La réunion

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La réunion débute à seize heures.

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Nous poursuivons notre série d'auditions consacrées à l'accès aux soins des migrants.

Avant de débuter l'audition, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mmes Barbara Bertini, Laurence Kotobi et M. Paul Dourgnon prêtent serment.

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Barbara Bertini, anthropologue et coordinatrice régionale des PASS franciliennes, ARS Ile-de-France

Je suis coordinatrice régionale des permanences d'accès aux soins de santé (PASS). Ces unités fonctionnelles hospitalières permettent de répondre aux besoins de santé de personnes ayant une couverture médicale incomplète ou ne disposant d'aucune couverture médicale.

En France, 430 PASS généralistes et spécialisées existent. Chaque région exerce une coordination régionale sur ses PASS. Ces coordinations régionales se réunissent et se concertent de façon systématique depuis plusieurs années, dans l'objectif d'harmoniser les pratiques et de faire remonter les problématiques qu'elles rencontrent. Les personnes en grande précarité sont souvent mobiles, cela explique donc également l'intérêt de mener une coordination nationale.

Les PASS offrent un accueil inconditionnel aux personnes en besoin de soins. Un accompagnement social vise à ouvrir des droits et à réorienter les personnes vers les autres dispositifs de droit commun.

Le rapport d'activité indique que la file active nationale des PASS totalisait près de 200 000 personnes en 2019. 70 % de nos files actives sont composées de personnes d'origine étrangère, venant de territoires souvent hors de l'Union européenne.

Au sein du département de la santé publique, une action spécifique est menée en direction des migrants. Les centres d'accueil et d'étude de situations (CAES) comprennent un pôle santé. Les CAES sont spécifiquement destinés aux migrants primo-arrivants. Ceux-ci sont majoritairement des hommes. Ces lieux permettent une mise à l'abri rapide pendant une dizaine de jours, au cours desquels les primo-arrivants peuvent déposer une demande d'asile. Selon la situation administrative, ils seront ensuite réorientés vers d'autres lieux d'hébergement spécifiques à la filière des demandeurs d'asile. Pendant ces dix jours, les infirmières tenant les permanences du pôle santé leur donnent la possibilité de réaliser un bilan infirmier. Des vacations de médecine générale ont également lieu plusieurs fois par semaine.

Les familles et les femmes avec enfants sont hébergées au centre d'hébergement d'urgence pour migrants (Chum) à Ivry-sur-Seine. Pour eux, le temps de résidence sur place est beaucoup plus long. La prise en charge médicale est assurée par des médecins généralistes, des infirmières, des gynécologues, des pédopsychiatres.

Le Samu social de Paris et la Croix-Rouge assurent les permanences santé au sein des CAES et du Chum d'Ivry-sur-Seine. Depuis la création de ce dispositif, nous collectons des données sanitaires anonymisées. Elles sont recueillies par l'observatoire du Samu social. Cela nous donne la possibilité de disposer d'un état des lieux de la santé des migrants primo-arrivants qui transitent par ces sites.

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Je rappelle que nous nous rendrons demain au PASS de l'hôpital Saint-Antoine, pour observer sur le terrain le fonctionnement de ces structures.

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Paul Dourgnon, économiste, directeur de recherche à l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES)

Mes problématiques de recherche portent sur les inégalités sociales de santé et de recours aux soins. Je les étudie essentiellement par le recours à l'évaluation des politiques publiques.

Mon équipe et moi-même nous intéressons depuis une dizaine d'années à la question de la santé et de l'accès aux soins des personnes d'origine étrangère en France. Dans une perspective d'étude des inégalités sociales de santé, nous nous sommes d'abord posé les questions suivantes : la migration (et tous les facteurs liés à la durée de séjour, au pays d'origine, aux motifs de venue) est-elle un déterminant autonome des inégalités de santé ? En d'autres termes, est-on en meilleur ou plus mauvais état de santé que les Français car l'on est étranger ? Ou est-on en meilleur ou plus mauvais état de santé que les Français simplement car en tant qu'étranger, l'on est par exemple plus pauvre et l'on dispose d'un moindre accès à la complémentaire santé ? En bref, s'agit-il d'inégalités autonomes ou ces inégalités en cachent-elles d'autres ? La réponse est qu'il s'agit bien d'inégalités autonomes.

Je pourrais revenir sur ces résultats, mais j'ai préféré concentrer mon propos sur des travaux plus récents portant sur la question des personnes étrangères sans titre de séjour et plus spécifiquement sur le dispositif de l'aide médicale de l'État (AME). Ces travaux ont été menés à partir de 2016 avec Laurence Kotobi et d'autres collègues grâce au soutien de l'agence nationale de la recherche. L'objectif était d'analyser l'AME du point de vue de son accès effectif et de ses effets sur le recours aux soins. Cette démarche ressemble fortement à une évaluation, mais nos travaux n'en sont pas vraiment une car ils ne se sont pas fondés sur l'étude d'un groupe témoin. Nous avons tout de même été capables de monter une enquête auprès de personnes sans titre de séjour à Paris et à Bordeaux.

