La Turquie est un pays incontournable sur les sujets de migrations. La Turquie compte le plus grand nombre de réfugiés venant de la zone syrienne : le pays enregistre un afflux de 3,5 millions de réfugiés. La population turque a connu une augmentation de 3 % dans un laps de temps très réduit. Nous reconnaissons la charge que supporte Ankara dans l'accueil des réfugiés et nous soutenons la participation de l'Union européenne à cet accueil.
Bien entendu, cette situation crée également un fait politique et génère des risques d'instrumentalisation. Ni la France ni l'Union européenne n'accepteront jamais les tentatives d'utiliser la carte de la migration pour exercer un chantage sur l'Union européenne.
Nous notons actuellement une reprise des flux sur les routes méditerranéennes. Les flux augmentent généralement au début de l'été. Une reprise est également à attendre du fait de la décrue de l'épidémie de Covid-19.
En ce qui concerne nos relations avec la Turquie, notre objectif reste de renforcer le dialogue et la coopération. La Turquie est à la fois un pays de destination et de transit.
La Turquie est tout d'abord un pays de destination. Les migrants qui arrivent en Turquie ne repartent pas nécessairement vers d'autres pays. Depuis 2014, la Turquie est le premier pays hôte au monde, totalisant 4 millions de réfugiés et demandeurs d'asile, soit 4,5 % de la population turque.
La Turquie a accueilli 3,5 millions de Syriens placés sous protection temporaire (un statut ad hoc créé en 2013 par les autorités), 12 000 Syriens titulaires de permis de séjour ordinaires et 100 000 Syriens naturalisés. Cette population est en croissance constante depuis 2011. Par ailleurs, elle est jeune et connaît une démographie dynamique. 684 000 élèves syriens sont scolarisés dans des écoles publiques turques, ce qui représente 64 % du total des Syriens en âge de scolarisation. Sur ce total, seuls 56 000 Syriens vivent dans des camps à proximité de la frontière syrienne. Il s'agit d'une situation très différente de beaucoup d'autres pays de la région.
À la population syrienne s'ajoutent 370 000 bénéficiaires de la protection internationale, alors qu'ils étaient 58 000 en 2011. Parmi ceux-ci, l'on dénombre 170 000 Afghans, 142 000 Irakiens, 39 000 Iraniens et 5 700 Somaliens.
Enfin, 1,1 million d'étrangers titulaires d'un permis de séjour étaient présents sur le sol turc en juin 2021.
Il faut ajouter à ces chiffres les étrangers en situation irrégulière. Nous retiendrons, pour les comptabiliser, le chiffre des interpellations : 122 000 interpellations ont eu lieu en 2020 ; il y en a eu 49 000 de janvier à mai 2021. La référence pré-Covid-19 indique 450 000 interpellations en 2019, dont 200 000 Afghans. À cet égard, les Afghans sont restés la première nationalité à être interpellés en 2020 (ils sont 50 000 sur un total de 122 000), devant les Pakistanais, les Syriens et les Irakiens. Le nombre total réel d'étrangers en situation irrégulière est difficile à connaître, mais il est estimé à au moins un million de personnes.
Bien sûr, les crises migratoires de ces dernières années ont également rappelé que la Turquie est un pays de départ ou de transit vers l'Union européenne. Depuis le début de l'année, les entrées irrégulières dans l'Union européenne en provenance de Turquie ont concerné environ 7 500 personnes, soit une diminution de 42 % par rapport à la même période en 2020. L'on note le développement inquiétant de la route directe vers l'Italie, plus coûteuse, plus dangereuse, mais qui permet de contourner la Grèce – plus de 1 500 personnes sont ainsi entrées directement en Italie par cette voie.
De fortes inquiétudes se font jour aujourd'hui au sujet de l'accroissement des flux vers la Turquie, et donc potentiellement vers l'Union européenne dans les mois qui viennent. Je me suis rendu à Gaziantep il y a quelques semaines et à Van la semaine dernière. Les autorités comme les associations œuvrant à l'aide aux migrants sur le terrain redoutent une forte reprise des mouvements de l'Afghanistan vers la Turquie à partir de l'automne, notamment en raison du retrait américain et international d'Afghanistan et d'une reprise du conflit. La détérioration de la situation économique et sociale des Afghans en Iran est un second facteur d'accélération des départs. Enfin, la situation économique en Turquie constitue également un facteur d'inquiétude. La Turquie a une capacité d'absorption des migrants sans doute sans comparaison par rapport à d'autres situations régionales mais la détérioration de la situation économique en Turquie génère une inquiétude quant à la volonté des migrants de rester en Turquie s'ils n'y trouvent plus de travail.
S'agissant des Syriens, près de 70 % des migrants déjà installés en Turquie disent souhaiter y rester. Beaucoup d'entre eux se sont installés, ont trouvé un travail et ont fondé une famille. Il n'existe à ce jour que peu d'incitation pour eux à rejoindre leur pays d'origine.
