Je vous remercie pour votre invitation. Nous sommes saisis de nombreuses réclamations se rapportant au sujet, vraiment essentiel, sur lequel vous travaillez. Nous intervenons dans le cadre de plusieurs compétences : les relations des usagers avec les services publics, le contrôle de la déontologie des forces de sécurité, la lutte contre les discriminations et la protection des droits des enfants. Parallèlement, nous contribuons à la promotion des droits par des actions de sensibilisation, des avis sur des projets et des propositions de loi, mais aussi par la publication de rapports.
Dans le questionnaire transmis à mes services, vous m'avez notamment interrogée sur les difficultés d'accès aux droits économiques et sociaux, sur l'accès aux soins, au logement, aux formations linguistiques et à l'emploi, ainsi que sur les besoins de publics plus vulnérables tels que les mineurs non accompagnés (MNA) et les femmes migrantes. Je ne pourrai pas évoquer de façon exhaustive tous ces points dans le temps qui m'est imparti.
S'agissant de nos constats et recommandations, permettez-moi de vous renvoyer à plusieurs de nos travaux qui restent largement d'actualité : le rapport sur les droits fondamentaux des étrangers en France, publié en mai 2016, qui rend compte de l'ensemble des obstacles entravant l'accès des étrangers à leurs droits, et le rapport intitulé « Personnes malades étrangères : des droits fragilisés, des protections à renforcer », de 2019, qui porte sur les difficultés rencontrées par les personnes malades étrangères pour accéder à leurs droits.
En ce qui concerne plus spécifiquement les personnes exilées, notre rapport « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais », de 2015, faisait état d'atteintes préoccupantes aux droits fondamentaux. En 2018, le rapport « Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais » a dressé un nouveau bilan, élargi à d'autres territoires tels que Grande-Synthe, Ouistreham et Paris, où les constats n'étaient pas meilleurs, bien au contraire. Ces rapports s'appuyaient notamment sur des constats réalisés lors de visites sur place et sur les saisines qui nous sont adressées.
Afin de nourrir le travail de votre commission, je souhaite vous faire part d'un certain nombre d'observations concernant les atteintes aux droits fondamentaux et la responsabilité des stratégies d'invisibilisation, qui aggravent ces atteintes. Pour terminer, j'aimerais partager avec vous les constats tirés du déplacement que j'ai effectué avec Jean-François Delfraissy dans un squat et deux campements informels situés à Saint-Denis et à Bobigny.
Nous lançons des alertes, depuis plusieurs années, sur les atteintes aux droits fondamentaux, par les décisions que nous adressons aux pouvoirs publics, les observations que nous présentons devant les juridictions ou encore les rapports que nous publions.
Nous ne faisons aucune distinction selon l'origine ou la nationalité des personnes vivant dans des campements informels. Occuper illégalement un terrain ne saurait en aucun cas priver une personne de l'exercice de ses droits les plus fondamentaux. Pourtant, c'est malheureusement ce que nous constatons : les droits de ceux qui vivent dans des camps informels sont sans cesse bafoués.
Je reviendrai sur cinq droits fondamentaux : le droit à un hébergement inconditionnel, le droit d'asile, le droit à des conditions matérielles de vie décentes, le droit à la protection de la santé et les droits des enfants.
Le droit à un hébergement inconditionnel est consacré au niveau législatif par le code de l'action sociale et des familles. La formulation est sans équivoque : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence. » Le caractère inconditionnel de ce droit à l'hébergement ne souffre aucune exception, ni aucune dérogation. La loi précise que seule l'orientation de la personne vers une structure d'hébergement stable ou de soins ou vers un logement adapté à sa situation peut justifier la sortie du dispositif d'urgence.
Face à la saturation actuelle, le juge administratif a pourtant entendu restreindre l'accès à l'hébergement d'urgence des personnes dépourvues de droit au séjour. Le juge tend à réserver cet accès aux personnes qui se trouvent dans une situation de « particulière vulnérabilité », par exemple lorsqu'il y a des enfants en très bas âge ou des personnes gravement malades. Sous couvert d'un principe de réalité, on en vient à moduler un droit inconditionnel selon les contraintes budgétaires de l'administration. Pour tenir compte du manque de moyens, on rogne le droit à l'hébergement.
Le droit d'asile paraît, lui aussi, très souvent méprisé. Nous constatons des atteintes nombreuses qui entravent l'accès des demandeurs d'asile aux conditions matérielles d'accueil dont ils doivent bénéficier, ainsi que leur intégration une fois qu'ils ont obtenu une protection.
