L'audition débute à seize heures vingt-cinq.
Nous recevons Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, qui est parmi nous, ainsi que M. Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), et M. Pierre-Henri Duée, président de la section technique du CCNE, qui nous ont rejoints en visioconférence.
Je vous propose de nous présenter, pour commencer, votre vision de la situation et vos travaux, récents ou en cours. Je pense en particulier à la visite conjointe que vous avez faite en Île-de-France le 3 juin dernier.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Claire Hédon, M. Jean-François Delfraissy et M. Pierre-Henri Duée prêtent successivement serment.)
Je vous remercie pour votre invitation. Nous sommes saisis de nombreuses réclamations se rapportant au sujet, vraiment essentiel, sur lequel vous travaillez. Nous intervenons dans le cadre de plusieurs compétences : les relations des usagers avec les services publics, le contrôle de la déontologie des forces de sécurité, la lutte contre les discriminations et la protection des droits des enfants. Parallèlement, nous contribuons à la promotion des droits par des actions de sensibilisation, des avis sur des projets et des propositions de loi, mais aussi par la publication de rapports.
Dans le questionnaire transmis à mes services, vous m'avez notamment interrogée sur les difficultés d'accès aux droits économiques et sociaux, sur l'accès aux soins, au logement, aux formations linguistiques et à l'emploi, ainsi que sur les besoins de publics plus vulnérables tels que les mineurs non accompagnés (MNA) et les femmes migrantes. Je ne pourrai pas évoquer de façon exhaustive tous ces points dans le temps qui m'est imparti.
S'agissant de nos constats et recommandations, permettez-moi de vous renvoyer à plusieurs de nos travaux qui restent largement d'actualité : le rapport sur les droits fondamentaux des étrangers en France, publié en mai 2016, qui rend compte de l'ensemble des obstacles entravant l'accès des étrangers à leurs droits, et le rapport intitulé « Personnes malades étrangères : des droits fragilisés, des protections à renforcer », de 2019, qui porte sur les difficultés rencontrées par les personnes malades étrangères pour accéder à leurs droits.
En ce qui concerne plus spécifiquement les personnes exilées, notre rapport « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais », de 2015, faisait état d'atteintes préoccupantes aux droits fondamentaux. En 2018, le rapport « Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais » a dressé un nouveau bilan, élargi à d'autres territoires tels que Grande-Synthe, Ouistreham et Paris, où les constats n'étaient pas meilleurs, bien au contraire. Ces rapports s'appuyaient notamment sur des constats réalisés lors de visites sur place et sur les saisines qui nous sont adressées.
Afin de nourrir le travail de votre commission, je souhaite vous faire part d'un certain nombre d'observations concernant les atteintes aux droits fondamentaux et la responsabilité des stratégies d'invisibilisation, qui aggravent ces atteintes. Pour terminer, j'aimerais partager avec vous les constats tirés du déplacement que j'ai effectué avec Jean-François Delfraissy dans un squat et deux campements informels situés à Saint-Denis et à Bobigny.
Nous lançons des alertes, depuis plusieurs années, sur les atteintes aux droits fondamentaux, par les décisions que nous adressons aux pouvoirs publics, les observations que nous présentons devant les juridictions ou encore les rapports que nous publions.
Nous ne faisons aucune distinction selon l'origine ou la nationalité des personnes vivant dans des campements informels. Occuper illégalement un terrain ne saurait en aucun cas priver une personne de l'exercice de ses droits les plus fondamentaux. Pourtant, c'est malheureusement ce que nous constatons : les droits de ceux qui vivent dans des camps informels sont sans cesse bafoués.
Je reviendrai sur cinq droits fondamentaux : le droit à un hébergement inconditionnel, le droit d'asile, le droit à des conditions matérielles de vie décentes, le droit à la protection de la santé et les droits des enfants.
Le droit à un hébergement inconditionnel est consacré au niveau législatif par le code de l'action sociale et des familles. La formulation est sans équivoque : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence. » Le caractère inconditionnel de ce droit à l'hébergement ne souffre aucune exception, ni aucune dérogation. La loi précise que seule l'orientation de la personne vers une structure d'hébergement stable ou de soins ou vers un logement adapté à sa situation peut justifier la sortie du dispositif d'urgence.
Face à la saturation actuelle, le juge administratif a pourtant entendu restreindre l'accès à l'hébergement d'urgence des personnes dépourvues de droit au séjour. Le juge tend à réserver cet accès aux personnes qui se trouvent dans une situation de « particulière vulnérabilité », par exemple lorsqu'il y a des enfants en très bas âge ou des personnes gravement malades. Sous couvert d'un principe de réalité, on en vient à moduler un droit inconditionnel selon les contraintes budgétaires de l'administration. Pour tenir compte du manque de moyens, on rogne le droit à l'hébergement.
Le droit d'asile paraît, lui aussi, très souvent méprisé. Nous constatons des atteintes nombreuses qui entravent l'accès des demandeurs d'asile aux conditions matérielles d'accueil dont ils doivent bénéficier, ainsi que leur intégration une fois qu'ils ont obtenu une protection.
Ces atteintes concernent des étrangers qui peinent à accéder à la demande d'asile, faute de parvenir à joindre la plateforme téléphonique de l'Office français de l'immigration et de l'intégration ou à s'adresser aux guichets, des demandeurs d'asile confrontés à des problématiques « Dublin », à la rue ou en situation de précarité du fait du sous-dimensionnement du dispositif d'hébergement dédié, mais aussi des bénéficiaires d'une protection internationale contraints de demeurer dans des campements, des squats ou un habitat précaire en raison de difficultés à accéder aux dispositifs d'aide de droit commun, comme le logement social et le RSA.
Dans tous les cas, les atteintes au droit d'asile maintiennent ces personnes dans des situations précaires. L'existence des campements informels et leur reconstitution continuelle attestent que l'État ne remplit pas ses missions en matière d'hébergement. Tant que les dispositifs – d'urgence ou dédiés aux demandeurs d'asile – sont saturés, il faut considérer qu'ils sont sous-dimensionnés.
Cette saturation a des répercussions en cascade. Les milliers de demandeurs d'asile qui n'accèdent pas au dispositif national d'accueil se reportent, de fait, sur le dispositif généraliste d'hébergement d'urgence, lui-même saturé, et les personnes qui n'accèdent à aucun dispositif, alors que c'est leur droit, sont contraintes de s'établir dans des habitats informels, des squats ou des campements.
