La réunion

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La réunion débute à dix-sept heures quarante.

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Il est compliqué de présenter François Gemmene tant son parcours est important. Des slogans nous viennent à l'esprit au sujet de son travail, slogans qui cachent une analyse en profondeur.

Je débuterai cette audition par ceux-ci. Vous affirmez que la fermeture des frontières pour mettre un terme aux mouvements migratoires est une absurdité. J'aimerais échanger sur ce sujet. Vous soutenez qu'il faut traiter davantage les questions de migration dans les relations entre l'Europe et l'Afrique, en considérant les gouvernements africains non comme des sous-traitants, mais comme de véritables partenaires.

Enfin, vous interpellez la commission européenne sur sa politique migratoire. Vous soutenez que la commission européenne est torpillée par les gouvernements et ceux qui la soutiennent sur le sujet des migrations se livrent souvent à un concours de lâcheté, tétanisés par l'extrême-droite. Je vous invite à dire ce que vous pensez de la politique migratoire française et de la politique migratoire européenne.

Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. François Gemmene prête serment.

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Je souhaite évoquer le cas de cette réfugiée syrienne qui a reçu une autorisation temporaire de séjour au Danemark, et s'est retrouvée sous un ordre d'expulsion du territoire danois. Elle était enceinte d'un père danois et elle a été autorisée à rester sur le sol danois jusqu'à la naissance de son enfant. 10 jours après la naissance, l'ordre d'expulsion vers la Syrie a été exécuté. Le bébé de dix jours a été autorisé à rester sur le sol danois, de même que son père qui est danois. En revanche, la mère n'a pas été autorisée à rester au Danemark. Une mère a été renvoyée dans une zone de guerre loin de son compagnon et surtout loin de son bébé.

La même semaine, le Danemark annonçait le vote d'une loi encourageant une externalisation toujours renforcée de l'asile. Le Danemark annonçait, sous un Parlement de majorité socialiste et avec un gouvernement comptant 19 membres du parti socialiste danois, que les demandes d'asile adressées au Danemark seraient traitées non au Danemark, mais dans un pays tiers, par exemple le Rwanda. Les demandeurs d'asile devront rester dans ces pays en attendant l'examen de leur demande d'asile, et dans l'éventualité où cette demande était acceptée et qu'ils obtenaient le statut de réfugié, ils ne pourront être accueillis au Danemark, et devront rester au Rwanda. De cette manière, un pays européen sous-traite complètement sa politique d'asile. La Commission européenne a annoncé son intention d'entamer une procédure contre le Danemark pour infraction aux règlements européens.

La même semaine, le gouvernement grec annonçait l'achat de canons sonores émettant un bruit suffisamment strident et aigu pour dissuader les réfugiés de franchir la frontière. Plusieurs organisations internationales dont Amnesty signalent que ce type d'instrument peut s'apparenter à de la torture. En effet, certaines armées soumettent des prisonniers à des bruits très aigus continus pour les faire « craquer ».

Ces décisions sont prises en Europe sans soulever de réactions politiques très importantes. Nous sommes dans une situation ou faute de parvenir à mettre en place une politique commune d'asile et d'immigration dans l'Union Européenne, nous en sommes réduits à cacher le sujet sous le tapis dans l'espoir que cela ne fasse pas de vague, à invisibiliser la question aux yeux de la population, ou à déléguer le sujet à des pays tiers et des sous-traitants comme la Turquie et le Maroc, au risque que les migrants soient de plus en plus utilisés comme un levier dans le cadre de tensions diplomatiques, comme nous l'avons vu dans l'enclave de Ceuta, ou lorsque le Président Erdogan a envoyé des centaines de réfugiés syriens vers la frontière grecque pour obtenir le soutien de l'Union Européenne dans sa politique menée en Syrie.

