La réunion

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La réunion débute à quinze heures cinquante cinq

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Au préalable, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mmes Camille Schmoll et Armelle Andro prêtent serment.)

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Depuis le début des travaux de notre commission, nous avons accordé une importance primordiale aux témoignages des chercheurs, des scientifiques et des personnes qui travaillent hors de la sphère médiatique sur le sujet qui nous occupe. Nous sommes donc très heureux de vous accueillir.

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Camille Schmoll, directrice d'études à l'EHESS

Je travaille depuis vingt ans sur les dynamiques migratoires dans l'espace euro-méditerranéen, et plus particulièrement sur les femmes migrantes originaires d'Afrique subsaharienne et d'Afrique du Nord. J'ai notamment travaillé sur l'arrivée de ces femmes en Europe du Sud, dans ce que nous appelons les « lieux frontières », par exemple la Sicile, Malte et Chypre. J'essaie dans mes travaux de féminiser le regard sur les questions migratoires. Je place au cœur de ma réflexion le corps des femmes, les rapports de genres, la construction des rôles masculins et féminins et les stéréotypes associés aux migrations. Je suis également membre du commissariat scientifique en charge de la refonte de l'exposition permanente du musée national de l'histoire de l'immigration.

Je souhaiterais en premier lieu reprendre quelques idées reçues concernant la migration féminine. Tout d'abord, l'idée demeure bien ancrée que les hommes migrent plus que les femmes. Ce n'est pas vrai, les femmes sont plus nombreuses à migrer que les hommes en Europe aujourd'hui. Les femmes émigrées sont plus nombreuses que les hommes en France. Le préjugé contraire est lié à la fois à nos stéréotypes de genre et à une forme d'invisibilisation des femmes dans l'immigration. Les médias continuent à montrer des images de bateaux pleins d'hommes. Le taux de population féminine immigrée est certes variable selon les nationalités, mais s'agissant du Cameroun, de la Côte d'Ivoire et de la République démocratique du Congo, par exemple, les migrantes femmes sont plus nombreuses. C'est également vrai concernant des pays européens comme la Pologne. Ce phénomène n'est pas récent. Les femmes migrantes étaient déjà pratiquement aussi nombreuses que les hommes au début du 20ème siècle. Les femmes ont toujours été nombreuses, mais souvent effacées du grand tableau des flux migratoires.

En outre, les femmes sont tout aussi initiatrices de leur parcours que les hommes. Ce ne sont pas des « suivantes ». Si certaines femmes utilisent la voie du regroupement familial, cela ne signifie pas qu'elles ne prennent pas d'initiative migratoire. Les catégories liées aux titres de séjour ne doivent être confondues avec les trajectoires migratoires. De plus en plus de femmes migrent seules. Elles sont nombreuses à être « pionnières », initiatrices de regroupements familiaux, y compris de l'autre côté, vers leur pays d'origine. Elles sont également nombreuses à partir seules ou seules avec des enfants.

Une autre idée reçue est que les femmes travailleraient moins que les hommes. Elles effectuent surtout des travaux peu visibles en tant qu'aide-soignante, auxiliaire de vie, femme de ménage, aide à domicile, nounou. Par ailleurs, elles sont nombreuses à exercer un travail non déclaré, et ce en raison de la précarité de leur statut. Les femmes ne sont pas non plus peu qualifiées. En revanche, elles sont davantage « déqualifiées » par la migration que les hommes. Une autre idée reçue est que ces femmes seraient uniquement des victimes ou des héroïnes. Bien sûr, elles ont vécu des violences liées à leur sexe et elles prennent des risques, mais elles ont également une grande autonomie. Il est important de décrire les parcours de façon précise et nuancée en évitant les clichés.

Les raisons du départ sont complexes et dépendent de la situation d'origine. On peut fuir une guerre civile, un régime autoritaire, une situation politique instable ou une crise économique. On observe surtout dans les causes du départ un entrelacs de motifs, dont certains sont liés au genre. Dans la plupart des cas, la migration ne peut être rattachée à une cause unique. Les raisons liées au genre sont par exemple un mariage violent, la crainte d'un mariage arrangé ou de mutilations génitales des filles. D'autres raisons ont trait aux modifications des rapports de genres dans le pays de départ, l'avancée de l'âge du mariage, la croissance du nombre de femmes célibataires, par exemple.