Le droit à des conditions matérielles de vie décentes est également bafoué. À défaut de respecter ses obligations en matière d'hébergement, l'État doit, au minimum, garantir les droits fondamentaux des exilés qui sont à la rue, quelle que soit leur situation administrative et quand bien même ils occuperaient illégalement un terrain.
Les droits à l'eau, à l'hygiène et à des conditions de vie décentes se déduisent de nombreux textes internationaux, européens et de droit interne, et renvoient à deux normes juridiques essentielles sur lesquelles je voudrais insister.
Le respect de la dignité de la personne humaine, tout d'abord, est un principe constitutionnel dont les autorités titulaires du pouvoir de police générale sont les garantes. Le Conseil d'État l'a notamment rappelé en 2015, dans une ordonnance relative aux conditions de vie dans le bidonville qui jouxtait le centre Jules-Ferry à Calais, en s'appuyant sur les constats dressés par le Défenseur des droits dans son rapport sur la situation des exilés.
Par ailleurs, toute personne a le droit de ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants. Or le Conseil d'État a considéré à plusieurs reprises, notamment sur la base d'observations formulées par le Défenseur des droits, que l'État, en manquant à ses obligations, exposait les exilés à subir des traitements inhumains et dégradants.
L'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui prohibe de tels traitements, crée des obligations positives pour les États. Leur responsabilité peut être engagée dès lors que leur inaction laisse se pérenniser des situations de dénuement extrême. C'est ce qu'a jugé la Cour européenne des droits de l'homme en juillet 2020, dans une procédure où nous avons agi en qualité de tiers intervenant. Considérant que la France avait manqué à ses obligations, la Cour l'a condamnée pour les conditions d'existence inhumaines et dégradantes de demandeurs d'asile vivant dans la rue.
J'ai pu constater ce caractère inhumain et dégradant lorsque je me suis déplacée à Calais les 22 et 23 septembre derniers et précédemment, au mois de juin, dans la région parisienne. Ce que j'ai vu est très loin de ce qu'impose le respect du principe de dignité : des personnes dormant à même le sol, cachées sous des buissons, chassées tous les deux jours du terrain qu'elles occupent, empêchées de dormir et privées du peu d'affaires qu'elles possèdent.
Par ailleurs, nous constatons régulièrement des atteintes au droit à la protection de la santé. Reconnu par de nombreux textes internationaux, ce droit a été consacré en tant que principe à valeur constitutionnelle. La loi d'orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions en a rappelé l'importance : son article 67 prévoit que l'accès des personnes les plus démunies à la prévention et aux soins est « un objectif prioritaire de la politique de santé ». Pourtant, au fil des visites effectuées, nous constatons que la détérioration de la santé des exilés persiste et même s'amplifie.
D'une part, les pathologies spécifiques de la précarité sociale continuent à être largement répandues dans les campements, notamment les pathologies infectieuses, qu'elles soient d'origine ORL, respiratoires, ophtalmologiques, digestives, dermatologiques ou dentaires, les pathologies traumatiques, consécutives aux parcours migratoires ou aux violences qui marquent la vie quotidienne des migrants, et les souffrances psychiques – troubles psychotraumatiques, troubles du sommeil et syndromes de reviviscence.
D'autre part, la situation médicale globale des campements connaît une détérioration continue qui s'est accrue avec la crise sanitaire. Nous sommes régulièrement alertés par des acteurs de terrain sur des difficultés qui contribuent à cette détérioration : les délais très longs avant l'installation des infrastructures d'hygiène, l'insalubrité de l'environnement et la promiscuité des lieux de vie, la difficulté, voire l'impossibilité, d'appliquer les gestes barrières et l'éloignement des structures de soins, qui favorise le renoncement aux soins et des pratiques inadaptées.
Je voudrais également évoquer la situation des mineurs. Les conséquences des atteintes que je viens de citer frappent tous les exilés et les privent de conditions de vie décentes, mais elles affectent plus durement encore les plus vulnérables d'entre eux, les enfants, qu'ils soient en famille ou non accompagnés.
Dans le cadre des instructions que nous menons et des échanges que nous entretenons avec la société civile, nous avons rencontré beaucoup de mineurs, d'associations leur venant en aide et d'autorités publiques chargées de leur protection. À chaque fois, il est apparu que les constats formulés dans le passé demeuraient d'actualité : les enfants et les jeunes sont laissés à leur sort, car les dispositifs prévus sont largement sous-dimensionnés. Dans une décision rendue le 17 mars dernier, par exemple, j'ai souligné les nombreux manquements d'un département à ses obligations de prise en charge des mineurs non accompagnés.
J'en viens aux facteurs qui tendent à faire perdurer ces atteintes aux droits fondamentaux et à les aggraver.
Bien entendu, les conditions de vie des exilés résidant dans des camps de fortune sont indignes et je ne suis pas favorable à leur maintien en tant que tel. Mais se contenter de démanteler les campements n'est pas une solution. En l'absence de réponses alternatives pérennes et respectueuses des droits fondamentaux, les campements démantelés se reforment. Par ailleurs, les stratégies de dissuasion et d'invisibilisation utilisées pour « lutter » contre la reformation des campements aggravent la situation des exilés. Elles les placent dans des conditions toujours plus précaires, et les atteintes aux droits et à la dignité sont croissantes.
Le premier aspect de ces stratégies que je voudrais évoquer plus particulièrement est le traitement par les forces de police des exilés dans les campements. Face au développement de ces derniers, la réponse des pouvoirs publics paraît reposer essentiellement sur l'emploi des forces de l'ordre, pour protéger les lieux de passage aux frontières, procéder à des contrôles d'identité et à l'éloignement d'étrangers en situation irrégulière ou réaliser des évacuations.
Ce choix des pouvoirs publics peut entraîner des dérives sur le terrain. Il est souvent fait état de manquements à la déontologie de la sécurité – destruction de biens ou recours au gaz lacrymogène à des fins répulsives – lors d'opérations de dispersion menées pour éviter la formation de nouveaux campements ou lors d'évacuations de plus grande ampleur. Par ailleurs, nous avons constaté à plusieurs reprises un recours à des contrôles d'identité à des fins détournées, pour dissuader des exilés d'accéder à des lieux d'aide ou pour évacuer des lieux de vie.
S'agissant des évacuations de campements, je voudrais insister sur plusieurs points que nous rappelons régulièrement. Tout d'abord, les évacuations ne sauraient être mises à exécution avant que les pouvoirs publics aient recherché de véritables solutions alternatives d'hébergement. Les opérations d'évacuation doivent comporter l'organisation d'un accueil durable et digne. À défaut, c'est le droit à la protection du domicile et le droit à ne pas être privé d'abri qui sont bafoués. En outre, aucune évacuation ne doit être réalisée sans que la continuité de l'accès à la scolarité et aux soins soit garantie.
