Intervention de Dominique Kimmerlin

Réunion du mercredi 16 juin 2021 à 18h30
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Dominique Kimmerlin, présidente de la Cour nationale du droit d'asile :

À titre liminaire, je traiterai du rôle de la CNDA dans ce qu'il est convenu d'appeler la « chaîne de traitement de la demande d'asile », ainsi que des enjeux qui se présentent à elle.

En tant que juridiction, la Cour n'est pas un acteur de la politique migratoire au sens large du terme. Elle n'intervient aucunement dans la régulation des flux d'entrée sur le territoire national. Elle ne s'occupe pas non plus des conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides.

Déjà considérable, son unique mission consiste à contrôler les décisions de l'office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), l'autorité administrative qui se charge en France d'instruire les demandes d'asile. Il appartient à la CNDA de dire si la décision de refus de protection est fondée au regard des textes et engagements internationaux de la France. Juge de plein contentieux, la CNDA peut réformer la décision du directeur de l'OFPRA pour y substituer sa propre décision.

Statuant en premier et dernier ressort, elle n'est pas une instance d'appel contre les décisions de l'OFPRA, ni une autorité administrative de recours. Elle revêt la qualité d'une juridiction administrative qui, indépendante, intervient sous le seul contrôle de son juge de cassation, le Conseil d'État.

La CNDA juge donc et protège tous ceux qui remplissent les critères juridiques d'octroi d'une protection, au sens des instruments internationaux que constituent la convention de Genève du 28 juillet 1951 et les directives de l'Union européenne relatives au statut des réfugiés que la loi française a transposées : la directive 2011/95/EU du 13 décembre 2011, dite « qualification », ainsi que les directives « procédure » 2005/85/CE du 1er décembre 2005 et 2013/32/UE du 26 juin 2013.

C'est par la loi du 25 juillet 1952, qui a créé l'OFPRA, qu'apparaît d'abord la commission des réfugiés. Celle-ci deviendra ensuite la CNDA, en vertu de l'article 27 de la loi du 20 novembre 2007. Cette même loi éloigne la Cour du périmètre de l'OFPRA et du ministère de l'intérieur. Depuis le 1er janvier 2009, elle la rattache pour sa gestion administrative et budgétaire au Conseil d'État, à l'imitation des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.

Juridiction administrative nationale, car unique, la Cour est également spécialisée. Elle juge une seule catégorie de litiges, ceux auxquels donnent lieu les recours que présentent les demandeurs d'asile qui se sont vu refuser ou retirer une protection par l'OFPRA.

Disposant de la faculté d'annuler la décision du directeur de l'Office, elle peut accorder la protection demandée. Elle peut également accorder l'asile constitutionnel à tout étranger en raison de son action en faveur de la liberté. En application de la convention de Genève, il lui est encore possible de reconnaître la qualité de réfugié à toute personne qui craint des persécutions du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Elle accorde par ailleurs une protection dite subsidiaire, issue des textes de l'Union européenne, lorsque le dispositif de la convention de Genève ne trouve pas à s'appliquer, mais que les demandeurs encourent un risque réel d'atteinte grave en cas de retour dans leur pays d'origine, par exemple dans les situations de violence aveugle généralisée. Enfin, la Cour peut rejeter le recours. Telle est sa décision pour environ 77 % de ses saisines.

La typologie de la demande a évolué au cours des dix dernières d'années. En 2020, le Yémen, l'Afghanistan, le Soudan du Sud, la Libye, la Syrie, la Somalie, l'Érythrée, l'Iran, la Biélorussie et le Honduras étaient les pays qui, par ordre décroissant, bénéficiaient devant la Cour des taux de protection les plus élevés. La plupart d'entre eux connaissent des situations de conflit armé ou de guerre civile. Leurs ressortissants peuvent donc craindre pour leur vie s'ils y retournent.

D'autres motifs de protection sont apparus. Ils tiennent soit à l'existence de crises politiques générant une instabilité sociale dans le pays, comme en Côte-d'Ivoire ou en Guinée, soit à des facteurs sociaux tels que la traite des êtres humains, par exemple au Nigeria, des pratiques de mariage forcé ou de mutilations sexuelles féminines, en particulier en Afrique subsaharienne. Ces circonstances donnent lieu à une protection à travers l'utilisation de la notion de « groupe social », présente dans la convention de Genève de 1951.

Les dix pays représentant 50 % des recours devant la CNDA ne correspondent pas nécessairement à ceux d'origine des demandeurs les plus protégés. Le taux de protection accordé demeure fort variable d'un pays à l'autre. Il dépend exclusivement de la situation sur place, non du nombre des demandeurs qui en sont originaires.

À titre d'exemple, le Bangladesh reste le premier pays en nombre de recours que la Cour enregistre. Cependant, le taux de protection de ses ressortissants s'établit à 16 %, contre un taux moyen de 24,4 %. De même, les ressortissants de l'Albanie, cinquième pays pourvoyeur en 2020 des recours devant la Cour avec 2 261 saisines, y obtiennent un taux de protection de l'ordre de 8 %.

Le grand public ne perçoit pas toujours la particularité de la mission de la Cour. Certes, ainsi que tout juge, le juge de l'asile dit le droit. Néanmoins, pour l'appliquer à des situations individuelles qui se résument le plus souvent à un simple récit du parcours du demandeur d'asile, et faute de pièces probantes, il lui faut apprécier la cohérence de ce récit, ainsi que sa crédibilité, son degré de vraisemblance au regard du contexte géopolitique dans lequel il s'inscrit. Il appartient au juge de l'asile d'objectiver des éléments que les faits établissent rarement avec certitude.

