Intervention de Paul Dourgnon

Réunion du mercredi 7 juillet 2021 à 16h00
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Paul Dourgnon, économiste, directeur de recherche à l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) :

Mes problématiques de recherche portent sur les inégalités sociales de santé et de recours aux soins. Je les étudie essentiellement par le recours à l'évaluation des politiques publiques.

Mon équipe et moi-même nous intéressons depuis une dizaine d'années à la question de la santé et de l'accès aux soins des personnes d'origine étrangère en France. Dans une perspective d'étude des inégalités sociales de santé, nous nous sommes d'abord posé les questions suivantes : la migration (et tous les facteurs liés à la durée de séjour, au pays d'origine, aux motifs de venue) est-elle un déterminant autonome des inégalités de santé ? En d'autres termes, est-on en meilleur ou plus mauvais état de santé que les Français car l'on est étranger ? Ou est-on en meilleur ou plus mauvais état de santé que les Français simplement car en tant qu'étranger, l'on est par exemple plus pauvre et l'on dispose d'un moindre accès à la complémentaire santé ? En bref, s'agit-il d'inégalités autonomes ou ces inégalités en cachent-elles d'autres ? La réponse est qu'il s'agit bien d'inégalités autonomes.

Je pourrais revenir sur ces résultats, mais j'ai préféré concentrer mon propos sur des travaux plus récents portant sur la question des personnes étrangères sans titre de séjour et plus spécifiquement sur le dispositif de l'aide médicale de l'État (AME). Ces travaux ont été menés à partir de 2016 avec Laurence Kotobi et d'autres collègues grâce au soutien de l'agence nationale de la recherche. L'objectif était d'analyser l'AME du point de vue de son accès effectif et de ses effets sur le recours aux soins. Cette démarche ressemble fortement à une évaluation, mais nos travaux n'en sont pas vraiment une car ils ne se sont pas fondés sur l'étude d'un groupe témoin. Nous avons tout de même été capables de monter une enquête auprès de personnes sans titre de séjour à Paris et à Bordeaux.

L'AME existe depuis 2000. Contrairement à tous les autres dispositifs en vigueur, comme la couverture maladie universelle (CMU), la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et les aides au paiement d'une complémentaire santé (ACS), l'AME n'a jamais été évaluée. C'est pourtant le dispositif dont l'on parle le plus et le seul qui pose un vrai débat politique clivant. Les rapports de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'inspection générale des finances (IGF) estimaient qu'il n'était pas possible d'évaluer l'AME car par définition, les sans-papiers ne sont pas des populations mesurables et observables. Je pense qu'il y avait peut-être derrière cela une forme de crainte, car le sujet est tellement sensible qu'il est peut-être plus simple de ne pas l'exposer à une critique trop forte. Contrairement aux autres pays, la France ne dispose d'aucune estimation du nombre de sans-papiers. Les seules données qui sont à notre disposition et utilisées dans le débat public sont le nombre d'assurés à l'AME. Nous souhaitions donc lever ce paradoxe existant du point de vue de la statistique publique.

L'étude a porté sur les personnes éligibles à l'AME, c'est-à-dire les personnes étrangères sans papiers présentes en France depuis plus de trois mois. Le premier résultat important est que cette population est plus hétérogène que nous avons l'habitude de le penser. Un peu moins de la moitié des personnes enquêtées dans le cadre de l'étude sont venues en France avec un titre de séjour légal ; l'autre moitié a franchi les frontières de façon illégale. Il ne s'agit donc pas d'une population entièrement composée de réfugiés. Cette population est composée de personnes jeunes, mais pas seulement. Une grande partie des personnes a moins de 30 ans, mais 20 % du groupe étudié a 50 ans et plus. Ils sont considérés comme primo-arrivants, mais sont parfois présents en France depuis longtemps. Ils proviennent d'Afrique subsaharienne à 60 % et d'Afrique du Nord à 25 %. Ils sont tous précaires : seulement un tiers d'entre eux déclare ne pas avoir vécu de situations d'insécurité alimentaire ou de sous-nutrition au cours de l'année précédente. Une bonne partie d'entre eux habite dans un appartement. La répartition entre les personnes vivant dans un appartement, un foyer, à la rue ou dans un logement précaire est plus équilibrée que l'on peut l'imaginer.

Le premier motif de migration est économique. Le motif de santé n'arrive qu'en quatrième ou cinquième place : environ 10 % des personnes déclarent être venues en France pour des raisons de santé. Derrière le motif de santé se retrouvent des gens qui voulaient se soigner ou bien bénéficier d'un environnement dans lequel ils pourraient se soigner s'ils en avaient besoin.

Le résultat central est que 51 % des migrants sans papiers ont l'AME et que l'autre moitié (49 %) n'en dispose pas. Ces chiffres sont proches de ceux du non-recours à la complémentaire santé. Les plus récents chiffres concernant la CMU font état de 35 % de non-recours au sein de la population éligible, mais ces chiffres étaient proches du ratio 50-50 il y a quelques années.