En faisant primer un objectif d'efficacité à court terme sur les droits fondamentaux des étrangers, la chasse aux points de fixation ne peut que mener à une impasse. Dans le cadre des opérations qui sont menées – les évacuations et les contrôles d'identité –, des pratiques telles que l'usage de gaz lacrymogène conduisent à une forme de « criminalisation des étrangers », pour reprendre l'expression employée par Nils Muižnieks, ancien commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe.
En second lieu, les stratégies d'invisibilisation se traduisent par une dissuasion voire une pénalisation de l'aide aux étrangers. Alors qu'ils suppléent les carences des pouvoirs publics, les acteurs de la société civile venant en aide aux migrants – associations ou particuliers – sont confrontés à des entraves et à des intimidations dans leurs interventions.
Les arrêtés portant interdiction de distribution de denrées, qui sont édictés de façon récurrente, illustrent bien la tendance à la dissuasion de l'aide aux étrangers. Depuis 2017, de nombreux arrêtés de ce type ont été pris dans la commune de Calais pour interdire aux associations non mandatées de distribuer des denrées dans certains lieux.
J'ai estimé dans des observations devant le juge des référés du Conseil d'État, compte tenu des constats que j'avais faits lors de ma visite sur place, que ces arrêtés étaient contraires à plusieurs libertés fondamentales. J'ai également considéré qu'ils pouvaient revêtir un caractère discriminatoire dès lors qu'ils visaient principalement à lutter contre les points de fixation, objectif étranger à la sauvegarde de l'ordre public.
Mes observations n'ont pas été suivies d'effet. Par des ordonnances des 22 et 25 septembre 2020, les juges des référés du tribunal administratif de Lille et du Conseil d'État ont successivement rejeté la demande de suspension formulée par les associations. Néanmoins, des procédures au fond demeurent pendantes auprès du tribunal administratif de Lille, puisqu'il s'agissait d'un référé.
Au-delà de ces décisions administratives dissuasives, mon institution s'est inquiétée à plusieurs reprises de cas de pénalisation de l'aide aux migrants qui lui ont été rapportés.
Cette pénalisation s'effectue de plusieurs manières : par des poursuites pour aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, la définition de l'immunité pénale prévue par la loi pour éviter les condamnations de l'aide désintéressée aux migrants devant encore être précisée, mais aussi par la poursuite d'infractions ne concernant pas directement l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers des étrangers. Le but est de dissuader les particuliers, les collectifs et les associations de venir en aide aux étrangers dépourvus de droit au séjour.
Durant l'état d'urgence sanitaire, nous avons ainsi été saisis de verbalisations concernant des membres d'associations. Quelle était leur faute ? Ils assuraient leur mission en utilisant une attestation de leur employeur pour se déplacer pendant le couvre-feu. Des membres des forces de l'ordre ont considéré que les attestations ne pouvaient pas s'appliquer à ce type d'activités.
Pour terminer, je voudrais évoquer le déplacement que j'ai effectué le 3 juin dernier au nord de Paris, avec Jean-François Delfraissy. Nous avons visité un squat à Bobigny et deux campements plus informels, à l'Île-Saint-Denis et à Bobigny. Ce déplacement faisait suite aux évacuations des grands campements d'Aubervilliers et de Saint-Denis qui sont intervenues en juillet et novembre 2020.
Ce que nous avons constaté est, honnêtement, effarant. Du fait des dispersions policières régulières qui visent à éviter la reconstitution de grands campements, les exilés sans abri d'Île-de-France sont contraints de se rabattre vers des lieux de vie encore plus précaires. Ils sont de plus en plus éloignés des lieux d'accueil de jour, des dispositifs d'aide et des lieux de rendez-vous administratifs et médicaux. Ils sont également de plus en plus éloignés de leurs droits. L'accès à la nourriture, à l'eau, à l'hygiène, aux soins et à la demande d'asile est gravement entravé.
Par ailleurs, la fourniture d'un accompagnement juridique, médical et social stable et cohérent est rendue difficile pour plusieurs raisons. D'une part, les aidants peinent à trouver ou à retrouver les exilés, qui sont plus isolés et dispersés. D'autre part, leur dispersion dans plusieurs départements complique la coordination des acteurs. Enfin, les opérations de mise à l'abri accentuent l'instabilité des situations. De façon ponctuelle, ces opérations offrent quelques solutions temporaires, mais elles aboutissent ensuite à la remise à la rue des personnes. Faute de coordination des acteurs et de réflexion concertée pour trouver des solutions pérennes, cela ne permet pas de réduire le nombre d'exilés sans abri.
Dans le questionnaire transmis à mes services, vous m'avez demandé de quantifier le sous-dimensionnement des dispositifs d'hébergement. Je ne suis malheureusement pas du tout en mesure de vous répondre, car mesurer, c'est précisément ce qu'empêchent les stratégies d'invisibilisation. On ne peut pas compter le nombre d'exilés dont le droit à l'hébergement est bafoué parce qu'on s'efforce de les rendre « invisibles ».
Il est temps d'aller à rebours de ce déni pour engager un réel diagnostic des besoins. Il est temps que les administrations travaillent de concert avec les acteurs de terrain pour développer des solutions de prise en charge pérennes et respectueuses des droits fondamentaux des exilés.
Merci, madame la Défenseure des droits, d'avoir dressé un constat sans fard, d'ailleurs tout à fait alarmant, et d'avoir souligné en conclusion la nécessité de travailler de concert – nous en avons également été convaincus par notre déplacement à Calais.
Je donne la parole à M. Jean-François Delfraissy et à M. Pierre-Henri Duée, en les invitant notamment à apporter quelques précisions sur le CCNE en tant que tel.
Je partage à 100 %, voire à 150 %, ce que vient d'indiquer la Défenseure des droits et je pourrais reprendre mot pour mot certains de ses propos.
J'ai été bouleversé lors de notre visite, non pas en tant que président du CCNE ou médecin, mais comme citoyen, de voir comment certains droits étaient bafoués. J'ai également été frappé par l'extrême dignité des personnes que nous avons rencontrées. Nous leur devons un profond respect pour la manière dont elles tentent de s'organiser.
