Intervention de Laurence Kotobi

Réunion du mercredi 7 juillet 2021 à 16h00
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Laurence Kotobi, anthropologue à l'université de Bordeaux :

Je suis anthropologue de la santé et des migrations, en poste à l'université de Bordeaux depuis 2007. Je viens de devenir professeur des universités sur un poste d'anthropologie de la santé et des migrations.

J'ai ouvert en 2010 l'un des premiers masters sur les questions croisées de santé, migration et médiation à l'université de Bordeaux. Je développe depuis des formations et des recherches en pluridisciplinarité. Au début des années 2000, j'ai été d'abord inscrite dans le laboratoire de recherches de Didier Fassin à Paris 13. Nous avions alors commencé à pointer les liens entre la santé et les migrations. Je suis actuellement rattachée au laboratoire de recherche « Bordeaux population health research centre » de l'institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement (ISPED) à l'université de Bordeaux, qui est affilié à l'institut national convergences migrations ouvert sous la direction de François Héran.

Mes travaux s'inscrivent donc dans le cadre de recherches menées à Paris et dans sa région depuis plus d'une vingtaine d'années et à Bordeaux et sa région depuis une dizaine d'années. Je cherche à décentrer le regard pour essayer de comprendre les phénomènes de façon croisée, en pluridisciplinarité avec des sociologues, des historiens et des économistes de la santé. Nous essayons ainsi de proposer des recherches inédites, permettant de répondre au mieux à la complexité de ces problématiques sociétales. Le travail en pluridisciplinarité permet de comprendre la question des inégalités de santé – qui s'est posée dans les sciences sociales à partir des années 2000 en France – et de mieux saisir ce qui peut expliquer les différences d'accès aux soins : les niveaux socioculturels, les origines, les niveaux d'éducation, le genre, le lieu de résidence (ruralité ou citadinité) et d'autres facteurs.

L'idée est de croiser cela avec la question migratoire, qui a été posée très précisément sous l'angle des étrangers en situation irrégulière en 1999. La CMU et l'AME ont été mises en place la même année. Puisque la CMU signifiait « couverture maladie universelle », il n'était pas vraiment besoin de mettre en place un dispositif supplémentaire. Nous nous avons donc essayé de comprendre la singularité française dans la prise en charge des soins par la sécurité sociale. L'AME est un dispositif direct de l'État, mais qui inscrit dans la loi une différence liée à un critère défini par le statut irrégulier de ces personnes.

Dans les années 2000, l'on parlait de l'immigration ; l'on parle maintenant de migrants et de leurs catégories, comme les mineurs isolés et les mineurs non accompagnés. Cette construction des figures de l'altérité intéresse l'anthropologie politique de la santé. Il s'agit toujours de l'autre, qui nous ressemble étrangement dans ses besoins et son humanité. Nos nombreux travaux de recherche ont pointé l'effet des catégorisations sur les représentations que les différents acteurs peuvent avoir des personnes – les usagers du système de santé, les décideurs, les professionnels de santé, les accompagnants. L'effet de ces catégorisations va être intéressant à détecter s'il agit sur les pratiques d'accompagnement, les pratiques de prise en charge, les pratiques de soins. Nous avons ainsi pu voir l'étiquetage de patients précaires en patients « lourds » car ils vont demander plus d'attention et plus de démarches. Ces patients vont être perçus voire parfois traités de façon différenciée. Cela peut se faire à la fois en leur faveur en cas d'élan humanitaire, ou en leur défaveur en cas de traitements discriminants ou racistes.

La dernière recherche en cours depuis 2016 à Paris et Bordeaux porte sur l'appropriation d'un droit (l'AME) par ses usagers éligibles (les étrangers en situation irrégulière). Nous avons choisi de faire converger les regards par une enquête quantitative par questionnaires, qui est intervenue un peu après le début de notre enquête qualitative. L'enquête qualitative a permis d'orienter l'échantillon et les questions de l'enquête quantitative. L'échantillonnage a été très travaillé et très important : il a intégré un grand nombre de lieux de vie, de passage, de prise en charge. Cela amène à des résultats montrant l'hétérogénéité de ces populations.

L'enquête qualitative s'est appuyée sur beaucoup d'entretiens, suivis parfois sur plus années, avec un dispositif d'interprétariat permettant de conduire les entretiens dans la langue choisie par la personne. Les entretiens ont été complétés par des observations in situ.

