Intervention de Camille Schmoll

Réunion du mercredi 1er septembre 2021 à 15h55
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Camille Schmoll, directrice d'études à l'EHESS :

Je travaille depuis vingt ans sur les dynamiques migratoires dans l'espace euro-méditerranéen, et plus particulièrement sur les femmes migrantes originaires d'Afrique subsaharienne et d'Afrique du Nord. J'ai notamment travaillé sur l'arrivée de ces femmes en Europe du Sud, dans ce que nous appelons les « lieux frontières », par exemple la Sicile, Malte et Chypre. J'essaie dans mes travaux de féminiser le regard sur les questions migratoires. Je place au cœur de ma réflexion le corps des femmes, les rapports de genres, la construction des rôles masculins et féminins et les stéréotypes associés aux migrations. Je suis également membre du commissariat scientifique en charge de la refonte de l'exposition permanente du musée national de l'histoire de l'immigration.

Je souhaiterais en premier lieu reprendre quelques idées reçues concernant la migration féminine. Tout d'abord, l'idée demeure bien ancrée que les hommes migrent plus que les femmes. Ce n'est pas vrai, les femmes sont plus nombreuses à migrer que les hommes en Europe aujourd'hui. Les femmes émigrées sont plus nombreuses que les hommes en France. Le préjugé contraire est lié à la fois à nos stéréotypes de genre et à une forme d'invisibilisation des femmes dans l'immigration. Les médias continuent à montrer des images de bateaux pleins d'hommes. Le taux de population féminine immigrée est certes variable selon les nationalités, mais s'agissant du Cameroun, de la Côte d'Ivoire et de la République démocratique du Congo, par exemple, les migrantes femmes sont plus nombreuses. C'est également vrai concernant des pays européens comme la Pologne. Ce phénomène n'est pas récent. Les femmes migrantes étaient déjà pratiquement aussi nombreuses que les hommes au début du 20ème siècle. Les femmes ont toujours été nombreuses, mais souvent effacées du grand tableau des flux migratoires.

En outre, les femmes sont tout aussi initiatrices de leur parcours que les hommes. Ce ne sont pas des « suivantes ». Si certaines femmes utilisent la voie du regroupement familial, cela ne signifie pas qu'elles ne prennent pas d'initiative migratoire. Les catégories liées aux titres de séjour ne doivent être confondues avec les trajectoires migratoires. De plus en plus de femmes migrent seules. Elles sont nombreuses à être « pionnières », initiatrices de regroupements familiaux, y compris de l'autre côté, vers leur pays d'origine. Elles sont également nombreuses à partir seules ou seules avec des enfants.

Une autre idée reçue est que les femmes travailleraient moins que les hommes. Elles effectuent surtout des travaux peu visibles en tant qu'aide-soignante, auxiliaire de vie, femme de ménage, aide à domicile, nounou. Par ailleurs, elles sont nombreuses à exercer un travail non déclaré, et ce en raison de la précarité de leur statut. Les femmes ne sont pas non plus peu qualifiées. En revanche, elles sont davantage « déqualifiées » par la migration que les hommes. Une autre idée reçue est que ces femmes seraient uniquement des victimes ou des héroïnes. Bien sûr, elles ont vécu des violences liées à leur sexe et elles prennent des risques, mais elles ont également une grande autonomie. Il est important de décrire les parcours de façon précise et nuancée en évitant les clichés.

Les raisons du départ sont complexes et dépendent de la situation d'origine. On peut fuir une guerre civile, un régime autoritaire, une situation politique instable ou une crise économique. On observe surtout dans les causes du départ un entrelacs de motifs, dont certains sont liés au genre. Dans la plupart des cas, la migration ne peut être rattachée à une cause unique. Les raisons liées au genre sont par exemple un mariage violent, la crainte d'un mariage arrangé ou de mutilations génitales des filles. D'autres raisons ont trait aux modifications des rapports de genres dans le pays de départ, l'avancée de l'âge du mariage, la croissance du nombre de femmes célibataires, par exemple.