L'AME existe depuis 2000. Contrairement à tous les autres dispositifs en vigueur, comme la couverture maladie universelle (CMU), la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et les aides au paiement d'une complémentaire santé (ACS), l'AME n'a jamais été évaluée. C'est pourtant le dispositif dont l'on parle le plus et le seul qui pose un vrai débat politique clivant. Les rapports de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'inspection générale des finances (IGF) estimaient qu'il n'était pas possible d'évaluer l'AME car par définition, les sans-papiers ne sont pas des populations mesurables et observables. Je pense qu'il y avait peut-être derrière cela une forme de crainte, car le sujet est tellement sensible qu'il est peut-être plus simple de ne pas l'exposer à une critique trop forte. Contrairement aux autres pays, la France ne dispose d'aucune estimation du nombre de sans-papiers. Les seules données qui sont à notre disposition et utilisées dans le débat public sont le nombre d'assurés à l'AME. Nous souhaitions donc lever ce paradoxe existant du point de vue de la statistique publique.

L'étude a porté sur les personnes éligibles à l'AME, c'est-à-dire les personnes étrangères sans papiers présentes en France depuis plus de trois mois. Le premier résultat important est que cette population est plus hétérogène que nous avons l'habitude de le penser. Un peu moins de la moitié des personnes enquêtées dans le cadre de l'étude sont venues en France avec un titre de séjour légal ; l'autre moitié a franchi les frontières de façon illégale. Il ne s'agit donc pas d'une population entièrement composée de réfugiés. Cette population est composée de personnes jeunes, mais pas seulement. Une grande partie des personnes a moins de 30 ans, mais 20 % du groupe étudié a 50 ans et plus. Ils sont considérés comme primo-arrivants, mais sont parfois présents en France depuis longtemps. Ils proviennent d'Afrique subsaharienne à 60 % et d'Afrique du Nord à 25 %. Ils sont tous précaires : seulement un tiers d'entre eux déclare ne pas avoir vécu de situations d'insécurité alimentaire ou de sous-nutrition au cours de l'année précédente. Une bonne partie d'entre eux habite dans un appartement. La répartition entre les personnes vivant dans un appartement, un foyer, à la rue ou dans un logement précaire est plus équilibrée que l'on peut l'imaginer.

Le premier motif de migration est économique. Le motif de santé n'arrive qu'en quatrième ou cinquième place : environ 10 % des personnes déclarent être venues en France pour des raisons de santé. Derrière le motif de santé se retrouvent des gens qui voulaient se soigner ou bien bénéficier d'un environnement dans lequel ils pourraient se soigner s'ils en avaient besoin.

Le résultat central est que 51 % des migrants sans papiers ont l'AME et que l'autre moitié (49 %) n'en dispose pas. Ces chiffres sont proches de ceux du non-recours à la complémentaire santé. Les plus récents chiffres concernant la CMU font état de 35 % de non-recours au sein de la population éligible, mais ces chiffres étaient proches du ratio 50-50 il y a quelques années.

Un autre élément important est que l'état de santé est peu corrélé au recours à l'AME. Cela nous a vraiment surpris. Nous pouvions nous attendre à ce qu'un migrant arrivé en France, s'il tombe malade, soit en contact avec des services de santé et finisse par obtenir l'AME. Cela n'est pas nécessairement le cas. Parmi les migrants déclarant des maladies chroniques (comme le diabète, par exemple), le taux de personnes non couvertes par l'AME est de l'ordre de 50 %. Il s'agit pourtant de pathologies qui nécessitent des soins. Cette situation révèle un besoin massif de couverture non satisfait.

La population observée est plutôt en plus mauvais état de santé que la population française. Quelques éléments nous permettent de penser que l'état de santé de cette population a tendance à se détériorer à partir de leur arrivée en France. Cela est important car cela doit être mis en regard avec leurs conditions de vie en France.

Le résultat le plus fort concerne les facteurs jouant sur l'accès à l'AME : en la matière, la durée de séjour est la plus déterminante. L'on recense également la distance culturelle (la maîtrise du français, par exemple) et les dimensions de la précarité (les personnes à la rue accèdent beaucoup moins à l'AME). Ce qui tire le plus le recours à l'AME est donc la durée de séjour, mais sans pour autant que cela fasse converger le taux de recours à l'AME à 100 % après cinq ou dix ans. Parmi les personnes en France depuis plus de cinq ans, un gros tiers ne dispose toujours pas de l'AME.

Parmi les personnes ne bénéficiant pas de l'AME, un tiers n'en a jamais entendu parler. Une partie importante a déjà eu accès à l'AME et n'a pas procédé à un renouvellement, soit que les personnes n'en avaient plus besoin sur le moment, soit que c'était trop compliqué.

Beaucoup de personnes disent être « en cours » : soit qu'elles sont en train d'y penser, soit qu'elles rencontrent des difficultés à constituer un dossier. La prise en main administrative du dossier nous paraît importante : le plus souvent, le délai pour accéder à l'AME est entre 2 et 4 mois. Une partie des personnes observées se situe donc dans cet entre-deux. Cela s'explique d'une part par le fait que le système de santé français est complexe et nécessite un apprentissage ; d'autre part, par le fait que les migrants sans papiers ont d'autres motifs d'inquiétudes (trouver un logement, se nourrir) que de s'assurer à l'AME.