Je suis affligé de l'état du débat public sur ces questions. Les migrants sont sans cesse agités comme une sorte d'épouvantail. Nous restons persuadés que l'objectif premier d'une politique d'asile et d'immigration est d'accueillir le moins de gens possibles et de réduire au maximum les migrations, comme si le phénomène pouvait être contrôlé et jugulé.

Nous avons beaucoup retenu du débat en février 2021 sur France 2 entre Monsieur Darmanin et Madame Le Pen que le ministère de l'intérieur reprochait à cette dernière d'être trop molle sur la question de l'islam et de l'immigration. Un autre élément du débat me paraît tout aussi marquant. La présidente du Rassemblement national a évoqué un chiffre de permis de séjour accordés en France totalement surestimé. Le ministère de l'intérieur et les deux journalistes qui animaient l'émission ont sorti un graphique pour montrer que ce nombre est inférieur à celui annoncé par Marine Le Pen d'environ 120 000 unités. Il apparaît triomphal de prouver sur le plateau que Marine Le Pen exagère, comme si tout le monde se félicitait, y compris les commentateurs politiques et les réseaux sociaux, que nous accueillions moins de gens que le Rassemblement national ne le laisse entendre. Comme si l'objectif d'une politique d'asile réussie était bien d'accueillir le moins de gens possible ?

Que se serait-il passé si Marine Le Pen avait sous-estimé le nombre de permis de séjour ? Je doute que les journalistes et le ministère de l'intérieur auraient fait admettre son erreur et soutenir que la France accueillait beaucoup plus de personnes que la leader de l'extrême-droite ne le laissait penser.

Ceci doit nous interroger sur ce qui s'empare de nous, lorsque nous voyons l'immigration comme une menace à laquelle résister et surtout lorsque nous laissons le débat public dans les mains de l'extrême-droite. Je ne dis pas que tous les gens qui parlent d'immigration sont d'extrême-droite, mais nous avons collectivement accepté de raisonner avec les cadres de pensée de l'extrême-droite, avec les mots et le vocabulaire de l'extrême-droite, notamment la notion « d'appel d'air » alors que cette notion n'a pas de fondement scientifique.

Nous avons, démocrates de gauche comme de droite, laissé l'extrême-droite poser les questions tandis que nous avons tenté d'apporter maladroitement des réponses. Laurent Fabius, alors qu'il est premier ministre socialiste, déclare ainsi en 1984 après une première victoire du FN aux élections européennes que celui-ci pose les bonnes questions, mais apporte les mauvaises réponses.

En tant que chercheur, je refuse que mon travail se résume à débusquer les mensonges, les rumeurs et les a priori véhiculés par l'extrême-droite dans le débat public, je déplore que le débat sur ces questions soit si détaché des réalités, et que la voix des chercheurs et des migrants soit si peu entendue. Je refuse un débat qui repose malheureusement largement sur des fantasmes et sur des mensonges et plus globalement sur le paradigme que dans un monde idéal chacun resterait chez soi, que les migrations n'existeraient pas et qu'elles seraient une anomalie politique.

C'est précisément le fait de refuser de considérer les migrations comme une transformation structurelle de notre société, notre obstination à les considérer comme une anomalie politique, comme un problème à résoudre ou comme une crise à gérer qui nous empêche véritablement d'organiser l'immigration. Cette situation nous pousse à vouloir sans cesse essayer d'y résister, ce qui est une entreprise politique à mon sens frappé dès le départ du sceau de la vanité. Vouloir empêcher les migrations d'exister, c'est comme vouloir empêcher la pluie de tomber.

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Nous avons à l'Assemblée Nationale auditionné jusqu'à présent 6 migrants pour avoir une perception de leur parcours et de leur sensibilité. Nous rencontrerons le 10 juin à Calais les services de l'État chargés de la politique migratoire et des migrants en situation délicate. Nous ouvrons aussi cette commission d'enquête aux universitaires.

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Je m'en félicite. C'est une excellente démarche.

