La séance est ouverte à dix-huit heures trente.
Nous entendons à présent Mme Dominique Kimmerlin, présidente de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA).
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Dominique Kimmerlin prête serment.)
À titre liminaire, je traiterai du rôle de la CNDA dans ce qu'il est convenu d'appeler la « chaîne de traitement de la demande d'asile », ainsi que des enjeux qui se présentent à elle.
En tant que juridiction, la Cour n'est pas un acteur de la politique migratoire au sens large du terme. Elle n'intervient aucunement dans la régulation des flux d'entrée sur le territoire national. Elle ne s'occupe pas non plus des conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides.
Déjà considérable, son unique mission consiste à contrôler les décisions de l'office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), l'autorité administrative qui se charge en France d'instruire les demandes d'asile. Il appartient à la CNDA de dire si la décision de refus de protection est fondée au regard des textes et engagements internationaux de la France. Juge de plein contentieux, la CNDA peut réformer la décision du directeur de l'OFPRA pour y substituer sa propre décision.
Statuant en premier et dernier ressort, elle n'est pas une instance d'appel contre les décisions de l'OFPRA, ni une autorité administrative de recours. Elle revêt la qualité d'une juridiction administrative qui, indépendante, intervient sous le seul contrôle de son juge de cassation, le Conseil d'État.
La CNDA juge donc et protège tous ceux qui remplissent les critères juridiques d'octroi d'une protection, au sens des instruments internationaux que constituent la convention de Genève du 28 juillet 1951 et les directives de l'Union européenne relatives au statut des réfugiés que la loi française a transposées : la directive 2011/95/EU du 13 décembre 2011, dite « qualification », ainsi que les directives « procédure » 2005/85/CE du 1er décembre 2005 et 2013/32/UE du 26 juin 2013.
C'est par la loi du 25 juillet 1952, qui a créé l'OFPRA, qu'apparaît d'abord la commission des réfugiés. Celle-ci deviendra ensuite la CNDA, en vertu de l'article 27 de la loi du 20 novembre 2007. Cette même loi éloigne la Cour du périmètre de l'OFPRA et du ministère de l'intérieur. Depuis le 1er janvier 2009, elle la rattache pour sa gestion administrative et budgétaire au Conseil d'État, à l'imitation des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel.
Juridiction administrative nationale, car unique, la Cour est également spécialisée. Elle juge une seule catégorie de litiges, ceux auxquels donnent lieu les recours que présentent les demandeurs d'asile qui se sont vu refuser ou retirer une protection par l'OFPRA.
Disposant de la faculté d'annuler la décision du directeur de l'Office, elle peut accorder la protection demandée. Elle peut également accorder l'asile constitutionnel à tout étranger en raison de son action en faveur de la liberté. En application de la convention de Genève, il lui est encore possible de reconnaître la qualité de réfugié à toute personne qui craint des persécutions du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Elle accorde par ailleurs une protection dite subsidiaire, issue des textes de l'Union européenne, lorsque le dispositif de la convention de Genève ne trouve pas à s'appliquer, mais que les demandeurs encourent un risque réel d'atteinte grave en cas de retour dans leur pays d'origine, par exemple dans les situations de violence aveugle généralisée. Enfin, la Cour peut rejeter le recours. Telle est sa décision pour environ 77 % de ses saisines.
La typologie de la demande a évolué au cours des dix dernières d'années. En 2020, le Yémen, l'Afghanistan, le Soudan du Sud, la Libye, la Syrie, la Somalie, l'Érythrée, l'Iran, la Biélorussie et le Honduras étaient les pays qui, par ordre décroissant, bénéficiaient devant la Cour des taux de protection les plus élevés. La plupart d'entre eux connaissent des situations de conflit armé ou de guerre civile. Leurs ressortissants peuvent donc craindre pour leur vie s'ils y retournent.
D'autres motifs de protection sont apparus. Ils tiennent soit à l'existence de crises politiques générant une instabilité sociale dans le pays, comme en Côte-d'Ivoire ou en Guinée, soit à des facteurs sociaux tels que la traite des êtres humains, par exemple au Nigeria, des pratiques de mariage forcé ou de mutilations sexuelles féminines, en particulier en Afrique subsaharienne. Ces circonstances donnent lieu à une protection à travers l'utilisation de la notion de « groupe social », présente dans la convention de Genève de 1951.