Le motif de migration pour raisons de santé n'apparaît que faiblement corrélé à l'accès à l'AME. Les gens qui déclarent être venus en France pour raisons de santé sont entre 60 % et 70 % à accéder à l'AME. Cela signifie que 30 % d'entre eux ne l'ont toujours pas. De plus, les gens n'ont pas systématiquement recours aux soins.

Nous avons conduit d'autres travaux sur le recours aux soins. Nous observons une forme de convergence des personnes bénéficiaires de l'AME vers un recours aux soins standard, c'est-à-dire une consultation chez le médecin généraliste puis chez un médecin spécialiste. Ces personnes ne se rendent pas aux urgences ni à la PASS, ne se tournent pas vers une ONG ou une pharmacie. Par ailleurs, le non-recours total aux soins est beaucoup plus fréquent chez les personnes qui ne disposent pas de l'AME.

En conclusion, le fait de considérer l'AME comme un dispositif d'exception ou transitoire constitue une grave erreur. En 2019, l'Union européenne avait déclaré que la crise des migrants était terminée. Pourtant, les modèles expliquant la migration montrent qu'aucun des déterminants de la migration (différentiels socioéconomiques entre les pays de départ et les pays d'arrivée, crises dans les pays de départ, poids des diasporas dans les pays d'arrivée) n'est susceptible de changer de telle sorte à faire fortement diminuer l'immigration. Il est important de le dire, car ces dispositifs doivent être calibrés de manière à durer dans le temps.

Ce dispositif n'est pas si cher que cela : il représente un milliard d'euros, soit un peu plus de 0,5 % de la consommation totale de biens et services médicaux. Je n'y vois pas matière à se poser des questions de soutenabilité. L'enjeu le plus fort est l'accès aux soins des personnes qui y ont droit car quoi qu'il arrive, ces personnes consommeront des soins. Consommer des soins en passant par les services des urgences n'est pas moins cher ni plus juste et plus efficace. Si l'on veut réfléchir à la prévention de la dépense publique, l'on devrait s'intéresser aux conditions de vie des immigrants en France : leur état de santé semble diminuer à partir de leur arrivée en France. Nous menons actuellement des travaux sur le syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Il apparaît que pour un grand nombre de personnes, les catastrophes vécues sont arrivées en France. Il n'y a aucun doute sur le fait que les conditions de vie des migrants en France impactent leur santé et impacteront à terme les dépenses de santé et les autres dépenses sociales de l'État.

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La commission d'enquête s'est fixée comme objectif de se pencher sur les conditions de vie des personnes étrangères en France.

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Laurence Kotobi, anthropologue à l'université de Bordeaux

Je suis anthropologue de la santé et des migrations, en poste à l'université de Bordeaux depuis 2007. Je viens de devenir professeur des universités sur un poste d'anthropologie de la santé et des migrations.

J'ai ouvert en 2010 l'un des premiers masters sur les questions croisées de santé, migration et médiation à l'université de Bordeaux. Je développe depuis des formations et des recherches en pluridisciplinarité. Au début des années 2000, j'ai été d'abord inscrite dans le laboratoire de recherches de Didier Fassin à Paris 13. Nous avions alors commencé à pointer les liens entre la santé et les migrations. Je suis actuellement rattachée au laboratoire de recherche « Bordeaux population health research centre » de l'institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement (ISPED) à l'université de Bordeaux, qui est affilié à l'institut national convergences migrations ouvert sous la direction de François Héran.

Mes travaux s'inscrivent donc dans le cadre de recherches menées à Paris et dans sa région depuis plus d'une vingtaine d'années et à Bordeaux et sa région depuis une dizaine d'années. Je cherche à décentrer le regard pour essayer de comprendre les phénomènes de façon croisée, en pluridisciplinarité avec des sociologues, des historiens et des économistes de la santé. Nous essayons ainsi de proposer des recherches inédites, permettant de répondre au mieux à la complexité de ces problématiques sociétales. Le travail en pluridisciplinarité permet de comprendre la question des inégalités de santé – qui s'est posée dans les sciences sociales à partir des années 2000 en France – et de mieux saisir ce qui peut expliquer les différences d'accès aux soins : les niveaux socioculturels, les origines, les niveaux d'éducation, le genre, le lieu de résidence (ruralité ou citadinité) et d'autres facteurs.

L'idée est de croiser cela avec la question migratoire, qui a été posée très précisément sous l'angle des étrangers en situation irrégulière en 1999. La CMU et l'AME ont été mises en place la même année. Puisque la CMU signifiait « couverture maladie universelle », il n'était pas vraiment besoin de mettre en place un dispositif supplémentaire. Nous nous avons donc essayé de comprendre la singularité française dans la prise en charge des soins par la sécurité sociale. L'AME est un dispositif direct de l'État, mais qui inscrit dans la loi une différence liée à un critère défini par le statut irrégulier de ces personnes.