Un autre élément important est que l'état de santé est peu corrélé au recours à l'AME. Cela nous a vraiment surpris. Nous pouvions nous attendre à ce qu'un migrant arrivé en France, s'il tombe malade, soit en contact avec des services de santé et finisse par obtenir l'AME. Cela n'est pas nécessairement le cas. Parmi les migrants déclarant des maladies chroniques (comme le diabète, par exemple), le taux de personnes non couvertes par l'AME est de l'ordre de 50 %. Il s'agit pourtant de pathologies qui nécessitent des soins. Cette situation révèle un besoin massif de couverture non satisfait.

La population observée est plutôt en plus mauvais état de santé que la population française. Quelques éléments nous permettent de penser que l'état de santé de cette population a tendance à se détériorer à partir de leur arrivée en France. Cela est important car cela doit être mis en regard avec leurs conditions de vie en France.

Le résultat le plus fort concerne les facteurs jouant sur l'accès à l'AME : en la matière, la durée de séjour est la plus déterminante. L'on recense également la distance culturelle (la maîtrise du français, par exemple) et les dimensions de la précarité (les personnes à la rue accèdent beaucoup moins à l'AME). Ce qui tire le plus le recours à l'AME est donc la durée de séjour, mais sans pour autant que cela fasse converger le taux de recours à l'AME à 100 % après cinq ou dix ans. Parmi les personnes en France depuis plus de cinq ans, un gros tiers ne dispose toujours pas de l'AME.

Parmi les personnes ne bénéficiant pas de l'AME, un tiers n'en a jamais entendu parler. Une partie importante a déjà eu accès à l'AME et n'a pas procédé à un renouvellement, soit que les personnes n'en avaient plus besoin sur le moment, soit que c'était trop compliqué.

Beaucoup de personnes disent être « en cours » : soit qu'elles sont en train d'y penser, soit qu'elles rencontrent des difficultés à constituer un dossier. La prise en main administrative du dossier nous paraît importante : le plus souvent, le délai pour accéder à l'AME est entre 2 et 4 mois. Une partie des personnes observées se situe donc dans cet entre-deux. Cela s'explique d'une part par le fait que le système de santé français est complexe et nécessite un apprentissage ; d'autre part, par le fait que les migrants sans papiers ont d'autres motifs d'inquiétudes (trouver un logement, se nourrir) que de s'assurer à l'AME.

Le motif de migration pour raisons de santé n'apparaît que faiblement corrélé à l'accès à l'AME. Les gens qui déclarent être venus en France pour raisons de santé sont entre 60 % et 70 % à accéder à l'AME. Cela signifie que 30 % d'entre eux ne l'ont toujours pas. De plus, les gens n'ont pas systématiquement recours aux soins.

Nous avons conduit d'autres travaux sur le recours aux soins. Nous observons une forme de convergence des personnes bénéficiaires de l'AME vers un recours aux soins standard, c'est-à-dire une consultation chez le médecin généraliste puis chez un médecin spécialiste. Ces personnes ne se rendent pas aux urgences ni à la PASS, ne se tournent pas vers une ONG ou une pharmacie. Par ailleurs, le non-recours total aux soins est beaucoup plus fréquent chez les personnes qui ne disposent pas de l'AME.

En conclusion, le fait de considérer l'AME comme un dispositif d'exception ou transitoire constitue une grave erreur. En 2019, l'Union européenne avait déclaré que la crise des migrants était terminée. Pourtant, les modèles expliquant la migration montrent qu'aucun des déterminants de la migration (différentiels socioéconomiques entre les pays de départ et les pays d'arrivée, crises dans les pays de départ, poids des diasporas dans les pays d'arrivée) n'est susceptible de changer de telle sorte à faire fortement diminuer l'immigration. Il est important de le dire, car ces dispositifs doivent être calibrés de manière à durer dans le temps.

Ce dispositif n'est pas si cher que cela : il représente un milliard d'euros, soit un peu plus de 0,5 % de la consommation totale de biens et services médicaux. Je n'y vois pas matière à se poser des questions de soutenabilité. L'enjeu le plus fort est l'accès aux soins des personnes qui y ont droit car quoi qu'il arrive, ces personnes consommeront des soins. Consommer des soins en passant par les services des urgences n'est pas moins cher ni plus juste et plus efficace. Si l'on veut réfléchir à la prévention de la dépense publique, l'on devrait s'intéresser aux conditions de vie des immigrants en France : leur état de santé semble diminuer à partir de leur arrivée en France. Nous menons actuellement des travaux sur le syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Il apparaît que pour un grand nombre de personnes, les catastrophes vécues sont arrivées en France. Il n'y a aucun doute sur le fait que les conditions de vie des migrants en France impactent leur santé et impacteront à terme les dépenses de santé et les autres dépenses sociales de l'État.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.