Les résultats saillants de cette recherche montrent l'importance de comprendre les parcours. Nous appelons ces parcours des itinéraires thérapeutiques ou des itinéraires de migrations. Il est important de pouvoir singulariser les situations étudiées pour comprendre les processus migratoires et où sont passées les personnes. Cela permet de typologiser différentes situations, de distinguer les étapes vécues et de comprendre les temporalités. Le temps est un déterminant immatériel de la santé. Il est nécessaire pour s'approprier des systèmes. La question du temps, et plus précisément du kairos, c'est-à-dire du temps opportun, est importante dans les phénomènes de santé, pour tout individu et au-delà de la migration. Nous avons ainsi pu documenter les différentes étapes du parcours d'obtention du droit à l'AME et du parcours d'utilisation de ce droit une fois activé. Ces parcours comprennent plus étapes qui prennent du temps – de plus, les délais se sont beaucoup allongés avec la Covid, ce qui maintient les personnes dans des situations d'entre-deux.

Une autre nécessité est de comprendre les logiques en jeu. Il ne s'agit pas seulement des logiques du côté de l'accueil des migrations, mais aussi des logiques à l'œuvre du côté des personnes qui les vivent ou des pays de départ. Les motivations du départ ont donc été intégrées à nos questionnements. En ce sens, il est intéressant de comprendre si la France est un pays d'accueil choisi ou un pays de passage. Il en va de même pour la santé : est-elle une question principale ou secondaire ? Cela permet de distinguer différents profils migratoires. Le rapport à la santé évolue en fonction de notre âge ou de notre genre. Nous cherchons ainsi à comprendre le rapport que les personnes peuvent avoir développé au cours de leurs parcours migratoires vis-à-vis des institutions comme la police des frontières, les soignants, les juges. Tout cela n'est pas séparé. Les interactions et les enchevêtrements sont nombreux dans l'accueil et dans les conditions de vie en général.

Parmi les freins observés, nous avons relevé que les personnes qui arrivent dans le système de santé pour être pris en charge découvrent d'abord la complexité du système de santé et de prise en charge français. Souvent, les personnes sont éligibles à un certain nombre de dispositifs, mais l'accès aux informations est très difficile ; si l'information est communiquée, elle n'est pas toujours claire et elle n'est pas toujours comprise. Nous sommes face à des mondes culturels et des mondes de perception très différents : c'est ce que l'on appelle la littératie. Les personnes doivent s'acculturer à du jargon et à des mécanismes très nouveaux. De plus, l'empilement d'un certain nombre de dispositifs ou de modalités changeants contribue à une forme de brouillage. Par exemple, la CMU est devenue la protection universelle maladie (Puma) depuis plusieurs années, mais les personnes continuent de parler de la CMU. L'on remarque également un épuisement du côté des professionnels et des accompagnants, qui s'y perdent. Cela agit globalement sur la santé mentale des migrants, mais aussi sur l'isolement et l'épuisement.

Il est important de mettre en perspective la méconnaissance du système français avec la question du langage. La littératie dépend du niveau de langage. L'interprétariat en santé a été soutenu par la Haute autorité de santé (HAS) depuis 2017. L'interprétariat doit être réfléchi et appliqué en relation avec la médiation en santé, de façon à pouvoir faciliter et expliciter auprès des personnes les normes de fonctionnement, de pratiques et les valeurs.

Pour améliorer l'accès aux soins en général et réduire les inégalités sociales, il faut agir sur un ensemble de déterminants dont la langue, l'accès au logement, l'accès à l'éducation et l'accès aux informations. Il s'agit d'une fluidification des circuits.

L'étude met en avant le phénomène bureaucratique français et ses nombreux papiers qui ont une valeur particulière. Nous avons pu remarquer que dans un parcours d'obtention, le fait d'obtenir la carte marque une temporalité dans une histoire : le fait que la France ait délivré un papier à ces personnes, qui jusque-là se trouvaient dans l'incertitude, marque une forme d'acceptation de la part de la France. Il s'agit donc, bien au-delà d'obtenir un accès la santé, d'obtenir un droit, d'obtenir une reconnaissance de son existence et de son droit à pouvoir se soigner.

L'enjeu migratoire est très important et est amené à le rester. Compte tenu du contexte climatique, je suis persuadée que les migrations continueront demain. Les questions de l'accueil et du partage des ressources sont des questions fondamentales à penser lorsque l'on essaye d'agir sur ces dispositifs. La question migratoire est un droit humain : nous avons le droit de circuler. La migration a toujours permis de construire des passerelles entre des mondes et des cultures, de produire des choses nouvelles, de transmettre des regards et des savoir-faire qui vont permettre de construire des choses innovantes et d'améliorer notre résilience. Le fait de rencontrer et d'entendre les demandes de ces personnes ne peut donc être qu'enrichissant.

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