Quoique les départs soient motivés par des raisons nombreuses et variées, et notamment des questions liées au genre, ils ne reposent pas moins sur un projet migratoire. Ce dernier évolue au fil de la trajectoire et se recompose. Les femmes qui suivent, selon le vocable de Frontex, des « trajectoires irrégulières », subiront en route des violences liées au genre parfois extrêmement fortes. L'expérience commune de la traversée des frontières est, d'une part, insuffisamment prise en charge en France, et d'autre part, liée à la politique migratoire conduite aux frontières de l'Europe. Les motivations de la migration se complexifient au fil de la trajectoire, parfois suivie durant plusieurs années.

J'en viens au second volet de mon intervention, la trajectoire migratoire comme facteur de « vulnérabilisation ». De manière générale, les migrantes vivent des traversées périlleuses, au cours desquelles elles prennent beaucoup plus de risques que les hommes et sont plus nombreuses à mourir. Il convient de se demander pourquoi.

L'externalisation du contrôle migratoire vers les pays tiers a induit une répétition de l'expérience frontalière. Qu'il s'agisse du désert, de la mer ou autre, les formes de violence subies se répètent au cours des traversées, infligées notamment par les passeurs, les gardes-frontières, les milices ou les garde-côtes. Ce phénomène résulte fondamentalement de la difficulté de migrer par voie légale. Nous sommes confrontés à une dynamique globale d'« illégalisation » de la migration. Durant ces trente dernières années, les migrants ont petit à petit emprunté des voies irrégulières de passage, car la voie régulière devenait de plus en plus difficile à suivre. Les voyages, longs et coûteux, nécessitent que l'on s'en remette à des réseaux de passage, ce qui accroît le risque d'être victime des réseaux de traite et d'exploitation. Cela augmente le coût économique et humain de la migration en général. Les femmes peuvent subir en route l'emprisonnement, la prise d'otage, les violences sexuelles et l'esclavage. Un certain nombre d'entre elles tombent enceintes au cours de leur migration et gardent ainsi une trace indélébile de leur passage.

Le moment le plus difficile pour les femmes venant d'Afrique subsaharienne est la traversée de la Libye. On peut s'interroger sur l'opportunité de maintenir une coopération migratoire avec la Libye aujourd'hui, étant donné que ce pays pratique la torture et la violence. Il s'agit sans doute de l'un des grands scandales actuels en matière de politique migratoire. Malheureusement, les femmes subissent encore à leur arrivée un certain nombre de situations renforçant leur précarité et leur vulnérabilité. Par exemple, lorsqu'elles parviennent au sud de l'Europe, les femmes ne bénéficient pas d'une prise en charge médicale et psychologique suffisante. Aucun dispositif de lutte contre la traite n'est mis en place. Les conditions contraignantes de la convention de Dublin conduisent parfois ces femmes à tenter d'échapper au dispositif de demande d'asile, ce qui les place en situation de précarité. Nombre de femmes que j'ai rencontrées au sud de l'Europe se sont rendues ailleurs. Certaines femmes considèrent que leur avenir est obéré par la prise de leurs empreintes digitales. Plusieurs d'entre elles ont été renvoyées à Malte dans le cadre du règlement de Dublin. Certaines d'entre elles, se trouvant actuellement en France, ne peuvent déposer ni demande d'asile ni demande de titre de séjour en raison du règlement de Dublin. Cela accroît leur vulnérabilité, notamment face à ceux qui les hébergent. Constat plus grave encore, il n'y a pas de reconnaissance des violences qui ont été vécues. L'examen de la demande d'asile est essentiellement lié aux violences ou à la crainte des persécutions subies dans le pays d'origine, mais les violences subies en route demeurent un gros problème. Ces femmes, qui n'étaient peut-être pas en condition de demander l'asile lorsqu'elles ont quitté leur pays, se retrouvent, du fait de leur trajectoire, dans des situations qui requièrent un dispositif de protection.