Les dix pays représentant 50 % des recours devant la CNDA ne correspondent pas nécessairement à ceux d'origine des demandeurs les plus protégés. Le taux de protection accordé demeure fort variable d'un pays à l'autre. Il dépend exclusivement de la situation sur place, non du nombre des demandeurs qui en sont originaires.
À titre d'exemple, le Bangladesh reste le premier pays en nombre de recours que la Cour enregistre. Cependant, le taux de protection de ses ressortissants s'établit à 16 %, contre un taux moyen de 24,4 %. De même, les ressortissants de l'Albanie, cinquième pays pourvoyeur en 2020 des recours devant la Cour avec 2 261 saisines, y obtiennent un taux de protection de l'ordre de 8 %.
Le grand public ne perçoit pas toujours la particularité de la mission de la Cour. Certes, ainsi que tout juge, le juge de l'asile dit le droit. Néanmoins, pour l'appliquer à des situations individuelles qui se résument le plus souvent à un simple récit du parcours du demandeur d'asile, et faute de pièces probantes, il lui faut apprécier la cohérence de ce récit, ainsi que sa crédibilité, son degré de vraisemblance au regard du contexte géopolitique dans lequel il s'inscrit. Il appartient au juge de l'asile d'objectiver des éléments que les faits établissent rarement avec certitude.
Pour l'y aider, la CNDA, comme l'OFPRA, s'est dotée de différents outils. Elle a d'abord créé un centre de recherche et de documentation, le CEREDOC. Son modèle reste unique au sein des juridictions administratives de premier ressort. Le centre recense, analyse et diffuse l'information géopolitique et juridique auprès des formations de jugement qui statuent sur les recours. Il produit une importante documentation à travers des dossiers pays, des fiches ORIGIN, des notes transversales d'actualité sur des problématiques spécifiques relatives aux pays d'origine des demandeurs d'asile, par exemple les réseaux de traite des êtres humains ou la situation des personnes LGBTI (personnes lesbiennes, « gays », bisexuelles, transsexuelles et intersexes).
En 2020, le centre a mis en place une base de données. Elle rassemble plus de 13 000 références. Elle comprend l'ensemble des réponses écrites aux demandes de recherches, les recueils annuels de jurisprudence de la Cour, les rapports des organisations internationales, des organisations non gouvernementales (ONG), des centres de recherche étrangers reconnus pour leur expertise, tel ceux du haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) ou du home office (bureau de l'intérieur) britannique.
La Cour a par ailleurs totalement internalisé la formation initiale et continue des agents qu'elle recrute. Ce travail représente une lourde charge en raison des nombreux recrutements qu'elle a réalisés depuis 2018 après que la représentation nationale lui a accordé des postes supplémentaires.
Elle s'attache à l'intégration de jeunes agents qui, le plus souvent contractuels, exercent en son sein leur premier emploi. Il s'agit non seulement de les former à leur métier, mais également d'obtenir qu'ils acquièrent la culture du service public et la maîtrise des obligations déontologiques qui découlent de l'appartenance à une juridiction.
Membre du conseil d'administration de l'association internationale des juges de l'asile ( international association of refugee and migration judges, IARMJ), la CNDA contribue activement à la coopération juridictionnelle internationale. Elle entretient des contacts institutionnels avec le bureau européen d'appui en matière d'asile ( european asylum support office, EASO), la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
L'activité juridictionnelle de la CNDA dépend exclusivement de deux facteurs sur lesquels elle n'a aucune prise : la dynamique de la demande d'asile, inhérente aux flux d'entrées sur le territoire français, et le nombre de décisions que l'OFPRA rend sur ces demandes.
Entre 1953 et 1976, le nombre des recours restait inférieur à 400 par an. Il dépassait 10 000 au milieu des années 1980. Depuis 2011, il a cru par deux et demi. À l'exception de 2020 où nous en avons enregistré une baisse de 22 % en raison de la crise sanitaire, il s'établit depuis 2017 entre 50 000 et 60 000 chaque année. Pour les cinq premiers mois de 2021, avec 24 700 recours, la demande reste stable en comparaison de la même période de 2019 où nous en avions reçu 24 375. Un travail de projection sur l'ensemble de l'année 2021 conclut à la prévision d'un total d'environ 59 000 recours, équivalent à celui que nous connaissions en 2019.
