surestimé. Le ministère de l'intérieur et les deux journalistes qui animaient l'émission ont sorti un graphique pour montrer que ce nombre est inférieur à celui annoncé par Marine Le Pen d'environ 120 000 unités. Il apparaît triomphal de prouver sur le plateau que Marine Le Pen exagère, comme si tout le monde se félicitait, y compris les commentateurs politiques et les réseaux sociaux, que nous accueillions moins de gens que le Rassemblement national ne le laisse entendre. Comme si l'objectif d'une politique d'asile réussie était bien d'accueillir le moins de gens possible ?

Que se serait-il passé si Marine Le Pen avait sous-estimé le nombre de permis de séjour ? Je doute que les journalistes et le ministère de l'intérieur auraient fait admettre son erreur et soutenir que la France accueillait beaucoup plus de personnes que la leader de l'extrême-droite ne le laissait penser.

Ceci doit nous interroger sur ce qui s'empare de nous, lorsque nous voyons l'immigration comme une menace à laquelle résister et surtout lorsque nous laissons le débat public dans les mains de l'extrême-droite. Je ne dis pas que tous les gens qui parlent d'immigration sont d'extrême-droite, mais nous avons collectivement accepté de raisonner avec les cadres de pensée de l'extrême-droite, avec les mots et le vocabulaire de l'extrême-droite, notamment la notion « d'appel d'air » alors que cette notion n'a pas de fondement scientifique.

Nous avons, démocrates de gauche comme de droite, laissé l'extrême-droite poser les questions tandis que nous avons tenté d'apporter maladroitement des réponses. Laurent Fabius, alors qu'il est premier ministre socialiste, déclare ainsi en 1984 après une première victoire du FN aux élections européennes que celui-ci pose les bonnes questions, mais apporte les mauvaises réponses.

En tant que chercheur, je refuse que mon travail se résume à débusquer les mensonges, les rumeurs et les a priori véhiculés par l'extrême-droite dans le débat public, je déplore que le débat sur ces questions soit si détaché des réalités, et que la voix des chercheurs et des migrants soit si peu entendue. Je refuse un débat qui repose malheureusement largement sur des fantasmes et sur des mensonges et plus globalement sur le paradigme que dans un monde idéal chacun resterait chez soi, que les migrations n'existeraient pas et qu'elles seraient une anomalie politique.

C'est précisément le fait de refuser de considérer les migrations comme une transformation structurelle de notre société, notre obstination à les considérer comme une anomalie politique, comme un problème à résoudre ou comme une crise à gérer qui nous empêche véritablement d'organiser l'immigration. Cette situation nous pousse à vouloir sans cesse essayer d'y résister, ce qui est une entreprise politique à mon sens frappé dès le départ du sceau de la vanité. Vouloir empêcher les migrations d'exister, c'est comme vouloir empêcher la pluie de tomber.

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