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Je passe la parole à Sonia Krimi qui souhaite vous poser plusieurs questions.

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Je suis toujours ravie de recevoir des têtes bien faites. Vous êtes le second universitaire que nous recevons dans le cadre de cette commission d'enquête. Vous êtes convié car nous considérons que vous faites partie des personnalités les plus structurantes sur cette question. Vous avez parlé de l'enfermement du débat dans les termes de l'extrême-droite. Vous avez totalement raison. Vous avez raison de parler de l'internationalisation de ce problème. Nous allons faire des déplacements peut-être au Liban et en Egypte, qui montrent que le nombre de personnes demandant l'asile dépasse parfois le nombre de personnes vivant dans le pays.

La montée de l'extrême-droite est une évolution que nous vivons. Je partage cette vision avec nos collègues. Des députés ne veulent pas parler de migration en affirmant que ces personnes ne votent pas.

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Ils ne sont pas non plus représentés par les syndicats.

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C'est exact. Ils ne sont représentés par personne. Nous voulons les entendre avec Sébastien Nadot. Dans quelques millions d'années, le continent africain collera au continent européen. Il est intéressant d'y penser. Les politiques en font un repoussoir au lieu de favoriser l'intégration des migrants. J'ai noté en rédigeant un rapport sur le financement du terrorisme que Marine Le Pen affirmait que le terrorisme était payé par la CAF. J'ai auditionné la CAF qui m'a répondu et affirmé que celle-ci ne finance aucun terroriste de Daesh.

Lorsque le rapport a été publié, Marine Le Pen est intervenue sur la notion d'appel d'air, et sa communication a beaucoup plus porté que la nôtre. Elle formule des arguments simplistes alors que le sujet est très complexe. J'apprécie beaucoup votre intervention et vos travaux. J'ai lu quelques-uns de vos ouvrages. J'aimerais vous entendre sur un point qui tient à cœur au président, la question des flux de migration vers l'Europe et la France si les politiques de lutte contre le changement climatique sont inchangées.

Quel constat faites-vous des débats récurrents sur les migrations en France. Que feriez-vous si vous étiez rapporteur de cette commission et député ?

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Merci beaucoup pour ces réflexions et ces questions. En ce qui concerne la question du financement du terrorisme, il est normal que de nombreuses personnes se la posent. Nous aurions tort de nier que les migrations entraînent une transformation structurelle de nos sociétés qui peut ne pas plaire à certains, et je peux entendre la nostalgie de l'époque où tous les Français étaient blancs et catholiques. L'idéal consiste à organiser cette transformation car il est vain de vouloir y résister. De nombreuses réalités des migrations sont contre-intuitives. Elles vont parfois à l'encontre du bon sens populaire.

Pour s'intéresser aux migrations, il faut accepter de faire le deuil de la simplicité. Les migrants sont des cibles faciles dans le débat public du fait qu'ils ne votent pas et qu'ils ne sont pas représentés, et qu'ils sont sans cesse désignés au pluriel, comme s'il s'agissait d'un groupe uniforme et constitué. On parle des « migrants », des « réfugiés », des « sans papier », alors que la plupart ne se connaissent pas entre eux. Vous savez comme cela vous énerve lorsqu'on parle des politiques et des députés, comme si tous les politiques ou les députés étaient paresseux ou corrompus. Vous savez que ça ne correspond pas à la réalité de votre travail. Vous n'avez pas grand-chose à voir avec les députés d'un autre bord politique. Le défi auquel nous sommes confrontés consiste à accepter la singularité des migrants, réfugiés et demandeurs d'asile.

En ce qui concerne les flux migratoires liés au climat, nous avons volontiers tendance à décrire ces migrations comme s'il s'agissait d'un risque futur et d'une catégorie nouvelle qui s'ajouterait aux migrations économiques ou politiques. Il faut être conscient que ces migrations existent déjà aujourd'hui. Une bonne partie de ceux que nous nommons migrants économiques arrivant en France et Europe pourraient aussi être nommés migrants climatiques ou environnementaux.