Sous l'angle des volumes de décisions, la CNDA apparaît comme la juridiction administrative la plus importante. En 2019, dernière année d'activité normale, elle a jugé 66 464 affaires. Après que son niveau d'activité a diminué de 37 % en 2020, la Cour devrait dépasser celui de 2019 d'ici à la fin de l'année 2021 si la situation sanitaire, désormais favorable, se stabilise.
La CNDA s'avère aussi la plus rapide des juridictions administratives. Son délai actuel moyen de jugement atteint huit mois et treize jours. Son délai prévisible moyen s'établit à six mois et huit jours. Il faut néanmoins en constater la dégradation au cours de 2020 par rapport aux deux années précédentes.
Je terminerai par les enjeux qui se posent à la Cour.
Le principal d'entre eux consiste à atteindre les délais de jugement que le législateur nous a assignés en 2015. Cas unique en France, ils s'appliquent à la totalité des litiges dont la Cour connaît. Dans le cas de la procédure accélérée devant l'OFPRA, le délai se monte à cinq semaines. Le recours devant la CNDA relève alors d'un juge unique. Pour la procédure qualifiée de normale, le délai imparti à la Cour est porté à cinq mois. Dans ce cas, une formation collégiale de trois magistrats se charge du jugement. Compte tenu de la répartition des entrées entre procédures accélérées et normales devant la Cour, son objectif cible de délai moyen s'élève à environ trois mois et trois semaines.
La distinction entre ces procédures a conduit la CNDA à réorganiser en profondeur son travail. Dès leur arrivée, elle oriente les recours qu'elle reçoit selon deux circuits et calendriers d'audiencement bien distincts, et des formations de jugement différentes. La Cour a largement misé sur la dématérialisation et l'automatisation. La dématérialisation concerne par exemple l'instruction du dossier, le travail des rapporteurs, celui des formations de jugement dans leurs échanges avec les avocats, ou encore la publication des décisions qui bénéficient désormais d'une mise en ligne.
Un second enjeu majeur tient à la recherche constante de l'efficacité. L'objectif de réduction des délais ne saurait en effet obérer la qualité des décisions rendues, partant la sécurité juridique dont les demandeurs d'asile peuvent se prévaloir. En raison de la taille de la juridiction, qui emploie près de 700 magistrats et agents permanents, auxquels se joignent plus de 400 juges vacataires et 500 interprètes, l'enjeu implique de porter une attention toute particulière à la formation du personnel, à l'uniformisation des procédures et à l'harmonisation de la jurisprudence.
Si la réforme de 2007 me paraît avoir favorisé l'indépendance, l'impartialité et la neutralité de la juridiction nationale de l'asile, elles-mêmes propices au renforcement des garanties des demandeurs, le rattachement de l'OFPRA au ministère de l'intérieur laisse en revanche plus circonspect. Qu'en pensez-vous ? Imaginez-vous une possible évolution ?
Au-delà, dans la chaîne de l'asile et à la lumière des taux d'annulation des décisions de l'OFPRA, la relation entre l'office et la CNDA vous semble-t-elle satisfaisante ?
Par ailleurs, j'apprécierais d'entendre votre avis de juriste sur le règlement du Parlement européen et du Conseil européen n° 604-2013 du 26 juin 2013, dit « règlement Dublin III », relatif au régime européen commun d'asile.
Enfin, suggéreriez-vous certains changements législatifs dans le domaine qui nous occupe ?
De notre point de vue, sa qualité de juridiction administrative rattachait naturellement la CNDA au Conseil d'État. La réforme de 2007 a opéré ce rattachement. Il nous a permis de développer notre image de juridiction de contrôle d'une politique publique.
Vis-à-vis de l'OFPRA, je tiens à préciser que chacun assure sa propre mission. Il importe de distinguer le rôle d'une autorité administrative chargée d'instruire des demandes, de celui d'une juridiction qui en contrôle le bien-fondé des décisions au regard des textes en vigueur et de l'interprétation qu'elle en donne. La CNDA intervient elle-même sous le contrôle du Conseil d'État, juge de cassation, voire de la CJUE et de la CEDH.