En ce qui concerne la question des ressources, je ne souscris pas à une approche exclusivement victimaire de la situation des migrantes. Les personnes qui choisissent de migrer ont de nombreuses ressources, sans quoi elles ne pourraient pas partir. Elles ont souvent un certain niveau d'éducation, de nombreuses compétences et une aptitude à apprendre. Elles ont également noué des relations en Europe, avec des voisins, des amis ou une famille, sur lesquelles s'appuyer. Elles sont ainsi capables de s'intégrer une fois arrivées. Les objectifs d'une politique publique raisonnable en matière de migration seraient de les accompagner dans cette reconstruction par rapport aux traumatismes vécus en route, et de favoriser leur intégration. Or, souvent, tout est fait en dépit du bon sens. Par exemple, vous ne pourrez pas rejoindre vos proches, vous ne pourrez pas rejoindre les lieux dans lesquels vous savez que vous serez accueillis ou que vous trouverez du travail. Les regroupements familiaux sont assez compliqués dans le cadre du règlement de Dublin.

Par ailleurs, les personnes n'ont pas nécessairement un projet d'installation à long terme. Elles aspirent comme vous et moi à pouvoir circuler et se déplacer. C'est une raison pour laquelle certaines femmes ne souhaitent pas déposer de demande d'asile. Si elles mènent cette démarche, elles ne pourront plus rentrer au pays ni voir leurs enfants. Si les personnes avaient accès à un statut légal, cela faciliterait notoirement leur existence quotidienne et les aiderait à bâtir des projets. Je vous renvoie sur ce point aux études de l'INET sur les femmes migrantes, qui expliquent comment certaines femmes, une fois en possession de leurs papiers, choisissent de rentrer dans leur pays ou de circuler. Les papiers permettent de se projeter dans un espace plus large que le pays d'accueil. Lorsqu'une crise importante survient, comme celle que nous vivons, il est possible d'envisager un retour temporaire au pays parmi les siens, plutôt que de devoir rester à la rue en France.

Pour conclure, s'agissant de la question européenne, je ne peux qu'encourager une authentique solidarité entre États, mais aussi vis-à-vis des États de départ et de transit. Il faut être capable de construire une Europe de l'asile, mais si celle-ci se limite à des réunions des ministres de l'Intérieur de l'Union européenne, cela posera problème. En tout état de cause, nous devons soutenir les initiatives de relocalisation et de réinstallation, qui sont des canaux sûrs pour les personnes engagées sur des trajectoires périlleuses. Si les femmes migrent moins que les hommes parmi les Afghans, cela tient à la difficulté des routes. Les réinstallations depuis les pays tiers permettraient donc à des femmes de partir. Pour le moment, on n'est pas très proactif en termes de réinstallation.

Réinstallation, protection temporaire, visa humanitaire, différents moyens permettraient de promouvoir des voies légales. Il convient également d'arrêter de réduire la question migratoire à un enjeu de sécurité. Nous devons accorder aux migrants le bénéfice de l'indépendance et valoriser les canaux qui la rendent possible. Il faut enfin permettre aux personnes de migrer légalement et de régulariser leur séjour, car cette situation offre du même coup des possibilités de retour et de circulation. Un certain nombre de femmes sont revenues au pays dans le cadre de programmes de retour volontaire, avant de repartir sur les routes de la migration. La notion de retour « sédentaire » conduit à penser que les personnes doivent rester où elles sont sans bouger. L'idée de réinstallation ainsi conçue est problématique de mon point de vue. Il convient donc d'être très vigilant vis-à-vis des programmes de retour volontaire. Certaines femmes les suivent faute d'alternative, mais repartent sur les routes de la migration dès qu'elles en ont la possibilité.

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Armelle Andro, professeure à la Sorbonne et directrice de l'IDUP

Je suis très heureuse de participer aux auditions de cette importante commission d'enquête. En tant que démographe, je produis des enquêtes quantitatives portant essentiellement sur des populations marginalisées, difficiles à joindre, invisibles ou qui passent à travers les mailles du filet de la statistique publique, et dont on connaît très mal les conditions de vie, les trajectoires ou les caractéristiques. Depuis une quinzaine d'années, je me suis spécialisée dans les enjeux de santé sexuelle et reproductive des femmes migrantes. Je travaille également sur les mutilations génitales féminines. Depuis quelques années, j'étudie l'impact des situations de précarité administrative sur l'accès aux droits et aux soins de santé pour les femmes.