En Afrique subsaharienne, environ un ménage sur deux dépend de l'agriculture de subsistance comme première source de revenu. Cette agriculture est extrêmement vulnérable à l'évolution de la température et de la pluviométrie. L'augmentation de la chaleur et la diminution de la pluviométrie entrainent une perte de récoltes, et donc des sources de revenu. Le réchauffement génère un important exode rural. Dans les villes, des passeurs et des trafiquants recrutent des jeunes qui doivent fournir un revenu, mais ne trouvent pas de travail en ville, ce qui les emmène parfois en Libye et en Europe. C'est une vision occidentale de considérer que les facteurs économiques et environnementaux sont différents. Pour beaucoup de personnes sur cette planète, l'environnement et l'économie sont une seule et même chose. Leur revenu dépend principalement des conditions environnementales.

De cette manière, les flux migratoires sont très mêlés entre eux. Les catégories utilisées en France et en Europe de migrants économiques et de réfugiés climatiques sont essentiellement normatives. Elles servent à organiser les politiques d'asile et de migration, mais elles ne décrivent plus la réalité des flux migratoires qui sont mêlées, étalées dans le temps et l'espace.

Ces migrations sont essentiellement régionales, quel que soit le motif de migration. Les deux tiers des migrations en provenance d'Afrique subsaharienne sont dirigés vers un pays voisin. L'Europe n'est la destination que de 14 % des migrants internationaux provenant d'Afrique de l'ouest, étant donné que la migration internationale nécessite des ressources très importantes. La plupart des migrations a lieu sur de très courtes distances. En appauvrissant des populations entières, le changement climatique restreint l'accès à la migration comme source de revenu. Nous parlons ici des personnes qui se déplacent, alors que des milliers de personnes seront dans l'impossibilité de se déplacer.

L'internal express monitoring center, une ONG basée à Genève a recensé 30 millions de personnes déplacées en 2020 par des catastrophes d'origine hydroclimatique, des inondations, des tempêtes ou des sécheresses, c'est-à-dire trois fois le nombre de personnes déplacées par des guerres ou des violences. C'est déjà une réalité sur laquelle nous pouvons agir. La France occupe la vice-présidence de la principale réponse à ces catastrophes, c'est-à-dire la Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes (PDD). Le sujet est évoqué dans le pacte mondial sur les migrations, dit Pacte de Marrakech. Un certain nombre d'outils peuvent déjà être utilisés pour répondre à ces défis.

Que ferais-je si j'étais Premier ministre ou ministre de l'intérieur ? La priorité est selon moi avant tout humanitaire. 20 000 personnes se sont noyées depuis 2014 en Méditerranée et aux abords des îles Canaries. Les traversées de la Méditerranée ont repris de plus belle en 2021. La priorité consisterait à ouvrir des voies légales vers le continent européen, qui permettent aux gens de venir en avion plutôt que de dépenser des fortunes auprès des passeurs. De cette manière, en ouvrant davantage les frontières, nous casserions le business des passeurs. La fermeture des frontières renforcera l'emprise des passeurs qui pourront demander des sommes de plus en plus importantes.

La seconde étape, politique, doit nécessairement être européenne. Je suis inquiet de constater que le débat sur les migrations se restreint aux frontières nationales ; or, nul ne peut avoir l'ambition de trouver des solutions dans le cadre de ses frontières nationales. Le sujet doit être porté au niveau européen. Il implique de mutualiser davantage les conséquences en matière d'immigration et d'asile.

J'entends l'absence d'unanimité au sein du Conseil européen sur ces questions. Le sujet est source de frictions, de tensions et de départ de certains pays. La campagne du Brexit s'est largement jouée sur cette question. Il faut avancer entre pays volontaires, quitte à créer une politique d'asile à deux vitesses. Il faut avancer et les pays récipiendaires de la demande d'asile, l'Allemagne, la France et l'Espagne, doivent se réunir pour avancer.