Pour l'y aider, la CNDA, comme l'OFPRA, s'est dotée de différents outils. Elle a d'abord créé un centre de recherche et de documentation, le CEREDOC. Son modèle reste unique au sein des juridictions administratives de premier ressort. Le centre recense, analyse et diffuse l'information géopolitique et juridique auprès des formations de jugement qui statuent sur les recours. Il produit une importante documentation à travers des dossiers pays, des fiches ORIGIN, des notes transversales d'actualité sur des problématiques spécifiques relatives aux pays d'origine des demandeurs d'asile, par exemple les réseaux de traite des êtres humains ou la situation des personnes LGBTI (personnes lesbiennes, « gays », bisexuelles, transsexuelles et intersexes).

En 2020, le centre a mis en place une base de données. Elle rassemble plus de 13 000 références. Elle comprend l'ensemble des réponses écrites aux demandes de recherches, les recueils annuels de jurisprudence de la Cour, les rapports des organisations internationales, des organisations non gouvernementales (ONG), des centres de recherche étrangers reconnus pour leur expertise, tel ceux du haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) ou du home office (bureau de l'intérieur) britannique.

La Cour a par ailleurs totalement internalisé la formation initiale et continue des agents qu'elle recrute. Ce travail représente une lourde charge en raison des nombreux recrutements qu'elle a réalisés depuis 2018 après que la représentation nationale lui a accordé des postes supplémentaires.

Elle s'attache à l'intégration de jeunes agents qui, le plus souvent contractuels, exercent en son sein leur premier emploi. Il s'agit non seulement de les former à leur métier, mais également d'obtenir qu'ils acquièrent la culture du service public et la maîtrise des obligations déontologiques qui découlent de l'appartenance à une juridiction.

Membre du conseil d'administration de l'association internationale des juges de l'asile ( international association of refugee and migration judges, IARMJ), la CNDA contribue activement à la coopération juridictionnelle internationale. Elle entretient des contacts institutionnels avec le bureau européen d'appui en matière d'asile ( european asylum support office, EASO), la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

L'activité juridictionnelle de la CNDA dépend exclusivement de deux facteurs sur lesquels elle n'a aucune prise : la dynamique de la demande d'asile, inhérente aux flux d'entrées sur le territoire français, et le nombre de décisions que l'OFPRA rend sur ces demandes.

Entre 1953 et 1976, le nombre des recours restait inférieur à 400 par an. Il dépassait 10 000 au milieu des années 1980. Depuis 2011, il a cru par deux et demi. À l'exception de 2020 où nous en avons enregistré une baisse de 22 % en raison de la crise sanitaire, il s'établit depuis 2017 entre 50 000 et 60 000 chaque année. Pour les cinq premiers mois de 2021, avec 24 700 recours, la demande reste stable en comparaison de la même période de 2019 où nous en avions reçu 24 375. Un travail de projection sur l'ensemble de l'année 2021 conclut à la prévision d'un total d'environ 59 000 recours, équivalent à celui que nous connaissions en 2019.

Sous l'angle des volumes de décisions, la CNDA apparaît comme la juridiction administrative la plus importante. En 2019, dernière année d'activité normale, elle a jugé 66 464 affaires. Après que son niveau d'activité a diminué de 37 % en 2020, la Cour devrait dépasser celui de 2019 d'ici à la fin de l'année 2021 si la situation sanitaire, désormais favorable, se stabilise.

La CNDA s'avère aussi la plus rapide des juridictions administratives. Son délai actuel moyen de jugement atteint huit mois et treize jours. Son délai prévisible moyen s'établit à six mois et huit jours. Il faut néanmoins en constater la dégradation au cours de 2020 par rapport aux deux années précédentes.

Je terminerai par les enjeux qui se posent à la Cour.

Le principal d'entre eux consiste à atteindre les délais de jugement que le législateur nous a assignés en 2015. Cas unique en France, ils s'appliquent à la totalité des litiges dont la Cour connaît. Dans le cas de la procédure accélérée devant l'OFPRA, le délai se monte à cinq semaines. Le recours devant la CNDA relève alors d'un juge unique. Pour la procédure qualifiée de normale, le délai imparti à la Cour est porté à cinq mois. Dans ce cas, une formation collégiale de trois magistrats se charge du jugement. Compte tenu de la répartition des entrées entre procédures accélérées et normales devant la Cour, son objectif cible de délai moyen s'élève à environ trois mois et trois semaines.

La distinction entre ces procédures a conduit la CNDA à réorganiser en profondeur son travail. Dès leur arrivée, elle oriente les recours qu'elle reçoit selon deux circuits et calendriers d'audiencement bien distincts, et des formations de jugement différentes. La Cour a largement misé sur la dématérialisation et l'automatisation. La dématérialisation concerne par exemple l'instruction du dossier, le travail des rapporteurs, celui des formations de jugement dans leurs échanges avec les avocats, ou encore la publication des décisions qui bénéficient désormais d'une mise en ligne.

Un second enjeu majeur tient à la recherche constante de l'efficacité. L'objectif de réduction des délais ne saurait en effet obérer la qualité des décisions rendues, partant la sécurité juridique dont les demandeurs d'asile peuvent se prévaloir. En raison de la taille de la juridiction, qui emploie près de 700 magistrats et agents permanents, auxquels se joignent plus de 400 juges vacataires et 500 interprètes, l'enjeu implique de porter une attention toute particulière à la formation du personnel, à l'uniformisation des procédures et à l'harmonisation de la jurisprudence.

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