À partir de 2015, j'ai été appelée, en partenariat avec l'observatoire du SAMU social, à mettre en œuvre une grande enquête auprès de femmes migrantes mises à l'abri. Plus de 500 femmes ont été interrogées durant plus de deux ans sur leurs lieux de vie dans le cadre de cette étude, qui visait à mieux décrire, comprendre et identifier les freins et obstacles à l'accès aux soins et à la santé pour ces femmes. Les lieux de vie étaient des hôtels dégradés du parc privé, dans lesquels sont hébergés un certain nombre de femmes et d'enfants. Les femmes interrogées forment un échantillon représentatif des migrantes entre 2017 et 2018. Elles étaient en situation de forte précarité administrative et résidentielle. Étant sans logement, elles étaient prises en charge par des dispositifs de mise à l'abri. Nous avons rencontré la plupart de ces femmes deux fois à huit mois d'intervalle. Nous avons ainsi pu observer plusieurs « générations » de femmes migrantes, certaines présentes depuis quelques mois, d'autres qui venaient d'arriver et d'autres encore qui vivaient dans ces conditions depuis plusieurs années. Nous avons notamment mesuré les impacts de la vie à l'hôtel. S'agissant de certaines femmes, nous avons mené une analyse quantitative fine sur huit mois.

L'étude permet globalement de préciser en quoi la situation s'est dégradée. Elle a donné lieu à un rapport très détaillé disponible sur le site de l'Observatoire du SAMU social. Elle a également fait l'objet de plusieurs publications dans des revues de santé publique internationales. L'analyse des résultats est toujours en cours, mais on peut d'ores et déjà dresser un constat alarmant de la situation faite à ces femmes, à leurs enfants et à leur famille. La question centrale est la suivante : comment est-il possible que ces situations existent et perdurent en grand nombre depuis près de quinze ans, alors que des engagements ont été pris en Europe ?

Mon intervention en réponse à cette question se fondera sur un protocole d'enquête scientifique validé. En France, plusieurs milliers de femmes et d'enfants sont « mises à l'abri » depuis des années. En pratique, elles se trouvent reléguées dans un parc privé d'hôtels dégradés, coûteux et extrêmement mal situés, se situant soit dans des quartiers dégradés, soit dans des zones industrielles lointaines de la grande banlieue. Ces hôtels sont bien entendu peu adaptés à une vie de famille. Trois mécanismes expliquent ce phénomène. Le premier est le sous-dimensionnement des structures d'accueil. Les dispositifs sont saturés pour les demandeurs d'asile. Par conséquent, une partie de la population qui devrait être prise en charge se retrouve à la rue, avec pour seul secours les associations historiques qui gèrent la grande précarité et les sans domicile fixe. Conçues à l'origine pour prendre en charge des trajectoires de précarité plutôt masculines, ces associations peinent encore aujourd'hui à prendre en charge les femmes mises à la rue et les enfants qui les accompagnent. Le deuxième phénomène est l'ensemble des obstacles mis à la régularisation du séjour sur le territoire, en particulier les difficultés d'accès au droit. Un homme ou une femme qui se rendraient seuls à la préfecture aujourd'hui pour déposer une demande d'asile n'accèderaient pas même au guichet. Or, les résultats montrent que l'accès au guichet s'avère plus difficile encore pour les femmes que pour les hommes. Nous avons observé plusieurs profils de femmes se retrouvant à l'hôtel : les femmes déboutées, les femmes dans l'attente du traitement de leur dossier, les femmes qui se nomment les « ni-ni », c'est-à-dire ni "régularisables", ni expulsables. Nous rencontrons enfin des femmes qui, ayant dû fuir des violences familiales ou conjugales sur le territoire français, ont perdu leurs papiers alors même qu'elles avaient obtenu un titre de séjour. Elles se retrouvent à la rue et doivent repartir à zéro. Le troisième mécanisme est le manque général de prise en compte des violences de genre comme critère d'attribution d'un statut légal sur le territoire. On observe globalement les mêmes dynamiques de suspicion et de minimisation des maux subis vis-à-vis des femmes que vis-à-vis des LGBTQ+.

Une grande majorité de ces femmes vivent avec des enfants à charge. Les familles doivent le plus souvent vivre dans de toutes petites surfaces a priori inadaptées et lutter au jour le jour pour que leurs enfants mènent une existence à peu près normale. Elles doivent concrètement les nourrir et essayer de les amener à l'école. Elles doivent également masquer leurs conditions de vie afin de protéger leurs enfants contre d'éventuelles discriminations ou moqueries que leur situation pourrait susciter. Elles tentent ainsi de faire bonne figure devant le médecin et à l'école, dissimulant la grande difficulté de leur vie quotidienne. Elles font souvent preuve d'une grande détermination dans ces situations.