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Merci pour votre réponse. Cette situation n'est-elle pas liée au manque de volonté politique et au marquage de cette question par l'extrême-droite ? Comment pourrions-nous sortir de cette spirale au sein de l'Union Européenne ? Angela Merkel choisit en 2015 une autre voie, mais elle n'est pas suivie. Comment un pays peut-il être déclencheur ? Nous sommes dans un cercle vicieux. Je trouve très intéressante l'idée d'ouverture de voies régulières de migration, mais les nécessiteux peuvent-ils prendre l'avion ? Comment pouvez-vous concrétiser cette option du point de vue politique ? Comment pourrions-nous accueillir ces populations ?

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Vous avez raison de souligner la spirale infernale. Le débat politique a été kidnappé par l'extrême-droite. La situation n'évoluera pas tant que la gauche démocrate et la droite républicaine auront peur de s'aventurer sur le terrain. Il y a une forme de lâcheté politique à considérer qu'il ne faut pas trop y aller, car ce serait faire le jeu de l'extrême-droite. Les opinions se polarisent de plus en plus. Le débat est de moins en moins rationnel et de plus en plus passionnel. Il faut absolument cesser de penser en termes de crise. L'extrême-droite a intérêt à imposer un narratif, une rhétorique et un imaginaire de crise migratoire. Dès lors que les personnes ont l'impression de vivre une crise, la fermeture des frontières les rassure. C'est le cas lors d'une crise économique qui favorise le protectionnisme économique, ou lors d'une crise sanitaire, sécuritaire et migratoire. C'est une réaction humaine et légitime.

Cependant, la fermeture des frontières crée de nombreux drames aux frontières, des embarcations qui chavirent, des murs couverts de barbelés et des images de détresse. Le narratif de crise renforce la fermeture des frontières, qui accentue la crise. Il importe de tenir un discours de vérité. La gauche et la droite doivent soumettre une proposition en termes de politique d'asile et d'immigration. Les programmes des partis politiques sont extrêmement faibles en termes de politique d'asile et d'immigration. J'en suis désolé, mais le Rassemblement national est quasiment le seul parti à porter un projet cohérent en matière d'asile et d'immigration, détestable à mon sens, mais cohérent.

Les autres qui s'aventurent sur ce terrain racontent souvent n'importe quoi. Michel Barnier propose un moratoire de cinq ans sur l'immigration, ce qui est une proposition inapplicable dans les faits. Nous sommes souvent confrontés à des propositions lunaires du fait que les migrants ne votent pas et qu'ils ne sont pas représentés par un syndicat. Je suis affligé par cette situation. En tant que députés, vous connaissez les questions pièges : combien coûtent une bague de pain et un ticket de métro. La réponse erronée à ces questions peut ruiner une carrière politique, alors que vous pouvez raconter n'importe quoi sur l'immigration et nul ne vous en tiendra rigueur. Il y a un vrai problème de débat public sur ces questions.

Comment faire pour ouvrir des voies sûres et légales ? Il faut selon moi davantage utiliser les ambassades dans les pays d'origine et de transit et la politique de visa. Nous n'avons aucune politique de visa. Des visas humanitaires ou économiques permettraient à certains d'arriver en avion, et ceux qui envisageraient la traversée par bateau disposeraient de critères précis pour obtenir un visa. Une politique de visa plus précise amènerait moins de personnes à prendre le risque de mourir en Méditerranée et de dépenser des fortunes auprès de passeurs.

De nombreuses personnes qui entrent en France ne rentrent jamais dans leur pays étant donné qu'elles savent que leur chance de revenir en France serait quasiment nulle. Si nous permettions davantage de circulations migratoires, je pense que nous réglerions une bonne partie de l'immigration irrégulière. Par ailleurs, le prix d'un billet d'avion est de quelques centaines d'euros pour quelques milliers d'euros versés aux passeurs.