Le CCNE s'intéresse aux enjeux éthiques des grandes questions de santé sous deux angles : les avancées technologiques, comme celles de la génétique, de la procréation et des neurosciences, mais aussi, depuis plusieurs années, les aspects sociétaux, dans le cadre d'une vision globale de la santé allant au-delà de l'hypertechnicité qui s'est développée, c'est-à-dire au sens du bien-être de la personne dans son environnement, qui est celui de la société.
Le CCNE, que j'ai l'honneur de présider depuis quelques années, est une instance indépendante qui a notamment été impliquée dans les états généraux de la bioéthique – lesquels ont précédé, en 2018, la révision de la loi de bioéthique – et qui peut s'autosaisir de certains sujets. Je laisse Pierre-Henri Duée vous en dire davantage sur nos travaux concernant les migrants.
Merci pour votre invitation à nous exprimer sur ces sujets importants.
Jean-François Delfraissy a rappelé la possibilité pour le CCNE de s'autosaisir d'une question. C'est ce que nous avons fait en 2017 s'agissant de la santé des migrants présents sur notre sol et des questions éthiques que cela implique, dans le cadre d'un groupe de travail animé par Jean-Marie Delarue. Nous nous sommes rendus à Calais pour examiner les conditions d'accueil et d'accompagnement.
Dans son avis n° 127, qui est publié sur notre site et conserve une actualité même si quatre années ont passé, le CCNE n'a pas voulu prendre parti sur la dimension politique de cette question complexe, mais il était important de rappeler, comme l'a fait Claire Hédon, qu'il existe des principes incontournables, notamment le respect de la dignité de la personne humaine, qui est prévu par les textes et qui est une des composantes de l'ordre public. Accueillir les migrants, c'est aussi respecter l'ordre public.
Nous avons fait des recommandations concernant en particulier l'accès aux soins, la prise en compte des personnes immigrées dans notre système de santé et la nécessité de pouvoir communiquer avec ces personnes qui, souvent, ne comprennent pas le français – il faut qu'un dialogue puisse s'établir entre le médecin et le patient. Nous avons également mis l'accent sur la solidarité et la fraternité, qui est reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle depuis 2018.
J'en viens à la maraude à laquelle j'ai participé le 3 juin en compagnie de Claire Hédon et de Jean-François Delfraissy. Le principe d'hospitalité a été mis en pratique par des migrants que nous avons rencontrés, malgré leurs conditions d'hébergement déplorables. Le respect de la dignité humaine impose de trouver des solutions alternatives respectant un cadre minimal de bien-être, comme nous l'avons souligné dans l'avis n° 127.
Je suis sorti totalement bouleversé, en tant que citoyen – privilégié, il faut le reconnaître –, de notre maraude en Seine-Saint-Denis. Des gens vivent à côté de nous dans des conditions qui ne sont pas dignes d'un très grand pays tel que la France, qui a toutes les capacités nécessaires pour apporter des réponses au problème, compte tenu du nombre – estimé – des hommes et des femmes qui sont concernés, les conditions de vie de ces dernières étant particulièrement difficiles. À peu près 20 % de ceux qui étaient présents dans le camp que nous avons visité – des personnes plutôt venues d'Afrique de l'Ouest ou de l'Est – avaient un travail. Ils avaient donc réussi à s'intégrer dans une certaine mesure, même s'il s'agit évidemment de travail provisoire.
Comme l'a souligné Claire Hédon, le fait de rendre invisibles et de tenir à distance ces personnes les éloigne beaucoup de l'aide, notamment alimentaire et administrative. Elles doivent parcourir des distances très grandes et sont loin des transports en commun. Beaucoup de choses se faisant désormais sur internet, des questions aussi basiques que celle de savoir où on recharge son téléphone quand il n'y a pas d'électricité se posent également.
J'ai écouté ce que disaient vos précédents interlocuteurs. Les données et même la réflexion viennent essentiellement du ministère de l'intérieur. Il est normal qu'il s'occupe de ce type de questions, mais doit-il être le seul à le faire ? Le ministère des solidarités et de la santé devrait également être un interlocuteur très important, et même dominant, dans ce domaine. Par ailleurs, il y a généralement des pouvoirs et des contre-pouvoirs. L'un des contre-pouvoirs possibles, si je puis dire, consiste à avoir une autre vision, plus universitaire, indépendante, de ce qui se passe réellement, des chiffres et des conditions dans lesquelles on se trouve. La France s'est dotée, après beaucoup de discussions, d'un outil de recherche, l'Institut convergences migrations, qui est dirigé par François Héran, professeur au Collège de France, et par Annabel Desgrées du Loû, membre du CCNE, pour les questions de santé. Une vision universitaire, indépendante au bon sens du terme, doit être prise en compte s'agissant des aspects quantitatifs et qualitatifs.
La situation reste extrêmement complexe en région parisienne, où les personnes se trouvent de plus en plus loin du centre, et elle est également très difficile ailleurs, par exemple à Briançon. Cela doit interpeller chacun d'entre nous. Il serait ridicule de dire que l'administration ne fait pas son job : elle le fait, dans des conditions difficiles, et il faut l'en remercier, mais les migrants sont très éloignés d'elle. Nous devons nous demander s'il est possible de continuer à avoir dans notre pays, en 2021, des situations aussi complexes.
La crise sanitaire a-t-elle aggravé la situation pour les migrants ? Oui et non. C'est une population qui a été très touchée par le covid mais qui, étant jeune, l'a relativement bien toléré. De premières études de séroprévalence montrent que 30 ou 35 % de ces personnes auraient été atteintes. Cette population n'a pas souffert du covid en soi, mais de ses conséquences. L'ensemble du système de soins s'est progressivement sinon arrêté, du moins ralenti, de même que l'accès à d'autres services, notamment administratifs, ce qui a fini de complexifier la situation, en particulier sur le plan sanitaire. Les dernières données montrent que cette population, après un retard initial, est en train d'être vaccinée, notamment grâce à l'action extraordinaire de certains milieux associatifs, qu'il faut encourager sur ce plan.
L'action des associations est admirable. Nous l'avons constaté à Calais, il y a quatre ans, et de nouveau au mois de juin dernier. Il faut construire des solutions pour l'accueil des immigrés. L'une d'entre elles pourrait être d'avoir un peu plus de concertation entre toutes les parties prenantes, les associations, bien entendu, mais aussi les collectivités territoriales, l'État et les comités citoyens. On doit le faire dès maintenant. Le fait migratoire fera partie, demain, de notre sociologie à l'échelle européenne. Il faudrait imaginer dès à présent une concertation à cette échelle pour avoir la possibilité d'accueillir des personnes qui ne viennent pas faire du tourisme, mais pour des raisons de survie – c'est possible à l'échelle du continent.