Quant au règlement de Dublin III, il n'entre pas dans le domaine de compétence de la CNDA de connaître de son dispositif. Le contentieux relatif à la politique de réadmission revient au juge administratif de droit commun, à savoir les tribunaux administratifs. Sans doute reste-t-il loisible de s'interroger sur l'efficacité du système de réadmission, mais il ne m'appartient pas de porter une quelconque appréciation à ce sujet.
La CNDA fonde néanmoins dans une large mesure ses décisions sur les textes internationaux. Vous est-il possible de développer vos propos sous cet aspect ?
J'ai rappelé que la convention de Genève de 1951 et le régime des directives européennes forment le corpus que nous appliquons. Pour la mise en œuvre de la protection, les secondes ont ajouté l'hypothèse de craintes en cas de retour dans le pays d'origine qui reposent, non sur des motifs politiques, raciaux ou religieux, mais sur l'existence d'une situation locale de violence généralisée. Le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile les transpose dans le droit français.
La documentation géopolitique que j'évoquais nous sert à évaluer les allégations des demandeurs. Quand le motif du recours porte par exemple sur l'existence d'un conflit dans le pays d'origine, nous confrontons le récit qui l'accompagne au contexte géopolitique auquel il renvoie. Variée, riche, généralement publique, la documentation que nous collationnons, analysons et utilisons, prend en compte des éléments d'instruments du type de la charte internationale des droits de l'homme ou de la convention internationale des droits de l'enfant. Ceux-ci ne représentent pour autant pas une source directe de droit.
L'exemple de l'Afghanistan montre des différences d'appréciation de la situation qui y prévaut, non seulement entre la France et l'Allemagne, mais parmi les observateurs français. Sur ce pays ou sur d'autres, les analyses respectives de la CNDA et de l'OFPRA convergent-elles ou divergent-elles ?
D'après nos informations, les décisions de refus de l'OFPRA suscitent pour 70 à 80 % d'entre elles un recours devant la CNDA. Ce taux paraît considérable. Nous le confirmez-vous ?
Vous nous présentez le CEREDOC comme un outil des plus utiles. Effectue-t-il un travail en commun avec le propre centre de documentation de l'OFPRA ? Ces deux centres partagent-ils une forme de communauté de vision ? À l'évidence, une réponse négative conduirait à s'interroger sur le risque de recours systématiques contre les décisions de l'Office. Je vous avais déjà posé cette question à l'occasion d'une précédente audition. Vous y aviez répondu que si les deux institutions organisaient des missions conjointes, elles ne disposaient pas de structures communes. Disposez-vous aujourd'hui d'éléments nouveaux à porter à notre connaissance ?
Sur les délais de traitement des recours, pensez-vous que le double objectif que le Parlement vous a assigné ‒ cinq semaines en procédure accélérée, cinq mois en procédure normale ‒ demeure atteignable compte tenu de vos effectifs ?
Lorsque vous procédez à des recrutements, quelle est la fonction précise des personnes qui vous rejoignent ? S'agit-il de juges ou d'assistants ? Je m'interroge ici sur l'homogénéité de la jurisprudence de la CNDA. Comment l'assurez-vous ?
Enfin, avez-vous surmonté le surcroît de dossiers qui a résulté de la grève des avocats survenue en 2020 ?
Au cours de son audition de ce 16 juin 2021, M. Julien Boucher, directeur général de l'OFPRA, a lui aussi évoqué la question de la jurisprudence. Assurément, elle renferme des préoccupations de gain de temps dans le traitement des dossiers. Comment compilez-vous cette jurisprudence ? Comment s'impose-t-elle ?
Au sujet de la recherche documentaire sur les pays d'origine des demandeurs d'asile, nous ne pouvons que nous interroger sur l'opportunité que la CNDA et l'OFPRA associent leurs efforts. Le cas échéant, quels obstacles ou inconvénients s'y opposent-ils ?
Au titre de la dématérialisation des procédures, quelle place réservez-vous à la vidéophonie, spécialement pour l'organisation des audiences ? Certaines situations justifieraient-elles que ce procédé ne se généralise pas ? Comment en accompagner au mieux le développement ?
