Merci beaucoup pour ces réflexions et ces questions. En ce qui concerne la question du financement du terrorisme, il est normal que de nombreuses personnes se la posent. Nous aurions tort de nier que les migrations entraînent une transformation structurelle de nos sociétés qui peut ne pas plaire à certains, et je peux entendre la nostalgie de l'époque où tous les Français étaient blancs et catholiques. L'idéal consiste à organiser cette transformation car il est vain de vouloir y résister. De nombreuses réalités des migrations sont contre-intuitives. Elles vont parfois à l'encontre du bon sens populaire.
Pour s'intéresser aux migrations, il faut accepter de faire le deuil de la simplicité. Les migrants sont des cibles faciles dans le débat public du fait qu'ils ne votent pas et qu'ils ne sont pas représentés, et qu'ils sont sans cesse désignés au pluriel, comme s'il s'agissait d'un groupe uniforme et constitué. On parle des « migrants », des « réfugiés », des « sans papier », alors que la plupart ne se connaissent pas entre eux. Vous savez comme cela vous énerve lorsqu'on parle des politiques et des députés, comme si tous les politiques ou les députés étaient paresseux ou corrompus. Vous savez que ça ne correspond pas à la réalité de votre travail. Vous n'avez pas grand-chose à voir avec les députés d'un autre bord politique. Le défi auquel nous sommes confrontés consiste à accepter la singularité des migrants, réfugiés et demandeurs d'asile.
En ce qui concerne les flux migratoires liés au climat, nous avons volontiers tendance à décrire ces migrations comme s'il s'agissait d'un risque futur et d'une catégorie nouvelle qui s'ajouterait aux migrations économiques ou politiques. Il faut être conscient que ces migrations existent déjà aujourd'hui. Une bonne partie de ceux que nous nommons migrants économiques arrivant en France et Europe pourraient aussi être nommés migrants climatiques ou environnementaux.
En Afrique subsaharienne, environ un ménage sur deux dépend de l'agriculture de subsistance comme première source de revenu. Cette agriculture est extrêmement vulnérable à l'évolution de la température et de la pluviométrie. L'augmentation de la chaleur et la diminution de la pluviométrie entrainent une perte de récoltes, et donc des sources de revenu. Le réchauffement génère un important exode rural. Dans les villes, des passeurs et des trafiquants recrutent des jeunes qui doivent fournir un revenu, mais ne trouvent pas de travail en ville, ce qui les emmène parfois en Libye et en Europe. C'est une vision occidentale de considérer que les facteurs économiques et environnementaux sont différents. Pour beaucoup de personnes sur cette planète, l'environnement et l'économie sont une seule et même chose. Leur revenu dépend principalement des conditions environnementales.
De cette manière, les flux migratoires sont très mêlés entre eux. Les catégories utilisées en France et en Europe de migrants économiques et de réfugiés climatiques sont essentiellement normatives. Elles servent à organiser les politiques d'asile et de migration, mais elles ne décrivent plus la réalité des flux migratoires qui sont mêlées, étalées dans le temps et l'espace.
Ces migrations sont essentiellement régionales, quel que soit le motif de migration. Les deux tiers des migrations en provenance d'Afrique subsaharienne sont dirigés vers un pays voisin. L'Europe n'est la destination que de 14 % des migrants internationaux provenant d'Afrique de l'ouest, étant donné que la migration internationale nécessite des ressources très importantes. La plupart des migrations a lieu sur de très courtes distances. En appauvrissant des populations entières, le changement climatique restreint l'accès à la migration comme source de revenu. Nous parlons ici des personnes qui se déplacent, alors que des milliers de personnes seront dans l'impossibilité de se déplacer.
L'internal express monitoring center, une ONG basée à Genève a recensé 30 millions de personnes déplacées en 2020 par des catastrophes d'origine hydroclimatique, des inondations, des tempêtes ou des sécheresses, c'est-à-dire trois fois le nombre de personnes déplacées par des guerres ou des violences. C'est déjà une réalité sur laquelle nous pouvons agir. La France occupe la vice-présidence de la principale réponse à ces catastrophes, c'est-à-dire la Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes (PDD). Le sujet est évoqué dans le pacte mondial sur les migrations, dit Pacte de Marrakech. Un certain nombre d'outils peuvent déjà être utilisés pour répondre à ces défis.
Que ferais-je si j'étais Premier ministre ou ministre de l'intérieur ? La priorité est selon moi avant tout humanitaire. 20 000 personnes se sont noyées depuis 2014 en Méditerranée et aux abords des îles Canaries. Les traversées de la Méditerranée ont repris de plus belle en 2021. La priorité consisterait à ouvrir des voies légales vers le continent européen, qui permettent aux gens de venir en avion plutôt que de dépenser des fortunes auprès des passeurs. De cette manière, en ouvrant davantage les frontières, nous casserions le business des passeurs. La fermeture des frontières renforcera l'emprise des passeurs qui pourront demander des sommes de plus en plus importantes.
La seconde étape, politique, doit nécessairement être européenne. Je suis inquiet de constater que le débat sur les migrations se restreint aux frontières nationales ; or, nul ne peut avoir l'ambition de trouver des solutions dans le cadre de ses frontières nationales. Le sujet doit être porté au niveau européen. Il implique de mutualiser davantage les conséquences en matière d'immigration et d'asile.
J'entends l'absence d'unanimité au sein du Conseil européen sur ces questions. Le sujet est source de frictions, de tensions et de départ de certains pays. La campagne du Brexit s'est largement jouée sur cette question. Il faut avancer entre pays volontaires, quitte à créer une politique d'asile à deux vitesses. Il faut avancer et les pays récipiendaires de la demande d'asile, l'Allemagne, la France et l'Espagne, doivent se réunir pour avancer.