L'inquiétude porte sur la poche d'Idlib, contrôlée par les forces turques. 3 millions de personnes, opposantes au régime de Damas, s'y trouvent et ne veulent en aucune façon rentrer en Syrie. Si une opération des forces syriennes et russes sur cette poche d'Idlib avait lieu, elle déclencherait un déplacement massif de ces populations, dont une grande partie est déjà massée à la limite de la frontière turque. C'est pourquoi la communauté internationale et nous-mêmes sommes très préoccupés par la négociation actuellement en cours à New-York de la prolongation de la résolution sur le mécanisme d'acheminement de l'aide humanitaire vers la Syrie. Cette résolution est vitale pour maintenir l'équilibre précaire qui règne aujourd'hui dans la poche d'Idlib sur laquelle le régime de Damas et les Russes exercent des pressions militaires régulières. Aucune opération militaire n'a été lancée à ce jour, mais il est clair qu'une offensive du régime appuyé par les Russes aurait comme conséquence importante un nouvel afflux de réfugiés vers la Turquie, et éventuellement par voie de conséquence, vers l'Union européenne. Nous suivons donc cette situation de près. L'importance de la prolongation de cette résolution est vitale. Elle est actuellement examinée et doit être prolongée d'ici au 10 juillet.
Les autorités turques fournissent de grands efforts pour intégrer et scolariser ces migrants, évidemment avec un fort appui de l'Union européenne. À la suite de la déclaration entre l'Union européenne et la Turquie du 18 mars 2016 a été mise en place la facilité en faveur des réfugiés en Turquie. Si les autorités turques dénoncent régulièrement les lenteurs de la mise en œuvre de l'aide européenne, plus de 4 milliards d'euros ont en réalité déjà été décaissés sur les 6 milliards d'euros de la facilité. Le ralentissement des projets est dû à la pandémie et à la nature du mécanisme qui demande un certain nombre de contrôles, puisque les fonds ne sont pas attribués directement à l'État turc mais passent par des opérateurs internationaux. Nous avons mis en place une nouvelle aide de plus de 500 millions d'euros pour faire la transition entre cette facilité et la suivante, qui est actuellement en préparation à Bruxelles. Une nouvelle aide est prévue pour les quatre années à venir.
La France y prend toute sa part au travers de ses opérateurs. Nous suivons particulièrement trois projets. L'un, coordonné par Expertise France, a été sélectionné fin mai 2019 par la facilité. Il s'agit d'un projet de formation professionnelle pour les jeunes Syriens et Turcs vulnérables. Il vise à renforcer les moyens de subsistance et les perspectives d'emploi pour les réfugiés syriens et pour les communautés d'accueil. Un autre projet, piloté par l'Agence française de développement, couvre la construction de l'hôpital de Dörtyol. Ce projet de 40 millions d'euros doit permettre de soulager la pression pesant sur les infrastructures de santé. L'Agence française de développement soutient également un projet d'adduction d'eau et d'assainissement couplé à une assistance technique dans six provinces turques pour un montant de 147 millions d'euros. Un fort poids pèse sur les municipalités turques. La ville de Gaziantep, par exemple, a accueilli 500 000 réfugiés syriens pour une population totale de 2 millions d'habitants. La ville s'est donc retrouvée à devoir assurer des services pour un quart supplémentaire de sa population.
En conclusion, la déclaration du 18 mars 2016 a permis une nette décrue des arrivées irrégulières dans l'Union européenne en provenance de Turquie. Cela est plutôt une réussite. La Turquie continue de faire face à une pression migratoire importante, mais dont la nature a évolué. Dans la période précédente, les flux provenaient majoritairement de Syrie. Désormais, les flux sont majoritairement constitués par des Afghans, en général entrés de façon irrégulière par la frontière orientale. Certains Africains essaient même désormais de passer la frontière iranienne. Cela montre que les routes du trafic humain cherchent malheureusement toujours de nouveaux moyens de contourner les barrières.
En Turquie, les réfugiés syriens sont largement stabilisés et voient pour beaucoup leur avenir en Turquie. Cela pose un problème social et politique important dans un contexte de dégradation de la situation économique. Les dernières élections municipales au printemps 2019 ont montré que la migration est devenue un thème du débat politique intérieur, autour du discours sur « trop de migrants » dans un contexte économique compliqué. Le risque de tensions sociales internes est bien réel. Cela constitue un élément supplémentaire pesant sur les prises de décisions des autorités turques.
La crise du Covid-19 a fortement fragilisé les populations réfugiées ou migrantes, notamment car ces populations dépendent beaucoup de l'économie informelle. Cela accentue le risque d'incitation au départ. Cela nous conduit à travailler avec la Turquie pour nous assurer que le maintien de l'assistance européenne à la Turquie pour l'accueil des réfugiés continuera de permettre à canaliser ces flux.
Enfin, ce levier migratoire ne peut plus être considéré comme un moyen de pression sur l'Union européenne. La carte de la menace de l'ouverture des frontières ne peut être jouée qu'une fois. Elle ne sera pas facile à remettre en œuvre dans le contexte d'apaisement des relations entre l'Union européenne et la Turquie. Toutefois, le risque d'instrumentalisation reste bien présent.