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Je partage ce propos. Cela ne coûterait pas plus cher de prendre l'avion, bien au contraire.

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Votre propos est excellent. Je n'ai pas de mots à ajouter à votre intervention. Vous avez une vision très précise des difficultés que nous rencontrons. À quels aspects ignorés serait-il judicieux de s'intéresser ? Quelles pistes pouvez-vous suggérer pour approfondir la connaissance des problèmes de migration par le grand public ? Sandrine Mörch juge important de mettre en avant de beaux exemples, mais un train qui arrive à l'heure n'intéresse malheureusement personne. Pouvez-vous détailler quelques points de votre intervention ?

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Je suis sceptique vis-à-vis des portraits de migrants en réussite, médaillés olympiques ou Prix Nobel. Cette rhétorique place ces derniers dans une situation impossible, en leur disant qu'une vie banale les rendrait moins méritants qu'une personne gagnant une médaille olympique ou un Prix Nobel. De cette manière, nous légitimons le discours de l'extrême-droite associant les migrants à des délinquants. Le défi en termes de communication consiste à reconnaitre les migrants comme des hommes et des femmes normaux. Parmi eux, certains seront exceptionnels, d'autres seront coupables de comportements criminels. La plupart seront profondément banals, et enfin certains seront profondément racistes. La rhétorique des exemples remarquables, même si elle est bien intentionnée, doit être maniée avec précaution.

Nous aurions intérêt à souligner auprès du public le business que représente la frontière et la manière dont nous alimentons par nos politiques un commerce sordide pour les passeurs. Le trafic de migrant est devenu le troisième secteur le plus rentable au monde après le trafic d'armes et de drogues, d'autant plus que lorsque vous perdez la « marchandise », nul ne vous la réclame, contrairement aux armes et à la drogue. Il faut aussi parler de l'extraordinaire développement de l'économie de la surveillance des frontières. L'Europe est leader dans la construction des barbelés anti-migrants qui présentent, comme le dit l'entreprise espagnole qui les produit, un « excellent taux de pénétration dans la chair ».

De nombreuses personnes sensibles à la question de la migration se félicitent lorsque la police libyenne ramène une embarcation en Libye, sans savoir à quels supplices les migrants sont exposés dans les prisons de ce pays.

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Votre propos m'a semblé très intéressant sur les exemples à valoriser. Les idées reçues de l'extrême-droite sont adoptées par de nombreux Français par le biais des médias. Je souhaite me référer à des situations qui se passent bien et au travail accompli par les associations qui jouent un rôle d'intermédiaire entre les exilés et la population générale. Pour ma part, j'habite dans un milieu rural qui vote beaucoup à l'extrême-droite. Je me suis aperçue qu'au contact de personnes exilées, étrangères, le contact humain, lorsqu'il est médiatisé, se modifie. Les représentations humaines se modifient. Ce rapprochement représente un travail de longue haleine. C'est une piste d'espoir que nous devons développer en lien avec une politique globale beaucoup plus ambitieuse, telle que vous l'avez décrite.

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Je vous remercie, Monsieur Gemmene, pour votre analyse, que je partage. Je considère qu'il faut s'attaquer dès aujourd'hui aux questions migratoires étant donné qu'il s'agit d'un phénomène structurel. J'ai été durant longtemps maire d'une commune rurale qui a accueilli un CADA. L'accueil peut fonctionner partout en France lorsque les citoyens se mobilisent, lorsque nous faisons en sorte que les gens se rencontrent et se parlent.

Vous avez évoqué le fait qu'il faudrait développer la circulation migratoire et mettre en place une véritable politique de visas. Savez-vous si des pays ont mis en place une telle politique ? Des pratiques intéressantes ont-elles été mises en place dans ce domaine ?