Nous avons entendu plusieurs universitaires qui nous ont expliqué à quel point les choses ne vont pas et les représentants de la Commission nationale consultative des droits de l'homme que nous venons d'auditionner sont allés dans le même sens. Vous l'avez souligné, madame la Défenseure des droits, la situation n'est pas bonne du point de vue juridique, et il en est de même sur le plan éthique. Vous nous avez dit, monsieur Delfraissy, avoir été bouleversé, en tant que citoyen, par votre récent déplacement. Tous ceux qui se penchent sur le problème, qui vont sur le terrain, qui sont confrontés à la réalité constatent un dysfonctionnement total. Face à ce bilan tout à fait alarmant, il me semble qu'il est urgent d'agir.
Nous sommes ravis de vous accueillir au sein de cette commission d'enquête. Nous considérons que l'accès au droit est un des points les plus importants : en la matière, nous faisons face à d'immenses difficultés et à une véritable complexité. Nous devons formuler des recommandations praticables, acceptables, mesurables et simples à appliquer.
Nous sommes tous des défenseurs des droits, ou nous devrions l'être. Quand on héberge une personne en difficulté, quand on lui assure un logement et un avenir – je connais ici des personnes qui l'ont fait – ou quand on l'oriente sur le plan administratif, on est un défenseur des droits. Je salue toutes les femmes et tous les hommes qui défendent, dans notre territoire, une certaine idée de ce que nous sommes, de ce que nous devrions être et de ce que nous ne devrions absolument pas oublier.
Vous avez répondu à une grande partie des questions que nous vous avions adressées. Je note en particulier que vous ne pouvez pas mesurer le sous-dimensionnement du dispositif d'hébergement. Nous continuerons à chercher des éléments ailleurs.
J'aimerais revenir sur la lutte contre les points de fixation, qui crée des problèmes, par exemple à Grande-Synthe. On a vu ce qui s'est passé il y a deux ans et comment la situation s'aggrave actuellement. Que peut-on faire ? Il y a un début de réponse à différents niveaux, grâce à des personnes qui peuvent accueillir des gens, à l'aide apportée par l'État, à l'orientation qui est assurée et aux expérimentations menées dans certains départements. Nous souhaitons présenter aux administrations, dans notre rapport, des solutions un peu smart.
Vous avez abordé la question des femmes migrantes. En temps de guerre et pendant les périodes de difficultés, les femmes paient toujours un prix très élevé. Nous constatons qu'il y a actuellement de la prostitution et parfois des situations dans lesquelles le suivi médical est inexistant. Ce n'est pas parce qu'il s'agit d'une minorité des personnes que l'on voit à Calais que ce problème n'est pas à prendre en compte.
Nous avons reçu M. François Gemenne, qui nous a dit qu'il faudrait arrêter de montrer des migrants qui ont réussi, comme Kylian Mbappé. Si on veut que les gens comprennent ce que sont les difficultés des migrants, on doit parler de leur vie, des barbelés, du fait qu'ils sont violés et vendus en Libye, du marché qui s'est créé. Plus on lutte contre cette immigration, plus on crée de tels marchés. Des personnes sont prêtes à payer jusqu'à 20 000 euros simplement pour traverser la Manche en speedboat depuis Calais. Il faut présenter des faits réels, mais aussi montrer les motivations des personnes qui arrivent chez nous et ce qu'elles ont vécu. Nous verrons si ce souhait est partagé par tous les membres de la commission.
J'en viens, pour terminer, à la question de l'argent dépensé dans la répression. Je considère que nos policiers sont des femmes et des hommes honnêtes, faisant face à des situations qui ne sont pas simples. Ce ne sont pas des machines, et je veux témoigner de mon respect pour eux, même s'il existe à certains moments des débordements qu'il faut noter. On doit mettre en regard l'argent dépensé dans la politique de répression et celui qui va à l'accompagnement, à la formation ou à l'hébergement. Je pense que la balance penche du côté de la répression, mais j'attends d'avoir des chiffres.
Nous avions conscience de grandes difficultés, mais les entendre énumérées ainsi est accablant. Les personnes précédemment auditionnées ont évoqué le décalage entre la loi « asile et immigration », qui n'est déjà pas brillante, et le traitement administratif réel, qui ne respecte pas ses exigences minimales. Il est en outre désolant de se sentir complices de ce qui se passe aujourd'hui.
Que faire ? Des pistes ont été données concernant le traitement administratif des situations, qui pourrait être plus bienveillant, et le respect du droit. Ainsi, la loi devrait permettre de prendre en charge correctement les mineurs non accompagnés, à condition que les moyens soient au rendez-vous ; encore faudrait-il que les obligations légales soient respectées. Une fois devenus majeurs, ces mineurs peuvent faire l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) alors qu'ils sont en formation ; cela arrive régulièrement. Il faudrait pourtant prendre de tels critères en compte et accorder une attention particulière à ces situations. On nous a aussi parlé lors de l'audition précédente de personnes dites sans papiers et qui travaillent : comment est-il possible que l'on en soit encore là ?
S'agissant de la manière dont la loi pourrait être modifiée, la société civile joue un rôle très important ; qu'on la laisse l'exercer tranquillement, déjà ; en outre, les associations qui hébergent les personnes pourraient le faire davantage encore dans un cadre plus apaisant.
Les situations dont nous parlons témoignent des injustices de notre société ; elles sont encore plus cruelles pour les migrants, mais les difficultés d'accès à l'administration et aux services publics ne se limitent pas à ces derniers, et il faut absolument les traiter pour évoluer vers une société plus humaine.
Enfin, il est indispensable de prendre en charge les problèmes de santé psychologique, véritables bombes à retardement pour la société.
Il y a quelque temps, je me suis rendu porte de la Chapelle avec plusieurs de mes collègues. C'est un spectacle abominable que nous avons vu à l'entrée de Paris, un contraste extraordinaire à douze minutes en taxi de l'Assemblée nationale. Des lois sur l'immigration ont été votées, par nous, par nos prédécesseurs, quelle que soit leur orientation politique, mais nous n'y arrivons pas. Je ne suis pas sûr que la loi de 2018 ait contribué à améliorer les choses ; c'était pourtant notre volonté. Ce constat est désespérant.
Voilà pourquoi nous devons mener notre travail d'enquête, dont la portée est bien plus grande que celle d'une mission d'information, et, quel que soit notre bord politique, comparer le plus objectivement possible les dispositions que nous avons instaurées et la situation à laquelle nous faisons face.