Dans les années 2000, l'on parlait de l'immigration ; l'on parle maintenant de migrants et de leurs catégories, comme les mineurs isolés et les mineurs non accompagnés. Cette construction des figures de l'altérité intéresse l'anthropologie politique de la santé. Il s'agit toujours de l'autre, qui nous ressemble étrangement dans ses besoins et son humanité. Nos nombreux travaux de recherche ont pointé l'effet des catégorisations sur les représentations que les différents acteurs peuvent avoir des personnes – les usagers du système de santé, les décideurs, les professionnels de santé, les accompagnants. L'effet de ces catégorisations va être intéressant à détecter s'il agit sur les pratiques d'accompagnement, les pratiques de prise en charge, les pratiques de soins. Nous avons ainsi pu voir l'étiquetage de patients précaires en patients « lourds » car ils vont demander plus d'attention et plus de démarches. Ces patients vont être perçus voire parfois traités de façon différenciée. Cela peut se faire à la fois en leur faveur en cas d'élan humanitaire, ou en leur défaveur en cas de traitements discriminants ou racistes.

La dernière recherche en cours depuis 2016 à Paris et Bordeaux porte sur l'appropriation d'un droit (l'AME) par ses usagers éligibles (les étrangers en situation irrégulière). Nous avons choisi de faire converger les regards par une enquête quantitative par questionnaires, qui est intervenue un peu après le début de notre enquête qualitative. L'enquête qualitative a permis d'orienter l'échantillon et les questions de l'enquête quantitative. L'échantillonnage a été très travaillé et très important : il a intégré un grand nombre de lieux de vie, de passage, de prise en charge. Cela amène à des résultats montrant l'hétérogénéité de ces populations.

L'enquête qualitative s'est appuyée sur beaucoup d'entretiens, suivis parfois sur plus années, avec un dispositif d'interprétariat permettant de conduire les entretiens dans la langue choisie par la personne. Les entretiens ont été complétés par des observations in situ.

Les résultats saillants de cette recherche montrent l'importance de comprendre les parcours. Nous appelons ces parcours des itinéraires thérapeutiques ou des itinéraires de migrations. Il est important de pouvoir singulariser les situations étudiées pour comprendre les processus migratoires et où sont passées les personnes. Cela permet de typologiser différentes situations, de distinguer les étapes vécues et de comprendre les temporalités. Le temps est un déterminant immatériel de la santé. Il est nécessaire pour s'approprier des systèmes. La question du temps, et plus précisément du kairos, c'est-à-dire du temps opportun, est importante dans les phénomènes de santé, pour tout individu et au-delà de la migration. Nous avons ainsi pu documenter les différentes étapes du parcours d'obtention du droit à l'AME et du parcours d'utilisation de ce droit une fois activé. Ces parcours comprennent plus étapes qui prennent du temps – de plus, les délais se sont beaucoup allongés avec la Covid, ce qui maintient les personnes dans des situations d'entre-deux.

Une autre nécessité est de comprendre les logiques en jeu. Il ne s'agit pas seulement des logiques du côté de l'accueil des migrations, mais aussi des logiques à l'œuvre du côté des personnes qui les vivent ou des pays de départ. Les motivations du départ ont donc été intégrées à nos questionnements. En ce sens, il est intéressant de comprendre si la France est un pays d'accueil choisi ou un pays de passage. Il en va de même pour la santé : est-elle une question principale ou secondaire ? Cela permet de distinguer différents profils migratoires. Le rapport à la santé évolue en fonction de notre âge ou de notre genre. Nous cherchons ainsi à comprendre le rapport que les personnes peuvent avoir développé au cours de leurs parcours migratoires vis-à-vis des institutions comme la police des frontières, les soignants, les juges. Tout cela n'est pas séparé. Les interactions et les enchevêtrements sont nombreux dans l'accueil et dans les conditions de vie en général.

Parmi les freins observés, nous avons relevé que les personnes qui arrivent dans le système de santé pour être pris en charge découvrent d'abord la complexité du système de santé et de prise en charge français. Souvent, les personnes sont éligibles à un certain nombre de dispositifs, mais l'accès aux informations est très difficile ; si l'information est communiquée, elle n'est pas toujours claire et elle n'est pas toujours comprise. Nous sommes face à des mondes culturels et des mondes de perception très différents : c'est ce que l'on appelle la littératie. Les personnes doivent s'acculturer à du jargon et à des mécanismes très nouveaux. De plus, l'empilement d'un certain nombre de dispositifs ou de modalités changeants contribue à une forme de brouillage. Par exemple, la CMU est devenue la protection universelle maladie (Puma) depuis plusieurs années, mais les personnes continuent de parler de la CMU. L'on remarque également un épuisement du côté des professionnels et des accompagnants, qui s'y perdent. Cela agit globalement sur la santé mentale des migrants, mais aussi sur l'isolement et l'épuisement.

Il est important de mettre en perspective la méconnaissance du système français avec la question du langage. La littératie dépend du niveau de langage. L'interprétariat en santé a été soutenu par la Haute autorité de santé (HAS) depuis 2017. L'interprétariat doit être réfléchi et appliqué en relation avec la médiation en santé, de façon à pouvoir faciliter et expliciter auprès des personnes les normes de fonctionnement, de pratiques et les valeurs.

Pour améliorer l'accès aux soins en général et réduire les inégalités sociales, il faut agir sur un ensemble de déterminants dont la langue, l'accès au logement, l'accès à l'éducation et l'accès aux informations. Il s'agit d'une fluidification des circuits.