Quoique les départs soient motivés par des raisons nombreuses et variées, et notamment des questions liées au genre, ils ne reposent pas moins sur un projet migratoire. Ce dernier évolue au fil de la trajectoire et se recompose. Les femmes qui suivent, selon le vocable de Frontex, des « trajectoires irrégulières », subiront en route des violences liées au genre parfois extrêmement fortes. L'expérience commune de la traversée des frontières est, d'une part, insuffisamment prise en charge en France, et d'autre part, liée à la politique migratoire conduite aux frontières de l'Europe. Les motivations de la migration se complexifient au fil de la trajectoire, parfois suivie durant plusieurs années.

J'en viens au second volet de mon intervention, la trajectoire migratoire comme facteur de « vulnérabilisation ». De manière générale, les migrantes vivent des traversées périlleuses, au cours desquelles elles prennent beaucoup plus de risques que les hommes et sont plus nombreuses à mourir. Il convient de se demander pourquoi.

L'externalisation du contrôle migratoire vers les pays tiers a induit une répétition de l'expérience frontalière. Qu'il s'agisse du désert, de la mer ou autre, les formes de violence subies se répètent au cours des traversées, infligées notamment par les passeurs, les gardes-frontières, les milices ou les garde-côtes. Ce phénomène résulte fondamentalement de la difficulté de migrer par voie légale. Nous sommes confrontés à une dynamique globale d'« illégalisation » de la migration. Durant ces trente dernières années, les migrants ont petit à petit emprunté des voies irrégulières de passage, car la voie régulière devenait de plus en plus difficile à suivre. Les voyages, longs et coûteux, nécessitent que l'on s'en remette à des réseaux de passage, ce qui accroît le risque d'être victime des réseaux de traite et d'exploitation. Cela augmente le coût économique et humain de la migration en général. Les femmes peuvent subir en route l'emprisonnement, la prise d'otage, les violences sexuelles et l'esclavage. Un certain nombre d'entre elles tombent enceintes au cours de leur migration et gardent ainsi une trace indélébile de leur passage.

Le moment le plus difficile pour les femmes venant d'Afrique subsaharienne est la traversée de la Libye. On peut s'interroger sur l'opportunité de maintenir une coopération migratoire avec la Libye aujourd'hui, étant donné que ce pays pratique la torture et la violence. Il s'agit sans doute de l'un des grands scandales actuels en matière de politique migratoire. Malheureusement, les femmes subissent encore à leur arrivée un certain nombre de situations renforçant leur précarité et leur vulnérabilité. Par exemple, lorsqu'elles parviennent au sud de l'Europe, les femmes ne bénéficient pas d'une prise en charge médicale et psychologique suffisante. Aucun dispositif de lutte contre la traite n'est mis en place. Les conditions contraignantes de la convention de Dublin conduisent parfois ces femmes à tenter d'échapper au dispositif de demande d'asile, ce qui les place en situation de précarité. Nombre de femmes que j'ai rencontrées au sud de l'Europe se sont rendues ailleurs. Certaines femmes considèrent que leur avenir est obéré par la prise de leurs empreintes digitales. Plusieurs d'entre elles ont été renvoyées à Malte dans le cadre du règlement de Dublin. Certaines d'entre elles, se trouvant actuellement en France, ne peuvent déposer ni demande d'asile ni demande de titre de séjour en raison du règlement de Dublin. Cela accroît leur vulnérabilité, notamment face à ceux qui les hébergent. Constat plus grave encore, il n'y a pas de reconnaissance des violences qui ont été vécues. L'examen de la demande d'asile est essentiellement lié aux violences ou à la crainte des persécutions subies dans le pays d'origine, mais les violences subies en route demeurent un gros problème. Ces femmes, qui n'étaient peut-être pas en condition de demander l'asile lorsqu'elles ont quitté leur pays, se retrouvent, du fait de leur trajectoire, dans des situations qui requièrent un dispositif de protection.