L'accès aux soins est absolument fondamental. C'est notre premier devoir, quelle que soit l'origine des personnes. Quel est votre avis sur ce point ?
Madame la Défenseure des droits, avez-vous observé des disparités d'un département à l'autre dans la prise en charge des mineurs non accompagnés ?
Aux conditions matérielles de vie décentes, ne pourrait-on ajouter le droit au travail ? Nombre de migrants ne peuvent travailler, notamment les demandeurs d'asile faute d'autorisation au début du délai d'examen de leur demande.
Madame la Défenseure des droits, avez-vous également vérifié le respect des droits aux frontières ? Avez-vous reçu des saisines à ce sujet, notamment touchant les mineurs reconduits ?
J'étais la semaine dernière à Grande-Synthe et la précédente à Calais dans le cadre de la commission d'enquête – ce n'était pas la première fois. Je m'étais également rendue dans le campement d'Aubervilliers et à Saint-Denis. De même que beaucoup d'entre nous, je ne découvre donc pas la réalité dont vous nous parlez. Mon investissement à ce sujet est lié à ce que je constate sur le terrain. À cet égard, il est absolument nécessaire de poser le bon diagnostic pour apporter les bonnes solutions.
Madame la Défenseure des droits, vous pointez le non-respect de plusieurs droits, et il est évident que l'on vient surtout vous voir quand les choses vont mal ; mais pouvez-vous également nous faire part de bonnes pratiques, par exemple à l'étranger, dont il serait possible de s'inspirer ?
S'agissant des mineurs non accompagnés, un fichier a été créé, que nous sommes plusieurs ici à avoir combattu ; le projet de loi sur la protection de l'enfance va en outre obliger les départements à l'utiliser sous peine de sanctions financières. Le dispositif était censé permettre de lutter contre le nomadisme des mineurs non accompagnés, mais on constate aujourd'hui, comme à l'époque, que les départements utilisent eux-mêmes ce phénomène et que le fichier, indépendamment de son caractère scandaleux, semble avoir échoué à le combattre. Disposez-vous de chiffres concernant les réévaluations par les départements d'enfants déjà déclarés mineurs ?
Avez-vous des préconisations à formuler, dans le respect du droit, à propos de la santé de ceux que l'on appelle les Marocains de Paris, qui représentent une assez faible proportion des mineurs non accompagnés mais focalisent l'attention de ceux qui se livrent à une instrumentalisation nauséabonde du sujet ? Comment envisager leur prise en charge en psychiatrie et en addictologie ?
Plus généralement, comment pouvons-nous réhabiliter l'humanisme et la défense des droits de l'homme, caricaturés sous le nom terrible de droits-de-l'hommisme ?
Madame la Défenseure des droits, élue marseillaise, j'ai lu avec beaucoup d'attention votre décision relative à l'accueil des mineurs non accompagnés dans le département des Bouches-du-Rhône. Vous y dénoncez très clairement les manquements des acteurs publics, notamment du département lui-même dans l'exercice de sa mission de mise à l'abri des MNA, ce qui porte atteinte aux droits fondamentaux des mineurs et à leur intérêt supérieur. Je partage vos constats : j'ai fait les mêmes sur le terrain, en rencontrant les acteurs institutionnels et les associations qui pallient les dysfonctionnements, ainsi que les jeunes gens victimes de cette maltraitance administrative.
S'agit-il de faits isolés à l'échelle nationale, ou avez-vous fait l'objet dans d'autres départements de saisines identiques qui vous auraient amenée aux mêmes conclusions ?
Vous recommandez au département « d'assurer un véritable pilotage du dispositif d'accueil d'urgence et d'évaluation des mineurs non accompagnés », et à ses services – auxquels j'ajouterais personnellement ceux de la préfecture – « d'initier un travail de réflexion, de concertation et d'échanges, en lien avec les autorités judiciaires ». La présidente du département et le préfet ne sont pas tenus de donner suite avant la mi-juillet, mais avez-vous déjà connaissance de mesures correctives ou d'initiatives de coopération qui permettraient de rendre enfin digne de notre République l'accueil inconditionnel de ces enfants sur notre territoire ?
Au-delà des migrants, le manque d'hébergements concerne beaucoup de personnes en France et le grand nombre de places créées reste en deçà des besoins. Quelles sont vos préconisations pour procéder le plus rapidement possible à des mises à l'abri dans des conditions décentes ?
Les trafics mettent en péril les personnes qui vivent dans des conditions précaires. La réponse que nous apportons au problème est-elle efficace ? Avez-vous des suggestions à ce sujet ? Peut-on s'inspirer d'expériences plus réussies ailleurs ?
En ce qui concerne la sexualité des migrants dans les camps et les lieux d'hébergement, comment garantit-on l'intimité des personnes, ainsi que leur accès à la contraception et à l'interruption volontaire de grossesse ?
Je précise que nous organisons le 7 juillet une table ronde spécifiquement consacrée aux questions de santé et que nous nous rendrons le 8 à la PASS (permanence d'accès aux soins de santé) de l'hôpital Saint-Antoine et au CASO (centre d'accueil, de soins et d'orientation) tout proche tenu par Médecins du monde.
En ce qui concerne l'hébergement et les points de fixation, évacuer les personnes toutes les quarante-huit heures comme je l'ai vu faire à Calais, leur rendre la vie encore plus difficile, ce n'est pas possible, ce n'est pas décent. Il s'agit d'atteintes colossales à la dignité de personnes qui, malgré des conditions d'hébergement indignes, font preuve d'un courage admirable pour essayer d'améliorer le lieu où elles vivent. Un exemple : dans le camp de La Courneuve, il s'est mis à pleuvoir des trombes au moment où nous étions présents ; on a trouvé le moyen de nous mettre à l'abri sous des toiles, dans un petit salon improvisé. Eh bien, cet endroit a été détruit.
L'enjeu est évidemment la création de places d'hébergement, mais la situation du logement est également très tendue en France, au détriment des exilés comme de Français qui attendent un logement social : nous manquons de logements sociaux et très sociaux. Il est donc urgent de construire massivement des logements pour éviter l'engorgement dans les zones d'hébergement, où certaines personnes demeurent plusieurs années, dont certaines en famille, avec des enfants. Dans mes fonctions précédentes, j'ai rencontré des mères d'enfants de quatre ou cinq ans qui, arrivant dans un vrai logement, disaient que c'était la première fois qu'elles pouvaient cuisiner pour leurs enfants : vous rendez-vous compte de ce que cela veut dire ?