Ces atteintes concernent des étrangers qui peinent à accéder à la demande d'asile, faute de parvenir à joindre la plateforme téléphonique de l'Office français de l'immigration et de l'intégration ou à s'adresser aux guichets, des demandeurs d'asile confrontés à des problématiques « Dublin », à la rue ou en situation de précarité du fait du sous-dimensionnement du dispositif d'hébergement dédié, mais aussi des bénéficiaires d'une protection internationale contraints de demeurer dans des campements, des squats ou un habitat précaire en raison de difficultés à accéder aux dispositifs d'aide de droit commun, comme le logement social et le RSA.
Dans tous les cas, les atteintes au droit d'asile maintiennent ces personnes dans des situations précaires. L'existence des campements informels et leur reconstitution continuelle attestent que l'État ne remplit pas ses missions en matière d'hébergement. Tant que les dispositifs – d'urgence ou dédiés aux demandeurs d'asile – sont saturés, il faut considérer qu'ils sont sous-dimensionnés.
Cette saturation a des répercussions en cascade. Les milliers de demandeurs d'asile qui n'accèdent pas au dispositif national d'accueil se reportent, de fait, sur le dispositif généraliste d'hébergement d'urgence, lui-même saturé, et les personnes qui n'accèdent à aucun dispositif, alors que c'est leur droit, sont contraintes de s'établir dans des habitats informels, des squats ou des campements.
Le droit à des conditions matérielles de vie décentes est également bafoué. À défaut de respecter ses obligations en matière d'hébergement, l'État doit, au minimum, garantir les droits fondamentaux des exilés qui sont à la rue, quelle que soit leur situation administrative et quand bien même ils occuperaient illégalement un terrain.
Les droits à l'eau, à l'hygiène et à des conditions de vie décentes se déduisent de nombreux textes internationaux, européens et de droit interne, et renvoient à deux normes juridiques essentielles sur lesquelles je voudrais insister.
Le respect de la dignité de la personne humaine, tout d'abord, est un principe constitutionnel dont les autorités titulaires du pouvoir de police générale sont les garantes. Le Conseil d'État l'a notamment rappelé en 2015, dans une ordonnance relative aux conditions de vie dans le bidonville qui jouxtait le centre Jules-Ferry à Calais, en s'appuyant sur les constats dressés par le Défenseur des droits dans son rapport sur la situation des exilés.
Par ailleurs, toute personne a le droit de ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants. Or le Conseil d'État a considéré à plusieurs reprises, notamment sur la base d'observations formulées par le Défenseur des droits, que l'État, en manquant à ses obligations, exposait les exilés à subir des traitements inhumains et dégradants.
L'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui prohibe de tels traitements, crée des obligations positives pour les États. Leur responsabilité peut être engagée dès lors que leur inaction laisse se pérenniser des situations de dénuement extrême. C'est ce qu'a jugé la Cour européenne des droits de l'homme en juillet 2020, dans une procédure où nous avons agi en qualité de tiers intervenant. Considérant que la France avait manqué à ses obligations, la Cour l'a condamnée pour les conditions d'existence inhumaines et dégradantes de demandeurs d'asile vivant dans la rue.
J'ai pu constater ce caractère inhumain et dégradant lorsque je me suis déplacée à Calais les 22 et 23 septembre derniers et précédemment, au mois de juin, dans la région parisienne. Ce que j'ai vu est très loin de ce qu'impose le respect du principe de dignité : des personnes dormant à même le sol, cachées sous des buissons, chassées tous les deux jours du terrain qu'elles occupent, empêchées de dormir et privées du peu d'affaires qu'elles possèdent.
Par ailleurs, nous constatons régulièrement des atteintes au droit à la protection de la santé. Reconnu par de nombreux textes internationaux, ce droit a été consacré en tant que principe à valeur constitutionnelle. La loi d'orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions en a rappelé l'importance : son article 67 prévoit que l'accès des personnes les plus démunies à la prévention et aux soins est « un objectif prioritaire de la politique de santé ». Pourtant, au fil des visites effectuées, nous constatons que la détérioration de la santé des exilés persiste et même s'amplifie.
D'une part, les pathologies spécifiques de la précarité sociale continuent à être largement répandues dans les campements, notamment les pathologies infectieuses, qu'elles soient d'origine ORL, respiratoires, ophtalmologiques, digestives, dermatologiques ou dentaires, les pathologies traumatiques, consécutives aux parcours migratoires ou aux violences qui marquent la vie quotidienne des migrants, et les souffrances psychiques – troubles psychotraumatiques, troubles du sommeil et syndromes de reviviscence.