En ce qui concerne la question des ressources, je ne souscris pas à une approche exclusivement victimaire de la situation des migrantes. Les personnes qui choisissent de migrer ont de nombreuses ressources, sans quoi elles ne pourraient pas partir. Elles ont souvent un certain niveau d'éducation, de nombreuses compétences et une aptitude à apprendre. Elles ont également noué des relations en Europe, avec des voisins, des amis ou une famille, sur lesquelles s'appuyer. Elles sont ainsi capables de s'intégrer une fois arrivées. Les objectifs d'une politique publique raisonnable en matière de migration seraient de les accompagner dans cette reconstruction par rapport aux traumatismes vécus en route, et de favoriser leur intégration. Or, souvent, tout est fait en dépit du bon sens. Par exemple, vous ne pourrez pas rejoindre vos proches, vous ne pourrez pas rejoindre les lieux dans lesquels vous savez que vous serez accueillis ou que vous trouverez du travail. Les regroupements familiaux sont assez compliqués dans le cadre du règlement de Dublin.

Par ailleurs, les personnes n'ont pas nécessairement un projet d'installation à long terme. Elles aspirent comme vous et moi à pouvoir circuler et se déplacer. C'est une raison pour laquelle certaines femmes ne souhaitent pas déposer de demande d'asile. Si elles mènent cette démarche, elles ne pourront plus rentrer au pays ni voir leurs enfants. Si les personnes avaient accès à un statut légal, cela faciliterait notoirement leur existence quotidienne et les aiderait à bâtir des projets. Je vous renvoie sur ce point aux études de l'INET sur les femmes migrantes, qui expliquent comment certaines femmes, une fois en possession de leurs papiers, choisissent de rentrer dans leur pays ou de circuler. Les papiers permettent de se projeter dans un espace plus large que le pays d'accueil. Lorsqu'une crise importante survient, comme celle que nous vivons, il est possible d'envisager un retour temporaire au pays parmi les siens, plutôt que de devoir rester à la rue en France.

Pour conclure, s'agissant de la question européenne, je ne peux qu'encourager une authentique solidarité entre États, mais aussi vis-à-vis des États de départ et de transit. Il faut être capable de construire une Europe de l'asile, mais si celle-ci se limite à des réunions des ministres de l'Intérieur de l'Union européenne, cela posera problème. En tout état de cause, nous devons soutenir les initiatives de relocalisation et de réinstallation, qui sont des canaux sûrs pour les personnes engagées sur des trajectoires périlleuses. Si les femmes migrent moins que les hommes parmi les Afghans, cela tient à la difficulté des routes. Les réinstallations depuis les pays tiers permettraient donc à des femmes de partir. Pour le moment, on n'est pas très proactif en termes de réinstallation.

Réinstallation, protection temporaire, visa humanitaire, différents moyens permettraient de promouvoir des voies légales. Il convient également d'arrêter de réduire la question migratoire à un enjeu de sécurité. Nous devons accorder aux migrants le bénéfice de l'indépendance et valoriser les canaux qui la rendent possible. Il faut enfin permettre aux personnes de migrer légalement et de régulariser leur séjour, car cette situation offre du même coup des possibilités de retour et de circulation. Un certain nombre de femmes sont revenues au pays dans le cadre de programmes de retour volontaire, avant de repartir sur les routes de la migration. La notion de retour « sédentaire » conduit à penser que les personnes doivent rester où elles sont sans bouger. L'idée de réinstallation ainsi conçue est problématique de mon point de vue. Il convient donc d'être très vigilant vis-à-vis des programmes de retour volontaire. Certaines femmes les suivent faute d'alternative, mais repartent sur les routes de la migration dès qu'elles en ont la possibilité.

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