En ce qui concerne les femmes migrantes, j'en ai rencontré plusieurs dans le squat de Saint-Denis, où se trouvaient 300 à 400 personnes, majoritairement venues d'Afrique. J'ai en tête une jeune femme de 26 ans, originaire d'Éthiopie, qui a obtenu le statut de réfugiée, qui est donc en situation légale et qui ne savait pas qu'elle avait droit au RSA, alors que c'est ce qui lui permettrait de chercher du travail – une tâche impossible quand on est occupé à survivre au quotidien. Je pense aussi à une jeune maman d'Érythrée, avec une enfant de quatre ans, qui vient de demander l'asile et à une famille du Tchad, dont une jeune fille de 16 ans qui n'a qu'une envie : apprendre, faire des études, devenir médecin.
Jean-François Delfraissy l'a dit : un bon nombre des personnes que nous avons rencontrées travaillent ou veulent travailler. La question du droit au travail pour tous est légitime, car le travail est un moyen d'avoir des revenus suffisants et de s'insérer socialement.
Pour en revenir à l'hébergement, il est indispensable de diagnostiquer et de chiffrer les faits : l'invisibilisation n'est pas sans raison. Vous l'avez dit, et je le confirme, il est profondément perturbant d'être témoin de telles situations si près de chez nous, dans un pays aussi riche que le nôtre. Oui, il faut dire ce qui se passe, et nous ne cessons de parler d'accès au droit, en particulier pour ceux qui en sont le plus éloignés.
S'agissant des droits de l'homme, la défense des droits n'est ni de droite ni de gauche ; elle fait partie de notre Constitution, de notre État de droit, de notre démocratie, de ce qu'est la France. Il est essentiel de le rappeler.
À propos des MNA, j'en ai rencontré la semaine dernière plusieurs dont s'occupe la Croix-Rouge. Deux sont en formation en alternance, donc en voie d'insertion, mais ils n'arrivent pas à ouvrir de compte bancaire. L'un d'eux, en apprentissage depuis onze mois, accumule ainsi des chèques mensuels de 400 euros qu'il ne peut pas toucher ; il est paniqué de voir approcher la date à laquelle le premier de ces chèques ne sera plus valable et son employeur le presse de les encaisser pour des raisons comptables. Il s'agit là de droits de base, qui ne sont tout de même pas si compliqués à respecter ! Pour eux, 400 euros, ce n'est pas rien, et celui dont je parle en est à 4 400 !
En ce qui concerne l'accès aux soins, je vous renvoie à notre rapport de 2019.
Quant aux disparités de prise en charge, elles existent. Je n'aurais pas cité le département qui a été mentionné, puisque nous anonymisons nos décisions. Mais je peux vous communiquer notre récente décision sur l'accueil des MNA que j'ai évoquée dans mon propos introductif. Il est indispensable d'améliorer la coordination et l'accueil, car les jeunes sont victimes d'une perte de chance et de temps alors que tous veulent être formés, travailler et ne surtout pas rester désœuvrés après ce qu'ils ont vécu.
Il a été question des bonnes pratiques et de l'efficacité des lois votées. Mon sentiment est qu'une grande partie de ces lois n'est pas appliquée. L'enjeu est donc leur mise en œuvre sur le terrain plutôt que l'adoption de nouveaux textes qui ne changeront pas la situation s'ils ne sont pas davantage appliqués.
On a parlé à propos des MNA de nomadisme des mineurs, mais qui est capable de citer un chiffre à ce sujet ? Est-ce un fantasme ? Comment peut-on évoquer ce phénomène sans le quantifier ?
Quant au projet de loi sur la protection de l'enfance, nous allons rendre un avis d'ici à demain. Pour nous, il importe de rappeler que la régulation des flux migratoires n'a rien à voir avec la protection de l'enfance.
La question des MNA marocains est très difficile. Je rappellerai trois éléments qu'il faut avoir en tête quand on se demande ce qu'il faut faire : d'abord, ce sont des enfants ; ensuite, ce sont des malades, en situation de poly-addiction ; enfin, ce sont des victimes de traite. Je pourrai vous transmettre quelques-uns de nos avis.
En ce qui concerne la sexualité, j'ai été tentée d'interroger les femmes que nous avons rencontrées dans le squat sur leur parcours migratoire avant d'arriver en France. Il peut durer neuf mois, un an, deux ans, et le nombre de victimes de viols pendant cette période est considérable, femmes et hommes confondus. En outre, pour les femmes victimes de violences, il est très difficile de porter plainte, car elles sont en situation illégale ou délicate et dépendent d'autres personnes.
Quelques éléments pour compléter ce qui a été dit. D'abord, il s'agit d'un problème ancien, qui est irréductible aux enjeux propres à tel ou tel parti politique et qui va continuer de se poser. C'est un constat d'échec. Les conditions diagnostiques s'améliorent, mais nous savons que nous n'en sommes qu'au début d'un processus long. Dans ce contexte, il convient, comme certains d'entre vous l'ont suggéré, d'observer ce qui se passe dans d'autres pays, en particulier en Allemagne et en Angleterre.
S'agissant ensuite de la santé, la population dont nous parlons est globalement jeune et, abstraction faite du covid, dans un état de santé que l'on peut qualifier d'intermédiaire. Elle est très touchée par des maladies sexuellement transmissibles et par des maladies métaboliques, en particulier le diabète, en raison de ses mauvaises conditions d'alimentation. S'y ajoutent les conséquences psychiques de sa situation, soulignées par l'une d'entre vous ; elles sont fondamentales et vont se faire sentir à long terme.
Face à cet état de fait, notre système d'urgence joue pleinement son rôle et est complété par les PASS. Notre pays apporte ainsi des éléments de solution au problème. Mais, dans le même temps, le phénomène de mise à l'écart des migrants les éloigne considérablement des points d'accès aux soins : ils peuvent mettre deux heures à aller consulter, dans des conditions difficiles. À l'origine, avant la crise sanitaire, le projet d'hôpital Grand Paris Nord, situé dans une zone particulièrement problématique et qui concentre une quantité de population migratoire non négligeable, n'incluait aucune entité de prise en charge et de réflexion dédiée. C'est seulement dans un second temps qu'une telle entité a été envisagée par des médecins et des membres du personnel administratif.