S'il peut de prime abord surprendre que l'OFPRA et la CNDA aient chacun développé leur propre centre de documentation, la situation apparaît en définitive préférable à celle qui ferait prévaloir l'existence d'un outil commun. Sans doute gage d'une meilleure qualité, elle préserve également mieux l'indépendance des deux institutions et l'équilibre général du système. La remarque vaut particulièrement pour la CNDA, autorité de contrôle juridictionnelle de l'Office.
Nous n'en travaillons pas moins sur les mêmes sources documentaires. Si la CNDA annule environ 25 % des décisions de rejet qui lui sont déférées, nos démarches et notre approche ne diffèrent pas sensiblement de celles de l'OFPRA. Il arrive que l'Office n'ait temporairement pas encore intégré une nouvelle interprétation jurisprudentielle de la Cour. En matière d'asile comme dans d'autres domaines, la régulation juridictionnelle doit alors suivre son cours.
De plus, des échanges interviennent entre l'OFPRA et la CNDA dans le champ de la recherche documentaire. Tous les ans, nous organisons de concert des missions dans les pays d'origine des migrations. Réunissant des rapporteurs de la Cour et des officiers de protection instructeurs de l'office, elles permettent de mettre à jour nos informations et analyses.
Notre convergence de vues se vérifie par le très faible taux de pourvois en cassation que l'OFPRA ou les demandeurs d'asile engagent devant le Conseil d'État contre les décisions de la CNDA. Dans le second cas de figure, exceptionnel dans notre système juridictionnel, il n'excède pas 4 %. Quant aux infirmations en cassation des décisions de la Cour, elles restent résiduelles, de l'ordre d'une soixantaine par an.
D'importants renforts des effectifs de la Cour ont accompagné la fixation d'un objectif institutionnel de délai moyen de jugement. Ils se sont notamment traduits par le recrutement de rapporteurs et de secrétaires d'audience. Nous avons ouvert dix salles d'audience supplémentaires, pour atteindre un total de 32 salles en service et assurer de 6 000 à 6 500 audiences par an.
Nous employons tous les moyens dont nous disposons afin de remplir un objectif qui mobilise l'ensemble du personnel de la Cour. La réduction par deux du délai moyen de jugement depuis 2011 atteste de la réalité et des résultats de l'effort entrepris. Compte tenu des événements de la crise sanitaire, de leurs conséquences sur l'organisation du travail et la continuité du service, sans nous faudra-t-il patienter jusqu'en 2022. Cependant, sous réserve d'autres aléas, de l'ampleur des flux d'entrées sur le territoire français et du rythme de l'activité de l'OFPRA, je pense que nous devrions être en mesure d'atteindre notre objectif.
Deux récents mouvements de grève des avocats ont fortement affecté l'activité de la juridiction. Le premier est intervenu en 2019 : il s'opposait aux visio-audiences. Le second, au début de 2020, concernait le projet de réforme des retraites ; il a quotidiennement, et pendant plusieurs mois, provoqué l'annulation d'audiences, jusqu'à plus de 50 % d'entre elles. Depuis lors, nous avons rattrapé le retard. Notre stock actuel avoisine 28 000 affaires, ce qui représente à peine six mois d'activité.
Il faut rappeler que le droit d'asile se révèle un droit essentiellement jurisprudentiel. Le précédent y occupe une place centrale. Aussi longtemps que le juge de cassation ne le remet pas en cause, il s'impose en principe aux formations de jugement. Pour les affaires les plus significatives ou délicates, par exemple en ce qu'elles posent de nouveaux problèmes de droit, la CNDA jouit de la faculté de statuer en formation solennelle, dite « grande formation ». Celle-ci réunit un nombre de juges supérieur à celui des formations classiques.
La possibilité de tenir des visio-audiences résulte des dispositions de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018. Avec l'organisation de structures de premier accueil pour demandeurs d'asile (SPADA) réparties sur l'ensemble du territoire national, la loi entend que les intéressés puissent obtenir une audience à l'endroit même où ils résident, bénéficient de l'aide d'un travailleur social et de l'assistance d'un avocat. De ce point de vue, la visio-audience participe d'un meilleur accompagnement des demandeurs d'asile.