L'étude met en avant le phénomène bureaucratique français et ses nombreux papiers qui ont une valeur particulière. Nous avons pu remarquer que dans un parcours d'obtention, le fait d'obtenir la carte marque une temporalité dans une histoire : le fait que la France ait délivré un papier à ces personnes, qui jusque-là se trouvaient dans l'incertitude, marque une forme d'acceptation de la part de la France. Il s'agit donc, bien au-delà d'obtenir un accès la santé, d'obtenir un droit, d'obtenir une reconnaissance de son existence et de son droit à pouvoir se soigner.

L'enjeu migratoire est très important et est amené à le rester. Compte tenu du contexte climatique, je suis persuadée que les migrations continueront demain. Les questions de l'accueil et du partage des ressources sont des questions fondamentales à penser lorsque l'on essaye d'agir sur ces dispositifs. La question migratoire est un droit humain : nous avons le droit de circuler. La migration a toujours permis de construire des passerelles entre des mondes et des cultures, de produire des choses nouvelles, de transmettre des regards et des savoir-faire qui vont permettre de construire des choses innovantes et d'améliorer notre résilience. Le fait de rencontrer et d'entendre les demandes de ces personnes ne peut donc être qu'enrichissant.

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Je vous félicite pour votre poste de professeur des universités.

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Je vous remercie et je vous félicite également.

Notre commission d'enquête s'est fixée comme règle d'entendre les chercheurs sur ses sujets d'intérêt. Il est très important pour nous de vous entendre dans le débat politique.

Ma première question concerne les femmes migrantes et les mineurs. Il s'agit d'une question posée par Stella Dupont sur la problématique de l'hébergement des mineurs en hôtel.

Vous avez évoqué les barrières linguistiques. Nous avons échangé plus tôt avec des institutionnels qui nous ont indiqué que le ministère de l'intérieur distribuait plusieurs documents traduits en diverses langues étrangères. Quelle est l'effectivité de ce droit réel sur le terrain ?

Je reprends à nouveau une question de Stella Dupont sur la délivrance des médicaments dans les PASS.

Je reviens sur le millefeuille administratif que vous avez mentionné. Celui-ci donne parfois lieu à des demandes aberrantes de documents. Quid de tout cela ? Les dispositifs sont certes complexes, mais comment s'articulent-ils entre eux ? Comment un migrant s'y retrouve-t-il parmi tous ces dispositifs ? L'architecture est-elle lisible pour les personnes migrantes ?

Je m'intéresse également à la comparaison avec d'autres pays européens. Comment la France se positionne-t-elle par rapport à ses voisins ?

Enfin, l'accès à la santé est-il suffisamment garanti dans les centres de rétention administrative (CRA) ?

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Barbara Bertini, anthropologue et coordinatrice régionale des PASS franciliennes, ARS Ile-de-France

Je vous apporterai quelques éléments de réponse brefs, que je compléterai ensuite par écrit.

Nous constatons une augmentation du nombre de femmes qui arrivent au terme de périples migratoires similaires à ceux des hommes, c'est-à-dire des voyages longs traversant plusieurs pays. Depuis quelques années, la proportion des femmes est stable voire augmente par rapport à celle des hommes. À mon arrivée sur ce poste, la file active des PASS était composée à 70 % d'hommes ; aujourd'hui, les ratios d'hommes et de femmes sont équivalents.

Une femme est exposée à des violences et parfois à des tortures ou à de l'emprisonnement lors de son périple migratoire. Elle se trouve dans une vulnérabilité beaucoup plus importante à son arrivée en France. Le taux de grossesse à risque et le nombre d'enfants prématurés sont étroitement corrélés aux situations de vie (mauvaise alimentation, manque d'hébergement, difficultés spécifiques pendant le voyage et à l'arrivée en France).

Le nombre de mineurs non accompagnés augmente, lui aussi, de manière très importante dans nos consultations en PASS. Il s'agit de mineurs non accompagnés, soit en attente du passage d'évaluation auprès de l'aide sociale à l'enfance (ASE), soit de mineurs à qui l'ASE a certifié une non reconnaissance de minorité ou d'isolement. Ils ne sont donc pas reconnus comme des mineurs isolés par l'ASE et se situent souvent dans un « no man's land » administratif. Dans l'attente du recours auprès du juge pour enfants, la seule possibilité d'accès aux soins pour ces mineurs est souvent de se rendre dans les PASS. La circulaire de juin 2013 spécifie clairement que les PASS sont des dispositifs pour les adultes. Mais depuis 2015, face au nombre de mineurs non accompagnés présents sur le territoire national et en région Île-de-France, les PASS prennent en charge des mineurs non accompagnés, avec les difficultés que vous pouvez imaginer, par exemple d'ordre légal dans le cas de certains soins qui nécessitent l'autorisation d'un adulte. Pour les personnes dont la minorité n'a pas été reconnue par l'ASE, la vaccination contre le Covid nécessite par exemple l'accord d'une autorité légale ou parentale. Nous faisons donc face à des difficultés de prise en charge dues à l'écart existant entre les textes de loi et les situations vécues par les personnes.