S'agissant des femmes, comme l'a dit Claire Hédon, nous avons été très frappés, lors de notre visite, par les conditions dans lesquelles des familles avec de jeunes enfants étaient arrivées là. Comment suivre ces personnes, pour qui, en l'occurrence, la langue n'est pas un problème puisqu'elles parlent français ? Les associations assurent un suivi médical de première nécessité, mais l'éloignement croissant vis-à-vis du système de soins reste un problème.
Le fait de rendre invisibles les personnes immigrées accroît leurs difficultés. Mais nous avons aussi recueilli des témoignages faisant état, ailleurs qu'en région parisienne, de pratiques d'hospitalité. Cela pousse à s'interroger sur la manière dont le fait migratoire est présenté à la société, pour faire évoluer l'accueil et contribuer à rendre leur dignité à des personnes en situation de survie.
Les PASS sont un élément intéressant, mais ont-elles toujours la possibilité d'accueillir les personnes et de traiter l'ensemble de leurs problèmes ? À Calais, il y a quatre ans, nous avons été témoins de difficultés administratives qui peuvent faire obstacle aux bonnes intentions. Peut-être faudrait-il donc s'interroger sur le fonctionnement même des PASS. Il est aussi possible – certaines associations le font – d'aller vers les personnes, grâce à des unités mobiles.
L'une des missions de la Défenseure des droits a trait aux droits de l'enfant et nous examinerons bientôt un texte sur la protection de l'enfance. Le placement des mineurs en rétention administrative existe toujours en France – alors qu'il a disparu dans de nombreux pays européens –, ainsi que le placement des mères sans les enfants. J'aimerais vous réentendre à ce sujet.
Vous avez raison : c'est un vrai problème. Je suis frappée du nombre de courriers que nous devons envoyer aux préfets après avoir été alertés sur la présence d'enfants en centre de rétention administrative. Pas d'enfants dans des centres fermés !
Et c'est délétère pour la santé des enfants, donc contre-productif. Il ne serait pas compliqué de les laisser chez eux et d'y surveiller la famille.
À Mayotte, nous avons été alertés sur la situation d'une maman placée en rétention administrative sans son bébé, qu'elle allaitait ! Ayant un bébé, elle n'aurait déjà pas dû être en CRA ; en plus, elle y a été transférée seule, ce qui a interrompu l'alimentation d'un enfant d'un mois ! Et nous avons vu plusieurs cas similaires. Jusqu'où vont les atteintes aux droits, jusqu'où va l'inhumanité ?
J'en reviens aux bonnes pratiques. Il nous est difficile de citer certains départements en exemple à propos du traitement des MNA, même si la situation est quand même meilleure dans certains d'entre eux que dans d'autres. Je peux vous dire a contrario que l'accès au guichet est un véritable problème : la dématérialisation intégrale des démarches rend très compliqué pour les étrangers de faire valoir leurs droits, comme pour l'ensemble de la population. Nous préconisons donc un accueil physique et téléphonique quoi qu'il arrive : c'est la seule solution.
Une anecdote pour donner une idée des difficultés quotidiennes qu'affrontent les migrants et les exilés : afin de recharger son portable, un jeune venu d'Afghanistan – qui est un demandeur d'asile vivant dans une tente sous un pont à Saint-Denis –, doit aller tous les jours gare du Nord, à pied puisqu'il n'a pas de titre de transport. Le portable, c'est tout pour ces gens : c'est le moyen de faire des démarches, de savoir où on est, où se trouvent les lieux d'alimentation et d'aide. Leur quotidien est très compliqué et entièrement consacré à la survie.
Nous sommes plusieurs ici à nous être rendus à Mayotte, où nous avons visité le CRA et constaté par nous-mêmes la situation. Nous avons aussi visité un collège dont nous avons eu l'impression que les élèves, le matin, allaient plus à la soupe populaire qu'à la cantine. Ils dormaient dehors, dans des carcasses de voiture, et n'avaient pas de chaussures – pourtant, c'est de la République française qu'il s'agit, pas de l'Afrique ! Des propositions ont été faites à ce sujet ; le travail mené par notre collègue Eliaou sera largement soutenu au sein de notre commission d'enquête.
Vous avez beaucoup parlé de dignité – une exigence qui nous anime tous. Concernant les points de fixation, vous avez raison : les solutions individuelles et collectives, notamment au niveau départemental et régional, existent. À cet égard, les préconisations formulées par nos collègues par le passé devraient être reprises et soutenues.
Vous avez également insisté sur la pluridisciplinarité nécessaire de l'approche et sur le fait que face à ces questions complexes, les interlocuteurs que l'on a ne sont pas toujours les bons.
S'agissant du premier accueil, les problèmes administratifs sont au premier plan des travaux de notre commission d'enquête.
Je garde enfin en mémoire ce que vous nous avez dit des femmes – et des hommes – qui subissent viols et traite tout au long de leur parcours. Nous gagnerons en humanité et en compréhension de ce sujet complexe en mettant ces réalités en avant et en montrant à l'opinion publique la vraie vie de ces gens avant leur arrivée et, malheureusement, après.
Concernant Mayotte, je vous renvoie au rapport rendu par mon prédécesseur en février 2020 et intitulé « Établir Mayotte dans ses droits ». Je vous laisserai également des documents, dont un récapitulatif de notre action.
Le respect des droits fondamentaux des étrangers, mais aussi des plus vulnérables et des populations en difficulté, est vraiment le socle de notre société. Ne pas respecter leurs droits porte aussi atteinte au respect de nos propres droits et libertés. Il faut prendre conscience de ce lien, qui vaut également pour la dignité : la nôtre est atteinte quand nous ne respectons pas celle des autres. Je pense que, sur ces questions, la population française est beaucoup plus ouverte qu'on veut l'imaginer. Elle a aussi fait preuve de beaux élans de solidarité, mais on ne les voit pas toujours.
Je souscris à cette conclusion. Cela a été dit, nous avons été bouleversés par ce que nous avons vu lors de notre déplacement du 3 juin. Le respect de la dignité et l'équité ne sont pas au rendez-vous. Or – il faut mieux l'expliquer à la société – le respect de la dignité de la personne humaine fait partie des composantes de l'ordre public. En l'admettant, on peut créer de la solidarité. Le rôle important des associations le montre. Pour cela, il faut mettre en avant des exemples d'accueil, d'intégration, de mise en œuvre du principe de fraternité.
Merci de cet échange très intéressant.
Merci à vous. Madame la Défenseure des droits, beaucoup de gens comptent sur vous et, parmi eux, les étrangers qui s'installent en France ou qui y sont de passage.
La réunion se termine à dix-huit heures