La plupart du temps, les services de l'État, engoncés dans des mécanismes administratifs contraignants, sont plutôt des obstacles que des soutiens pour ces femmes. Par exemple, alors que leur hôtel est souvent à une heure de trajet de l'école, elles sont obligées de venir distribuer à leurs enfants un sandwich à midi faute d'avoir pu les inscrire à la cantine. Les enfants font semblant de revenir manger chez eux à déjeuner alors qu'ils n'ont pas de maison. Leur nombre est extrêmement important. La durée de résidence dans ces hôtels, souvent longue, impose à ces enfants des conditions de vie et de santé extrêmement délétères et même insensées en termes de développement du capital humain.

De plus, ces femmes n'ont généralement pas la possibilité de retourner dans leur pays d'origine. Elles sont parties pour de très bonnes raisons, parce qu'elles se trouvaient dans une situation invivable, en proie à de grandes violences, qu'elles soient conjugales, intrafamiliales ou politiques. Il leur était donc indispensable de partir. Or, ces situations sont rarement reconnues dans l'étude de leur dossier. Les violences de genre étant un critère justifié de la mobilité internationale, il conviendrait d'admettre que la notion de pays sûr n'a aucun sens. Les violences se produisent partout dans le monde et sont simplement plus ou moins invisibles d'un pays à l'autre. La seule différence est que certains pays souhaitent davantage protéger les femmes contre ces violences. D'autres pays n'ont pas de politique de protection, voire soutiennent un système patriarcal qui les prive d'un certain nombre de droits. On peut appeler de ses vœux une politique cohérente qui respecterait les engagements internationaux. La politique contre les violences de genre devrait, par définition, permettre des conditions d'accueil dignes et légales pour toutes les femmes qui émigrent, quelles que soient les modalités de leur voyage.

J'évoquerai pour conclure les enjeux de santé. Sur ce point, la politique actuelle est non seulement inacceptable, mais elle est aussi inefficace et coûteuse. L'instabilité et la précarité minent la santé des personnes concernées. Elle est également catastrophique en termes d'insertion scolaire, alors même que les femmes s'investissent autant que possible dans l'instruction de leurs enfants. Dans les hôtels où nous entrions, les tables disponibles étaient bien souvent réservées à l'étude des enfants. Les espaces d'affichage étaient dévolus aux tables de multiplication et aux tableaux. La précarité empêche la réussite des projets scolaires et peut entraîner des conséquences dramatiques sur la santé, mentale notamment. Les résultats de notre étude corroborent les observations formulées au cours de l'audition précédente sur l'impact du délai de carence. C'est durant les premiers mois après leur arrivée et alors qu'elles sont dans l'impossibilité d'accéder aux soins que les femmes migrantes courent les plus grands risques sexuels. L'étude montre que plus l'on reste longtemps à l'hôtel, plus la santé se détériore. Sur les femmes que nous avons rencontrées deux fois, celles qui avaient pu améliorer leur situation administrative étaient en meilleure santé, alors que celles qui demeuraient en situation d'incertitude et de précarité voyaient leur état de santé, notamment mentale, se dégrader. Les temps d'attente induits par les mécanismes de suspicion quant à la véracité des récits et le bien-fondé des motifs de venue sont à la fois nuisibles à la santé des personnes concernées et coûteux.

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Merci pour vos interventions. Votre présence en tant que femmes et chercheurs est très importante pour notre commission. J'ai lu l'ouvrage de Sophie-Anne Bisiaux regroupant les états généraux des migrations, qui déconstruit les idées fausses afin de sortir du discours laissant croire qu'une politique d'accueil est impossible en France. L'idée que le migrant est un jeune homme noir ou arabe, musclé et ayant vocation à déranger continue à faire beaucoup de mal. Le migrant n'est bien souvent ni pauvre ni inculte. Le niveau d'instruction des migrants est généralement un peu supérieur à celui du pays d'accueil. Par ailleurs, 51 % des personnes qui migrent aujourd'hui sont des femmes. J'appuie votre discours concernant que traversent les migrantes durant leur parcours. La situation en Libye est atroce. La grande majorité des personnes qui viennent de là ont été violées durant leur parcours. Ma question sera la suivante : que pensez-vous de la proposition de la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) de créer un mécanisme national de référence pour la détection, l'identification, l'orientation et l'accompagnement des victimes de traite présumées ou avérées ?