D'autre part, la situation médicale globale des campements connaît une détérioration continue qui s'est accrue avec la crise sanitaire. Nous sommes régulièrement alertés par des acteurs de terrain sur des difficultés qui contribuent à cette détérioration : les délais très longs avant l'installation des infrastructures d'hygiène, l'insalubrité de l'environnement et la promiscuité des lieux de vie, la difficulté, voire l'impossibilité, d'appliquer les gestes barrières et l'éloignement des structures de soins, qui favorise le renoncement aux soins et des pratiques inadaptées.
Je voudrais également évoquer la situation des mineurs. Les conséquences des atteintes que je viens de citer frappent tous les exilés et les privent de conditions de vie décentes, mais elles affectent plus durement encore les plus vulnérables d'entre eux, les enfants, qu'ils soient en famille ou non accompagnés.
Dans le cadre des instructions que nous menons et des échanges que nous entretenons avec la société civile, nous avons rencontré beaucoup de mineurs, d'associations leur venant en aide et d'autorités publiques chargées de leur protection. À chaque fois, il est apparu que les constats formulés dans le passé demeuraient d'actualité : les enfants et les jeunes sont laissés à leur sort, car les dispositifs prévus sont largement sous-dimensionnés. Dans une décision rendue le 17 mars dernier, par exemple, j'ai souligné les nombreux manquements d'un département à ses obligations de prise en charge des mineurs non accompagnés.
J'en viens aux facteurs qui tendent à faire perdurer ces atteintes aux droits fondamentaux et à les aggraver.
Bien entendu, les conditions de vie des exilés résidant dans des camps de fortune sont indignes et je ne suis pas favorable à leur maintien en tant que tel. Mais se contenter de démanteler les campements n'est pas une solution. En l'absence de réponses alternatives pérennes et respectueuses des droits fondamentaux, les campements démantelés se reforment. Par ailleurs, les stratégies de dissuasion et d'invisibilisation utilisées pour « lutter » contre la reformation des campements aggravent la situation des exilés. Elles les placent dans des conditions toujours plus précaires, et les atteintes aux droits et à la dignité sont croissantes.
Le premier aspect de ces stratégies que je voudrais évoquer plus particulièrement est le traitement par les forces de police des exilés dans les campements. Face au développement de ces derniers, la réponse des pouvoirs publics paraît reposer essentiellement sur l'emploi des forces de l'ordre, pour protéger les lieux de passage aux frontières, procéder à des contrôles d'identité et à l'éloignement d'étrangers en situation irrégulière ou réaliser des évacuations.
Ce choix des pouvoirs publics peut entraîner des dérives sur le terrain. Il est souvent fait état de manquements à la déontologie de la sécurité – destruction de biens ou recours au gaz lacrymogène à des fins répulsives – lors d'opérations de dispersion menées pour éviter la formation de nouveaux campements ou lors d'évacuations de plus grande ampleur. Par ailleurs, nous avons constaté à plusieurs reprises un recours à des contrôles d'identité à des fins détournées, pour dissuader des exilés d'accéder à des lieux d'aide ou pour évacuer des lieux de vie.
S'agissant des évacuations de campements, je voudrais insister sur plusieurs points que nous rappelons régulièrement. Tout d'abord, les évacuations ne sauraient être mises à exécution avant que les pouvoirs publics aient recherché de véritables solutions alternatives d'hébergement. Les opérations d'évacuation doivent comporter l'organisation d'un accueil durable et digne. À défaut, c'est le droit à la protection du domicile et le droit à ne pas être privé d'abri qui sont bafoués. En outre, aucune évacuation ne doit être réalisée sans que la continuité de l'accès à la scolarité et aux soins soit garantie.
En faisant primer un objectif d'efficacité à court terme sur les droits fondamentaux des étrangers, la chasse aux points de fixation ne peut que mener à une impasse. Dans le cadre des opérations qui sont menées – les évacuations et les contrôles d'identité –, des pratiques telles que l'usage de gaz lacrymogène conduisent à une forme de « criminalisation des étrangers », pour reprendre l'expression employée par Nils Muižnieks, ancien commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe.
En second lieu, les stratégies d'invisibilisation se traduisent par une dissuasion voire une pénalisation de l'aide aux étrangers. Alors qu'ils suppléent les carences des pouvoirs publics, les acteurs de la société civile venant en aide aux migrants – associations ou particuliers – sont confrontés à des entraves et à des intimidations dans leurs interventions.