La CNDA a engagé un processus de médiation en juillet 2019 avec la profession des avocats qui exprimait des réserves à l'endroit des visio-audiences. Il s'est conclu par un accord qui nous permet d'expérimenter les visio-audiences à compter de l'automne 2021 dans les ressorts des cours d'appel de Nancy et de Lyon.
Les analyses respectives de l'OFPRA et de la CNDA sur les pays d'origine, en particulier sur l'Afghanistan, ne dénotent pas de divergences notables. L'OFPRA offre une protection à 66 % des demandeurs afghans. À partir des recours qu'elle examine, la CNDA n'apporte que résiduellement un supplément de protection. Des événements dramatiques ont récemment agité le débat public. Ils ont pu biaiser la discussion sur la protection des ressortissants afghans.
Restons mesurés. L'Afghanistan connaît des situations fort contrastées selon les régions et des problématiques de violence différentes entre les villes et les campagnes. À cet égard, notre appréciation a notamment évolué sous l'influence du dialogue que nous entretenons avec les juges européens qui traitent des mêmes questions. Par sa décision rendue en grande formation le 19 novembre 2020, la Cour a proposé un cadre d'analyse à l'usage de ses formations de jugement pour un traitement informé et approprié de la variété des recours que forment les demandeurs afghans. Dans ce type de contentieux, chaque dossier reste un cas d'espèce qui requiert un examen attentif et ne s'accommode guère des généralisations.
La décision a fait l'objet d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'État. Nous en attendons le résultat.
Dans l'exemple afghan, quelles conséquences la survenue d'un terrible attentat a-t-elle emporté sur l'analyse des juges ? Je veux comprendre : considérez-vous la possibilité d'un retour des demandeurs en fonction de leur pays d'origine ou plutôt en considération d'un territoire d'appartenance plus restreint en son sein ? Pour ce qui a trait à l'Afghanistan, renvoyer un demandeur dans une région relativement sûre implique cependant qu'il passe par Kaboul qui demeure une ville dangereuse.
Ces dossiers se distinguent nettement des affaires d'imputabilité principalement politique qui concernent d'anciens interprètes ou policiers, pour lesquelles nous appliquons un raisonnement issu de la convention de Genève de 1951. Ils imposent au juge d'apprécier le niveau d'intensité de la violence dans le pays, son caractère exceptionnel. Le régime des directives européennes le lui prescrit afin d'évaluer les craintes d'un demandeur d'asile par rapport à une situation de conflit armé.
Le juge vérifie si le seul fait qu'une personne se trouve sur telle portion de territoire à un instant donné justifie qu'elle craigne pour sa vie. La vérification comprend les étapes du trajet d'un éventuel retour. Elle prend en compte la possibilité d'obtenir sur place des protections étatiques et de recourir à des services publics. Sur les faits de violence, elle s'intéresse à la nature des forces en présence, au type et à la fréquence des attentats, ainsi qu'aux cibles visées.
Répondant à la question préjudicielle qu'un juge allemand lui avait posée, la CJUE a indiqué qu'il n'était pas possible de se référer uniquement à un pourcentage de décès ou de personnes blessées parmi une population civile donnée pour apprécier le niveau de violence de la région dont provient le demandeur d'asile. L'analyse doit s'étendre à d'autres critères, tant quantitatifs que qualitatifs.
La jurisprudence européenne a progressivement dégagé l'ensemble de ces éléments communs d'appréciation. Les guides que le bureau européen d'appui en matière d'asile édite en reprennent les principes. Complexe, le raisonnement dépend à l'évidence étroitement d'un contexte donné et de son évolution. Dans le cas de l'Afghanistan, le départ annoncé des forces américaines, ses conséquences sur la situation politique locale, est susceptible d'infléchir la jurisprudence de la CNDA relative à ce pays, comme celle d'autres juges européens.
Le travail d'appréciation du juge demeure semblable pour nombre d'autres pays en conflit : la Somalie, le Soudan, la Syrie, la Libye, le Mali. Il repose sur des éléments éminemment factuels et nécessite une documentation à jour, au plus près de la réalité.