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Merci pour vos interventions. Avez-vous examiné de façon détaillée dans vos travaux les ressources de ces femmes apparemment tout à fait démunies ?

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Vous dites que la plupart des femmes ont fui pour violence conjugale. Avez-vous recueilli des chiffres précis sur ce point ? Des enquêtes ont-elles été menées concernant le niveau de formation et de diplôme des migrantes ? Enfin, je suis très étonnée par le taux mentionné de 51 % de femmes migrantes.

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Les femmes migrantes peuvent être la proie de réseaux de prostitution structurés. Tel est notamment le cas des femmes venant du Niger. Sans qu'il y ait prostitution, elles peuvent également se trouver sous l'emprise d'un ou plusieurs hommes qui les hébergent. Savez-vous s'il existe des associations qui œuvrent pour soustraire ces femmes aux trafics et à la traite ? Quelles sont vos préconisations en matière de formation et d'apprentissage pour les femmes concernées ? Les femmes qui arrivent ne peuvent parfois suivre des cours de langues, car ils sont donnés à des horaires incompatibles avec le soin qu'elles doivent apporter à leurs enfants, notamment pour les scolariser. De surcroît, les écoles peuvent être très éloignées des lieux d'hébergement, ce qui entraîne des difficultés. Enfin, les femmes qui émigrent laissent parfois des enfants sur place. Or, se trouvant en situation précaire à leur arrivée, elles retombent enceintes. J'ai le sentiment qu'elles s'enfoncent dans la précarité en ayant à nouveau des enfants en bas âge à leur charge. Ce peut être propre aux femmes venant d'Afrique subsaharienne. J'ai rencontré des Tibétaines ayant adopté une autre approche : elles s'installent, elles travaillent et elles ne font pas d'enfants.

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Madame Schmoll, vous avez préconisé des voies légales en matière économique. Quel serait leur intérêt sociétal ? Avez-vous par ailleurs estimé le coût de la non-prise en charge de la santé ? Quel serait le bénéfice de la prise en charge de la santé, notamment mentale ?

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Pourriez-vous préciser comment faciliter les voies légales de migration pour ces femmes ? Quel serait le statut à adopter ? Des études concernant les demandes de visa ont-elles été menées ? Pourquoi les ambassades des pays de départ rejettent-elles les visas ? Quels sont les documents demandés ?

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Camille Schmoll, directrice d'études à l'EHESS

Le taux de femmes migrantes s'établit à 51 % et ne cesse d'augmenter en raison de mécanismes "genrés" d'auto-invisibilisation des femmes. Cela signifie qu'elles peuvent avoir tendance à s'isoler.

La préconisation de la CNCDH nous semble judicieuse. L'articulation entre l'identification préalable et l'identification formelle est très importante. De nombreuses personnes échappent sur le terrain à l'identification formelle, parce qu'elles ne souhaitent pas prendre le risque de coopérer. Nous sommes également confrontés au manque de moyens. Il y a quelques années, en Italie, la prévention de la traite se limitait à un numéro vert donné aux femmes sur un papier. Bien souvent, personne ne répondait au téléphone faute d'effectifs suffisants. L'identification des victimes de traite est très complexe. Bien souvent, il n'y a pas de traducteur ni de locaux dédiés aux femmes. Il faudrait pouvoir les observer sur la durée et les interroger. J'ai pu observer au cours de mes enquêtes que la peur de voir ces femmes retomber entre les mains des trafiquants conduit à les isoler encore davantage. Faute de moyens suffisants pour lutter contre la traite, on peut en venir à prendre des décisions réduisant l'autonomie des femmes. Dans certains cas, on leur refusait l'accès à internet, car elles pouvaient y rencontrer des trafiquants. Dans d'autres cas, et pour la même raison, on leur refusait de sortir le soir. Nous défendons également l'application absolue du principe de non-sanction. De nombreuses femmes venant en commissariat dénoncer ce dont elles ont été victimes se retrouvaient expulsées. Les recommandations de la CNCDH pourraient faire évoluer la situation sur ce point.