Les arrêtés portant interdiction de distribution de denrées, qui sont édictés de façon récurrente, illustrent bien la tendance à la dissuasion de l'aide aux étrangers. Depuis 2017, de nombreux arrêtés de ce type ont été pris dans la commune de Calais pour interdire aux associations non mandatées de distribuer des denrées dans certains lieux.
J'ai estimé dans des observations devant le juge des référés du Conseil d'État, compte tenu des constats que j'avais faits lors de ma visite sur place, que ces arrêtés étaient contraires à plusieurs libertés fondamentales. J'ai également considéré qu'ils pouvaient revêtir un caractère discriminatoire dès lors qu'ils visaient principalement à lutter contre les points de fixation, objectif étranger à la sauvegarde de l'ordre public.
Mes observations n'ont pas été suivies d'effet. Par des ordonnances des 22 et 25 septembre 2020, les juges des référés du tribunal administratif de Lille et du Conseil d'État ont successivement rejeté la demande de suspension formulée par les associations. Néanmoins, des procédures au fond demeurent pendantes auprès du tribunal administratif de Lille, puisqu'il s'agissait d'un référé.
Au-delà de ces décisions administratives dissuasives, mon institution s'est inquiétée à plusieurs reprises de cas de pénalisation de l'aide aux migrants qui lui ont été rapportés.
Cette pénalisation s'effectue de plusieurs manières : par des poursuites pour aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, la définition de l'immunité pénale prévue par la loi pour éviter les condamnations de l'aide désintéressée aux migrants devant encore être précisée, mais aussi par la poursuite d'infractions ne concernant pas directement l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers des étrangers. Le but est de dissuader les particuliers, les collectifs et les associations de venir en aide aux étrangers dépourvus de droit au séjour.
Durant l'état d'urgence sanitaire, nous avons ainsi été saisis de verbalisations concernant des membres d'associations. Quelle était leur faute ? Ils assuraient leur mission en utilisant une attestation de leur employeur pour se déplacer pendant le couvre-feu. Des membres des forces de l'ordre ont considéré que les attestations ne pouvaient pas s'appliquer à ce type d'activités.
Pour terminer, je voudrais évoquer le déplacement que j'ai effectué le 3 juin dernier au nord de Paris, avec Jean-François Delfraissy. Nous avons visité un squat à Bobigny et deux campements plus informels, à l'Île-Saint-Denis et à Bobigny. Ce déplacement faisait suite aux évacuations des grands campements d'Aubervilliers et de Saint-Denis qui sont intervenues en juillet et novembre 2020.
Ce que nous avons constaté est, honnêtement, effarant. Du fait des dispersions policières régulières qui visent à éviter la reconstitution de grands campements, les exilés sans abri d'Île-de-France sont contraints de se rabattre vers des lieux de vie encore plus précaires. Ils sont de plus en plus éloignés des lieux d'accueil de jour, des dispositifs d'aide et des lieux de rendez-vous administratifs et médicaux. Ils sont également de plus en plus éloignés de leurs droits. L'accès à la nourriture, à l'eau, à l'hygiène, aux soins et à la demande d'asile est gravement entravé.
Par ailleurs, la fourniture d'un accompagnement juridique, médical et social stable et cohérent est rendue difficile pour plusieurs raisons. D'une part, les aidants peinent à trouver ou à retrouver les exilés, qui sont plus isolés et dispersés. D'autre part, leur dispersion dans plusieurs départements complique la coordination des acteurs. Enfin, les opérations de mise à l'abri accentuent l'instabilité des situations. De façon ponctuelle, ces opérations offrent quelques solutions temporaires, mais elles aboutissent ensuite à la remise à la rue des personnes. Faute de coordination des acteurs et de réflexion concertée pour trouver des solutions pérennes, cela ne permet pas de réduire le nombre d'exilés sans abri.
Dans le questionnaire transmis à mes services, vous m'avez demandé de quantifier le sous-dimensionnement des dispositifs d'hébergement. Je ne suis malheureusement pas du tout en mesure de vous répondre, car mesurer, c'est précisément ce qu'empêchent les stratégies d'invisibilisation. On ne peut pas compter le nombre d'exilés dont le droit à l'hébergement est bafoué parce qu'on s'efforce de les rendre « invisibles ».
Il est temps d'aller à rebours de ce déni pour engager un réel diagnostic des besoins. Il est temps que les administrations travaillent de concert avec les acteurs de terrain pour développer des solutions de prise en charge pérennes et respectueuses des droits fondamentaux des exilés.