Lors de l'adoption de la loi dite « asile et immigration » du 10 septembre 2018, il avait été question que s'organise annuellement un débat entre le Gouvernement et le Parlement sur le sujet des migrations. J'avais interpellé le Premier ministre de l'époque sur le point de savoir comment susciter les échanges par des enjeux concrets. Il était apparu que la détermination de la liste des pays d'origine sûrs représenterait de ce point de vue un axe intéressant. Que penseriez-vous de l'organisation de tels moments d'échange et de discussion ouverts à la représentation nationale ?
La non-reconduction du mandat de M. Pascal Brice, précédent directeur général de l'OFPRA, a tenu au fait qu'il posait certaines questions liées à la gouvernance de son établissement. Il s'interrogeait en particulier sur la conciliation de la tutelle ministérielle de la direction générale des étrangers en France (DGEF) du ministère de l'intérieur avec le mandat de l'OFPRA. Vous-même, quel avis portez-vous sur le bilan des tutelles des institutions de l'asile ? Estimez-vous envisageable de progresser sur le plan de la gouvernance ?
Un débat sur la politique migratoire s'est tenu en septembre 2019. J'y avais été conviée. La CNDA resterait évidemment à la disposition de la représentation nationale s'il était décidé d'en reprendre la pratique. Il paraît toujours utile d'organiser ce type d'échanges. Ils éclairent des thématiques sujettes à la controverse et des politiques auxquelles nos concitoyens portent beaucoup d'attention.
L'établissement de la liste des pays d'origine sûrs relève pour l'heure de la compétence du conseil d'administration de l'OFPRA. Tout changement en la matière impliquerait une modification des textes applicables.
Au sujet des tutelles, la CNDA a quitté le ministère de l'intérieur en 2007. Son rattachement au Conseil d'État a semblé naturel. Vis-à-vis de la Cour, la Haute instance revêt ainsi la double qualité de juge de cassation et d'autorité de tutelle pour la gestion de ses moyens et programmes budgétaires. Je ne puis me prononcer sur les aspects qui concernent spécifiquement l'OFPRA.
La notion de « pays d'origine sûr » paraît imprécise. Ainsi que nous l'a confirmé une précédente audition devant notre commission d'enquête, la liste des pays que la France considère ou non comme sûrs est connue à l'étranger. Elle reste susceptible de favoriser des effets d'attraction, ou d'« appels d'air ».
Devant l'hétérogénéité des situations dans certains États, sans doute serait-il préférable de lui substituer celle de districts ou de territoires sûrs. Faites-vous appel aux postes diplomatiques français à l'étranger afin d'obtenir des informations plus précises sur les événements qui ont cours à l'intérieur d'un pays ?
La CNDA ne travaille pas directement avec les représentations diplomatiques. En revanche, dans le but de réunir une documentation aussi fiable, pertinente et récente que possible, nous en rencontrons les membres, ainsi que les autorités locales et des acteurs politiques, sociaux, associatifs et économiques, lors de nos déplacements dans les pays d'origine des demandeurs. Les rapports de mission transcrivent documents et informations que nous collectons à cette occasion.
Avec quelque 150 pays de provenance des demandeurs d'asile en France, l'entreprise d'actualisation constante de nos connaissances s'avère conséquente. Représentant un véritable enjeu, elle ne néglige aucune des sources documentaires disponibles, dont celles du ministère des affaires étrangères. En 2020, le CEREDOC a procédé à la mise à jour de 75 dossiers pays.
La détermination des pays d'origine sûrs suppose de même que l'OFPRA en reconsidère régulièrement la liste. Ses décisions dans ce domaine revêtent un caractère administratif. Elles peuvent faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'État. Un tel recours concerne actuellement la dernière en date. Les requérants sollicitent le retrait de l'inscription de trois pays sur la liste. Pour l'heure, le débat intervient donc plutôt au niveau du prétoire.
Un demandeur d'asile situé à Mayotte ou en Guyane bénéficie-t-il des mêmes possibilités de recours devant la CNDA qu'en d'autres points du territoire national ? Assure-t-on l'égalité de traitement devant le service public des demandeurs d'asile quelle que soit leur localisation ?
Par ailleurs, comment évaluez-vous la qualité du service rendu ? Intégrez-vous dans cet exercice le fait que de nombreuses affaires se jugent en l'absence des requérants ?