S'agissant de la barrière de la langue, l'interprétariat professionnel en santé est essentiel. Dans les CAES ainsi que dans le centre d'hébergement d'urgence pour migrants d'Ivry-sur-Seine, des interprètes professionnels font partie de l'équipe d'accueil. Cela est fondamental. La situation est plus compliquée dans les PASS, qui prévoient des accueils sans rendez-vous. Il est impossible d'avoir un interprète à disposition sans savoir quelles personnes vont se présenter. Dans la plupart des cas, nous avons recours à l'interprétariat téléphonique. Mais cela ne résout pas tout. Certaines personnes préfèrent utiliser une langue tierce, car leur langue d'origine cause une réminiscence néfaste. D'une façon générale, l'accès à l'interprétariat constitue une énorme plus-value pour comprendre et se faire comprendre.

Je rebondis sur l'importance de la médiation en santé. S'agissant de la vaccination contre le Covid, nous avons compris l'importance de l'aller vers et de la sensibilisation via la médiation auprès des publics précaires. L'aide des associations de médiation est fondamentale pour introduire et construire la littératie des personnes au sujet de la vaccination. Nous avons créé nous-mêmes des outils partants des questionnements des personnes. Avant de proposer la vaccination, nous avons par exemple organisé des séances avec les comités de résidents des foyers de travailleurs migrants pour consigner les craintes et les questions.

Les temporalités doivent parfois être adaptées aux situations de vie. La santé ne peut pas être la seule réponse à apporter à des difficultés systémiques et complexes comme des soucis de revenus, de statut administratif, d'hébergement, de précarité alimentaire. La réponse sanitaire doit faire partie d'une approche inclusive qui permettra d'agir structurellement sur l'ensemble des déterminants de santé.

S'agissant du millefeuille administratif, je fais la différence entre les situations administratives qui donnent lieu à des couvertures médicales (AME, Puma) et des dispositifs d'accès aux soins pour les personnes en situation de précarité dont font partie les migrants (PASS, équipes mobiles psychiatrie précarité, lits halte soins santé mobiles, appartements de coordination thérapeutiques hors les murs). Il est vrai que beaucoup de dispositifs existent. Dans la pratique, il y a une hybridation et une collaboration très intenses entre tous ces dispositifs. Bien évidemment, les équipes mobiles psychiatrie précarité (EMPP) travaillent avec les PASS, les PASS travaillent avec les associations. Tout cela se passe plutôt bien, voire très bien, sur le terrain.

La situation pose néanmoins un problème de lisibilité de l'ensemble de ces dispositifs pour des acteurs qui ne sont pas spécialistes de la prise en charge des personnes en situation de précarité, comme les assistants sociaux des centres communaux d'action sociale (CCAS) ou les médecins généralistes. Le fait de disposer d'autant de dispositifs constitue un atout, mais ils ne sont pas lisibles. Un choc de simplification serait donc le bienvenu. Évidemment, ce système n'est pas lisible pour les primo-arrivants. Ils ne diront jamais : « je suis suivi à la PASS » ; ils diront plutôt : « je suis suivi dans tel hôpital où l'on ne me demande pas de payer mes soins ».

De plus, depuis 2015, l'on assiste à un afflux de personnes venant de pays nouveaux (Afghanistan, Soudan, Somalie). Pour ces personnes, la représentation du système de santé n'est absolument pas la même que pour les populations venant du Maghreb ou du Mali, qui en plus de parler la langue, bénéficient souvent déjà d'une représentation du système de santé français en raison de la diaspora présente. Pour n'importe lequel d'entre nous, découvrir un nouveau système de santé peut être assez perturbant – a fortiori, cela l'est aussi pour un primo-arrivant qui est allophone et ne connaît pas le système de santé.

Au-delà de l'allophonie, la dématérialisation des démarches peut être un facteur facilitateur pour certains publics, et un obstacle majeur pour d'autres. Nous le voyons dans les démarches d'aller vers pour la vaccination. Certaines personnes nous disent : « Heureusement que des barnums éphémères ont été installés car je n'aurais pas pu ouvrir un compte Doctolib, je n'ai pas de numéro de sécurité sociale ». Or la vaccination est possible même sans compte de sécurité sociale. Des obstacles dans l'accès aux soins existent donc en raison de la fracture numérique voire d'une méconnaissance du fonctionnement du système de santé.

L'accès aux soins dans les CRA est possible pour les personnes retenues du fait de la présence de médecins et de praticiens hospitaliers détachés de l'hôpital. Au niveau national, nous faisons toutefois face à des problèmes importants de remplacement de ressources humaines. Par ailleurs, les personnes détenues et retenues ont fait l'objet d'actions d'aller vers pour la vaccination. Ils sont 21 % à avoir été vaccinés grâce à des actions de promotion de la vaccination au sein des établissements pénitentiaires.

Je reviendrai enfin sur l'état de santé de nos migrants et notamment des mineurs non accompagnés. Ils sont plutôt en meilleure santé que les Français à leur arrivée. La santé se dégrade au fil des années par rapport à l'état initial dans lequel ils sont arrivés. Certains publics sont particulièrement vulnérables en raison d'hépatites, du VIH, de la tuberculose. Le fait de pouvoir promouvoir un dépistage systématique et des soins quand cela est nécessaire est très important.

De notre point de vue en PASS, l'on estime qu'un adulte sur cinq ayant vécu une migration subie présente un état de souffrance psychique. C'est le cas d'un mineur non accompagné sur trois. Mais cela n'est jamais évoqué comme une demande de soins : la souffrance est soit somatisée, soit l'on arrive parfois à comprendre au cours de l'entretien médical que les maux de tête ou de ventre sont dus à une expérience d'emprisonnement ou de violences.