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Je souscris totalement à l'intervention de Madame Jourdan. Je suis très frappé de constater que la France est un pays beaucoup plus accueillant et moins xénophobe que l'image qui en est donnée depuis les plateaux parisiens. Il n'y a pas forcément beaucoup d'a priori. J'ai souvent été sollicité par des maires qui installaient un CADA dans leur commune et se retrouvaient confrontés à une population hostile. Les maires me demandaient de donner une conférence. Je m'y suis rendu et nous faisions face à des questions hostiles, et j'entendais des questions basiques. Certains me demandaient : « Ces gens seront en liberté. Que se passera-t-il si j'en rencontre un ? » Nous leur expliquions que tout se passerait bien.

Toujours, lorsque nous revenions un ou deux ans après l'installation du CADA, les habitants étaient souvent enchantés et gênés de leur anxiété. Ce qui apparaît comme du racisme inclut beaucoup de peur et d'anxiété. Ce n'est pas inéluctable. Lorsque les gens se rendent compte que les personnes qu'ils accueillent sont à leur image, qu'ils ont les mêmes soucis vis-à-vis de leurs enfants, ils se rendent compte qu'ils font partie d'une même humanité et qu'ils ne sont pas si différents l'un de l'autre, ce qui me paraît essentiel.

Il me paraît essentiel de souligner ces exemples de réussite de l'accueil, qui peuvent créer une émulation, en montrant à quel point des communes ont été enrichies par l'arrivée de migrants : des classes d'école sont restées ouvertes, des équipes de football ont été reconstituées, etc. Les exemples sont nombreux.

Le Canada est le seul pays à mener une politique de visa, et notamment de visa humanitaire. En Europe, les visas sont laissés à l'arbitraire des ambassades et des consulats. Nous aurions intérêt à déployer les visas comme un instrument de politique migratoire.

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Merci beaucoup. Il n'est pas galvaudé de parler d'humanité. Notre commission d'enquête est organisée pour rappeler qu'il fallait partir de la question de l'humanité. J'invite Sonia Krimi à poser une dernière question.

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Je redoute de passer pour un islamo-gauchiste en tenant ce propos d'humanité.

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Je vous remercie, Monsieur le Président. Je fais partie des personnes considérées par certains comme des islamo-gauchistes. Ces raccourcis rassurent certains par paresse intellectuelle.

Je vous remercie d'avoir pris le temps de répondre à nos questions et enrichi nos réflexions. Je vous remercie au nom de toute la commission pour votre point de vue universitaire allant du local au global, ce qui est indispensable pour comprendre la complexité de ce sujet. Merci du fond du cœur pour votre présence.

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La volonté en politique fait écho à la problématique dont nous parlons, qui revient régulièrement. La question d'humanité est peut-être un fondement sur lequel il convient de travailler. Je souhaite souligner que telle a été notre volonté dans la construction de notre commission d'enquête.

Une frontière existe entre sciences sociales et politique, avec des méfiances réciproques. Le sujet des migrations est un champ qui réunit des chercheurs de très haut niveau. Les chercheurs doivent selon moi, comme vous le faites très bien, mener un travail qui nourrisse la réflexion des politiques. Les politiques disent l'impossibilité de mettre en place des actions alors que les chercheurs nous encouragent à agir. Le lien entre les politiques et les chercheurs me semble indispensable. Nous reviendrons vers vous à un moment de nos travaux pour vous demander votre regard. Cette démarche permet d'approfondir de nombreux sujets.

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François Gemmene, chercheur à l'université de Liège

Une initiative française consiste à créer une sorte de GIEC des migrations afin de dresser une synthèse des travaux sur les migrations comme le GIEC l'a fait sur le climat.

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Merci beaucoup pour ces éclairages qui vont à l'encontre du prêt-à-penser que les médias veulent parfois nous transmettre.

L'audition s'achève à dix-huit heures quarante.