Depuis cinq ans, le service public de la justice et de l'asile en outre-mer repose principalement sur le système des visio-audiences.
Auparavant, la CNDA organisait des missions foraines. Elles ne pouvaient se dérouler que tous les six mois environ. Elles perturbaient sur place la marche des autres juridictions dont la CNDA utilisait les locaux, ainsi que la défense qui devait se consacrer au contentieux de l'asile pendant toute leur durée. Les demandeurs attendaient en définitive beaucoup plus longtemps qu'à présent le jugement de leurs affaires.
De ce point de vue, la visio-audience a significativement renforcé la qualité du service rendu. Elle permet de juger au quotidien, et dans des délais convenables, des demandeurs d'asile qui se trouvent à Mayotte, en Guyane, ou dans d'autres territoires et collectivités d'outre-mer. Désormais d'un usage courant, elle ne pose pas de problème d'organisation. Ce constat explique certainement pourquoi, en 2018, le législateur a imaginé en étendre l'utilisation à la métropole.
Votre remarque sur l'absence fréquente des requérants lors des jugements me surprend. Dans plus de 70 % des cas, les affaires se jugent en audience, c'est-à-dire en présence du demandeur, de son conseil et de l'interprète que la Cour met à sa disposition.
Quant à la faculté de juger par ordonnance, sans audience, elle n'empêche pas une même qualité de l'instruction. Bien au contraire, ce sont des rapporteurs spécialisés et expérimentés qui se chargent alors de l'instruction des dossiers. De plus, la loi de 2011 réserve le jugement par ordonnance à la seule hypothèse dans laquelle le recours ne comporte aucun élément de fait ou de droit sérieux de nature à remettre en cause la décision du directeur général de l'OFPRA. Cette hypothèse renvoie à la situation où un demandeur ne formule pas de contestation intelligible et suffisamment argumentée devant la Cour. Par ailleurs, seuls les présidents permanents de la Cour, au nombre de vingt-sept, sont habilités à juger par ordonnance. Enfin, à tout moment, un dossier initialement orienté en vue de son traitement par ordonnance peut faire l'objet d'un renvoi à l'audience.
Ce système actuel me paraît assurer un juste équilibre entre les enjeux de capacité de jugement et ceux de la préservation des droits des demandeurs d'asile.
Nos travaux sur le parcours des migrants et sur la vision française de l'asile nous amène à identifier certains écueils qu'il nous faut intégrer à notre réflexion.
Avec tout le respect que nous devons aux différentes institutions qui interviennent successivement dans la chaîne de l'asile, il reste permis de s'interroger sur l'effectivité de leur séparation les unes des autres. Situé en début de chaîne, le directeur général de l'OFPRA appartient par exemple au corps des membres du Conseil d'État, l'instance qui intervient en bout de chaîne.
Nous constatons ensuite le lien qui s'établit communément en France entre insécurité et présence des migrants. Dans le même temps, nous observons souvent que l'absence de régularisation des personnes s'associe à la quasi-impossibilité d'en obtenir l'éloignement du territoire. Nous ne saurions faire l'économie de la recherche de solutions pour leur apporter un logement, une formation et un travail, en somme pour leur assurer un avenir. Le défi revêt une acuité d'autant plus prononcée qu'il concerne des jeunes gens, que certains extrémismes peuvent viser. La responsabilité de le relever nous incombe collectivement. Elle découle des mandats politiques que nous assumons.
À la suite des précédentes interventions de ce jour, votre audition, madame la présidente, éclaire la complexité profonde des situations. Nous vous en savons gré.
Pour ma part, je salue le choix de l'Assemblée nationale d'instituer la présente commission d'enquête. Vos travaux, je pense, contribueront à lever nombre de confusions qui obscurcissent encore le débat sur un problème dont l'asile ne forme que l'un des aspects. De par le monde, les phénomènes migratoires impliquent le déplacement de plusieurs dizaines de millions de personnes chaque année. En Europe, qui n'est pas le premier continent d'immigration, ils ont entraîné en 2019 le dépôt de plus de 600 000 premières demandes d'asile. Ils intéressent l'ensemble de nos démocraties.
La séance est levée à dix-neuf heures cinquante-cinq.