Je n'ai pas compris la question sur les médicaments. La PASS délivre, si nécessaire, des ordonnances. Les ordonnances doivent être présentées à la pharmacie hospitalière. Il peut parfois y avoir des loupés car les consultations sont plus tardives que les horaires d'ouverture de la pharmacie. Bien évidemment, seule la pharmacie de l'hôpital délivre les médicaments ; une ordonnance faite en PASS ne peut pas être traitée par une pharmacie de ville. À ma connaissance, il n'y a pas de refus des médicaments. Globalement, l'accès aux médicaments n'est pas un problème. Les prises en charge d'hospitalisations programmées ou des pathologies très graves ou très lourdes posent plus souvent problème.

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Il ne s'agit pas en effet de l'accès effectif. Ma question portait que le fait que l'on a besoin de financer davantage cela car cela pèse sur les budgets des hôpitaux disposant de PASS.

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Paul Dourgnon, économiste, directeur de recherche à l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES)

Dans le cadre de l'enquête, nous avons collecté les motifs de migration chez les femmes. Les violences dans le couple, et souvent les mutilations sexuelles, reviennent assez fréquemment dans les réponses à cette question. 15 % des personnes nous disent ainsi avoir migré, parmi d'autres raisons, pour des motifs touchant à la sécurité personnelle. Parmi ces motifs revient très régulièrement le cas des mutilations sexuelles, pour soi ou, plus souvent, pour les enfants.

Nous avons commencé à travailler sur le syndrome de stress post-traumatique. Nous avons beaucoup plus fréquemment trouvé des syndromes chez les femmes que chez les hommes, alors que les taux de prévalence entre hommes et femmes sont assez proches.

S'agissant du rôle des services de soin dans l'accès à l'AME, nous observons dans notre enquête que les personnes bénéficiaires de l'AME n'ont pas systématiquement recours aux soins, de même que les personnes non bénéficiaires de l'AME ne sont pas dans une situation de non-recours total aux soins. Les gens qui n'ont pas accès à l'AME ont, pour 90 % d'entre eux, recours aux soins – ils y ont simplement moins recours, ou y ont recours de façon moins structurée, à travers les urgences ou les organisations non gouvernementales (ONG). Ces gens ont donc été mis en contact avec des médecins, des associations ou des PASS au cours des douze derniers mois et n'ont pas accès à l'AME. Ce résultat nous a vraiment questionnés, car nous nous attendions à observer des trajectoires d'accès à l'AME à travers un recours médical. Cela n'est pas systématique. L'information sur les droits doit donc être partagée au sein des populations migrantes, mais aussi auprès des professionnels de soin.

Je suggère deux éléments pour les professionnels de soins. Tout d'abord, promouvoir une meilleure circulation de l'information. Il faut les former, car ils sont moins au courant des dispositifs existants que ce que l'on pourrait penser. Ensuite, garantir la transparence du statut de l'AME. À mon sens, il ne faudrait pas que la carte d'AME soit fondamentalement différente d'une carte de CMU pour le personnel. Ces deux cartes donnent quasiment accès aux mêmes droits ; il n'y a pas de raison de laisser cours à de potentielles différences de traitement en fonction de la carte que l'on présente. La simplification administrative pourrait donc aller dans ce sens.

Je répondrai à la question sur les soins inclusifs et les comparaisons internationales. L'étude internationale « Migrant integration policy index » (MIPEX) vise à comparer les politiques migratoires dans leurs nombreuses dimensions selon un « migrant-friendliness index », c'est-à-dire un index de bienveillance à l'égard des immigrants. Cette étude montre que la France se situe dans le peloton de tête pour ce qui relève des droits théoriques. En termes de droits effectifs, nous ne sommes pas très bons. Nous sommes vraiment en queue de classement en matière d'inclusivité (il s'agit de l'interprétariat, l'aller vers, la médiation) par rapport aux pays anglo-saxons et du nord de l'Europe. Nous sommes également très en retard s'agissant de la connaissance et de la recherche. Nous connaissons mal ces enjeux, mais je dirais même que nous nous interdisons de mieux les connaître. Nous disposons de données (celles de l'AME, celles de l'assurance maladie par exemple) ; nous pourrions les exploiter.

Je conduis actuellement un travail sur l'effet des politiques migratoires sur les états de santé et l'accès aux services de santé des immigrants en Europe (des immigrants légaux, pour la plupart). Nous mesurons la bienveillance de ces politiques selon les indices de MIPEX. Nous observons sans surprise que les pays aux politiques de santé plus ouvertes produisent des immigrants en meilleur état de santé ; mais que les autres politiques publiques (en matière de logement, d'accès à la citoyenneté, de discriminations, par exemple) ont aussi un effet sur la santé des immigrants. L'étude met en avant les déterminants sociaux de la santé : la santé prend ses racines dans les soins certes, mais également dans d'autres aspects comme les conditions de logement, les conditions de travail, les revenus. Ces résultats reposent donc la question de la prise en charge globale, dans une optique de simplification mais aussi d'effets des politiques. Les politiques migratoires qui ne relèvent pas strictement de la santé ont aussi un effet sur l'accès aux soins et sur l'état de santé des immigrants.