Certaines femmes sont victimes de traite dès le départ, notamment les Nigérianes, dont la situation est maintenant bien connue. Certaines tombent dans des réseaux de traite en route, notamment pour financer leur voyage. Se pose également la question de la prostitution, distincte de celle de la traite. Elle peut parfois apparaître comme l'unique moyen de subsistance pour certaines femmes. Enfin, il faut tenir compte des « zones grises ». Certaines situations, quoique problématiques, ne peuvent être nécessairement assimilées à de la prostitution.

S'agissant des femmes qui arrivent enceintes aux frontières de l'Europe, le principal problème est qu'aucune prise en charge n'est assurée. Elles n'ont accès ni à l'IVG ni aux soins de santé sexuelle et reproductive liés à la grossesse. Rien n'est prévu, que ce soit sur le plan de la santé ou de l'accompagnement. Les associations doivent négocier au cas par cas pour obtenir l'accès à un médecin ou à un hôpital. Les obstacles peuvent être également liés aux politiques locales. En Italie, par exemple, l'accès à l'IVG n'est pas simple.

Les questions concernant les bénéfices de la prise en charge de la santé d'une part, et la voie économique légale d'autre part, sont fondamentales. Je sais qu'il est tabou de parler de migration économique légale, que cela va à l'encontre de la façon dont on pense les choses, mais j'invite à lire sur ce point les économistes et les démographes. L'impact économique de la migration est globalement positif pour les sociétés d'accueil. L'enjeu de la santé est collectif : plus une personne se porte mal, plus les personnes qui l'entourent risquent de mal se porter.

Les femmes arrivent avec leurs compétences. Je raconte dans mon livre l'histoire d'une migrante camerounaise pour qui l'aide d'une bénévole de la CIMADE fut déterminante. Elle lui a permis d'accéder à des papiers, alors qu'en dépit d'une situation particulièrement grave, elle ne pouvait les obtenir. Cela lui a permis de travailler. Elle exerce dans une maison de retraite et fournit de l'aide à domicile pour les personnes âgées. Dans un certain nombre de secteurs, le besoin en main-d'œuvre immigrée est énorme. Nous mesurons encore mal, dans nos économies de services, l'importance des femmes dans l'aide aux personnes et les soins aux individus plus âgés. Il convient d'étudier ces aspects afin de bien appréhender la dimension économique de la migration. Enfin, l'intégration linguistique est un enjeu très important. L'incapacité de s'exprimer dans la langue du pays d'accueil est la principale raison pour laquelle de nombreuses femmes quittent l'Europe du Sud.

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Armelle Andro, professeure à la Sorbonne et directrice de l'IDUP

Les ressources financières des femmes que j'ai suivies proviennent la plupart du temps d'activités rémunératrices non-déclarées allant de différents travaux de soins jusqu'à du sexe tarifé. Comme l'a dit Madame Schmoll, la diversité des situations est très importante dans les domaines de la traite, de la prostitution et du travail sexuel. De nombreuses femmes doivent se livrer à des activités de sexe tarifé pour continuer à vivre sans nécessairement se trouver dans un contexte de traite.

Nous n'observons pas de niveau de fécondité plus élevé chez les femmes venant d'Afrique subsaharienne. Il s'avère que ces femmes arrivent en Europe au début de l'âge adulte. Elles se trouvent souvent avec des enfants en bas âge pour la simple raison qu'elles sont à l'âge de la reproduction. Certaines d'entre elles peuvent rencontrer des difficultés d'accès à des méthodes contraceptives adaptées, notamment l'interruption volontaire de grossesse, ce qui conduit dans certains cas à des grossesses non désirées ou trop précoces.

Enfin, la prise en charge des grossesses, des accouchements et du périnatal, grande fierté en France, ne s'étend pas aux migrantes qui viennent d'arriver. L'instabilité résidentielle et l'absence d'accès aux droits empêchent ces femmes d'obtenir un suivi de grossesse. Lorsqu'elles ont des problèmes, elles sont donc envoyées aux urgences. C'est pourquoi elles subissent en moyenne beaucoup plus d'échographies que les femmes suivies normalement. Elles sont surcontrôlées faute de bénéficier d'un suivi académique, ce qui génère un surcoût. Cet écart est déplorable et aberrant.

La réunion s'achève à dix-sept heures vingt.