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Madame Laurence Kotobi, vous travaillez sur l'articulation entre situation migratoire et recours aux soins. Quels dispositifs sont selon vous à pérenniser ou à soutenir dans le futur ?

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Laurence Kotobi, anthropologue à l'université de Bordeaux

Je rejoins tout à fait les propos de Barbara et de Paul. En complément, il ne faut pas oublier les leviers, c'est-à-dire tout ce qui marche et qui fonctionne. La prise en soins de personnes vulnérables et précaires permet de poser question aux citoyens français. La société civile s'engage à ce sujet. Des professionnels de santé, du social et de l'accompagnement ont des engagements humanitaires, souvent en dehors de leurs casquettes professionnelles. Dans le cadre de la pandémie, nous avons relevé plusieurs élans de solidarité spontanés pour ne pas laisser de côté des personnes dans une situation d'urgence matérielle, sociale ou d'isolement en santé mentale. Ces actions collectives de proximité font partie des leviers.

Nous n'avons pas parlé des étudiants étrangers dans les universités françaises. Ceux-ci connaissent parfois des situations très difficiles, du fait de l'augmentation des frais d'inscription et des conditions de logement et de travail. Ils basculent parfois rapidement dans des situations auxquelles ils ne s'attendaient pas du tout. La solidarité s'organise également dans ces cas à travers des réseaux de sociabilité importants.

Dans le cadre de l'enquête, nous avons vu comment des personnes ont pu accompagner une personne précaire dont ils avaient eu la charge à un moment donné ou avec laquelle ils étaient entrés en contact, pour l'aider à obtenir des médicaments ou l'orienter vers un PASS ou un pharmacien.

Il existe donc des droits, des possibilités, des freins ; en même temps, il y a beaucoup d'incompréhension et de méconnaissance. Les formations constituent donc un levier important. Il faudrait organiser des sensibilisations au sens du soin, de l'accueil, du partage des ressources qui sont limitées. Quels sont les biens communs ? Le système de sécurité sociale est un bien commun. Il n'est peut-être pas perçu comme tel par les Français. Il me semble que la spécificité française est indéniable en la matière en raison de l'accès très particulier et très ouvert au système de sécurité sociale. Il est important de conserver ce levier exceptionnel. Il ne faut pas complètement transformer ce système unique qui renvoie à des valeurs républicaines et qui est le fruit de luttes anciennes.

Nous nous interrogeons actuellement sur l'AME comme outil de médiation. Le dispositif cible une discrimination positive des étrangers en situation irrégulière pour leur fournir un accès au droit dans certaines conditions, et leur permettre d'accéder au droit commun. Ces dispositifs sont malheureusement très nombreux et ne sont pas pensés globalement, il faudrait à mon sens les simplifier ; mais ils recouvrent la notion de médiation et de lien.

Le changement est nécessaire pour trouver des solutions locales, régionales ou territoriales. Des réseaux existent à ces différentes échelles, y compris dans des territoires qualifiés de déserts médicaux. Les dynamiques en place ne relèvent pas forcément de la médecine ou de l'éducation conventionnelles. Elles créent des systèmes de soutien et d'entraide qu'il faudrait valoriser, ne serait-ce par exemple qu'en partageant la parole ou la décision : la démocratie locale sert à cela.

Je conclurai par la barrière de la langue. Nous sommes de plus en plus nombreux en anthropologie à montrer l'intérêt de comprendre et de se faire comprendre. Cela passe par le langage et la symbolique du langage. L'effectivité de ce droit est encore balbutiante en France par rapport à d'autres pays comme le Canada et la Belgique. Les dispositifs sont très hésitants en France et sont souvent réduits à la question du coût de l'interprétariat. Dans le cas d'une enquête sur l'annonce de maladies graves à des populations non francophones, les prestations d'interprétariat n'étaient pas connues des équipes médicales. Pourtant, les interprètes professionnels en santé peuvent intervenir, par exemple grâce à ISM Interprétariat, par téléphone, en présentiel et en visioconférence. Ce service existe depuis cinquante ans. Ces modalités ne sont pas toujours connues et sont mises en concurrence avec les prestations de nouvelles startups qui ne sont pas du tout formées à ces métiers. C'est un point de vigilance important. La discussion économique n'est pas une vraie discussion ; la recherche devrait montrer comment l'interprétariat permet, dès le départ, d'éviter des complications ou des erreurs de diagnostic et de créer du lien.

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Je vous remercie. Il est très important pour nous de disposer de votre retour de terrain et de votre vision globale de ces enjeux. Cela nous permet de saisir le lien entre les soins, l'intégration, la langue, l'accès aux papiers. Comme vous l'avez dit, la délivrance d'un papier a une valeur symbolique forte.

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Cette commission d'enquête a volontairement souhaité construire un lien, qui est aujourd'hui très difficile, entre la politique et la recherche en sciences sociales. Sur de nombreux sujets, mais particulièrement sur celui des politiques migratoires, la recherche fourmille de solutions et de manières de voir. Je fais le vœu pieux que nous puissions enfin retrouver un peu de sérénité dans le lien entre les sciences sociales et la politique. Je vous remercie.

La réunion se termine à dix-sept heures et trente minutes.