Intervention de Armelle Andro

Réunion du mercredi 1er septembre 2021 à 15h55
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Armelle Andro, professeure à la Sorbonne et directrice de l'IDUP :

Je suis très heureuse de participer aux auditions de cette importante commission d'enquête. En tant que démographe, je produis des enquêtes quantitatives portant essentiellement sur des populations marginalisées, difficiles à joindre, invisibles ou qui passent à travers les mailles du filet de la statistique publique, et dont on connaît très mal les conditions de vie, les trajectoires ou les caractéristiques. Depuis une quinzaine d'années, je me suis spécialisée dans les enjeux de santé sexuelle et reproductive des femmes migrantes. Je travaille également sur les mutilations génitales féminines. Depuis quelques années, j'étudie l'impact des situations de précarité administrative sur l'accès aux droits et aux soins de santé pour les femmes.

À partir de 2015, j'ai été appelée, en partenariat avec l'observatoire du SAMU social, à mettre en œuvre une grande enquête auprès de femmes migrantes mises à l'abri. Plus de 500 femmes ont été interrogées durant plus de deux ans sur leurs lieux de vie dans le cadre de cette étude, qui visait à mieux décrire, comprendre et identifier les freins et obstacles à l'accès aux soins et à la santé pour ces femmes. Les lieux de vie étaient des hôtels dégradés du parc privé, dans lesquels sont hébergés un certain nombre de femmes et d'enfants. Les femmes interrogées forment un échantillon représentatif des migrantes entre 2017 et 2018. Elles étaient en situation de forte précarité administrative et résidentielle. Étant sans logement, elles étaient prises en charge par des dispositifs de mise à l'abri. Nous avons rencontré la plupart de ces femmes deux fois à huit mois d'intervalle. Nous avons ainsi pu observer plusieurs « générations » de femmes migrantes, certaines présentes depuis quelques mois, d'autres qui venaient d'arriver et d'autres encore qui vivaient dans ces conditions depuis plusieurs années. Nous avons notamment mesuré les impacts de la vie à l'hôtel. S'agissant de certaines femmes, nous avons mené une analyse quantitative fine sur huit mois.

L'étude permet globalement de préciser en quoi la situation s'est dégradée. Elle a donné lieu à un rapport très détaillé disponible sur le site de l'Observatoire du SAMU social. Elle a également fait l'objet de plusieurs publications dans des revues de santé publique internationales. L'analyse des résultats est toujours en cours, mais on peut d'ores et déjà dresser un constat alarmant de la situation faite à ces femmes, à leurs enfants et à leur famille. La question centrale est la suivante : comment est-il possible que ces situations existent et perdurent en grand nombre depuis près de quinze ans, alors que des engagements ont été pris en Europe ?

Mon intervention en réponse à cette question se fondera sur un protocole d'enquête scientifique validé. En France, plusieurs milliers de femmes et d'enfants sont « mises à l'abri » depuis des années. En pratique, elles se trouvent reléguées dans un parc privé d'hôtels dégradés, coûteux et extrêmement mal situés, se situant soit dans des quartiers dégradés, soit dans des zones industrielles lointaines de la grande banlieue. Ces hôtels sont bien entendu peu adaptés à une vie de famille. Trois mécanismes expliquent ce phénomène. Le premier est le sous-dimensionnement des structures d'accueil. Les dispositifs sont saturés pour les demandeurs d'asile. Par conséquent, une partie de la population qui devrait être prise en charge se retrouve à la rue, avec pour seul secours les associations historiques qui gèrent la grande précarité et les sans domicile fixe. Conçues à l'origine pour prendre en charge des trajectoires de précarité plutôt masculines, ces associations peinent encore aujourd'hui à prendre en charge les femmes mises à la rue et les enfants qui les accompagnent. Le deuxième phénomène est l'ensemble des obstacles mis à la régularisation du séjour sur le territoire, en particulier les difficultés d'accès au droit. Un homme ou une femme qui se rendraient seuls à la préfecture aujourd'hui pour déposer une demande d'asile n'accèderaient pas même au guichet. Or, les résultats montrent que l'accès au guichet s'avère plus difficile encore pour les femmes que pour les hommes. Nous avons observé plusieurs profils de femmes se retrouvant à l'hôtel : les femmes déboutées, les femmes dans l'attente du traitement de leur dossier, les femmes qui se nomment les « ni-ni », c'est-à-dire ni "régularisables", ni expulsables. Nous rencontrons enfin des femmes qui, ayant dû fuir des violences familiales ou conjugales sur le territoire français, ont perdu leurs papiers alors même qu'elles avaient obtenu un titre de séjour. Elles se retrouvent à la rue et doivent repartir à zéro. Le troisième mécanisme est le manque général de prise en compte des violences de genre comme critère d'attribution d'un statut légal sur le territoire. On observe globalement les mêmes dynamiques de suspicion et de minimisation des maux subis vis-à-vis des femmes que vis-à-vis des LGBTQ+.

Une grande majorité de ces femmes vivent avec des enfants à charge. Les familles doivent le plus souvent vivre dans de toutes petites surfaces a priori inadaptées et lutter au jour le jour pour que leurs enfants mènent une existence à peu près normale. Elles doivent concrètement les nourrir et essayer de les amener à l'école. Elles doivent également masquer leurs conditions de vie afin de protéger leurs enfants contre d'éventuelles discriminations ou moqueries que leur situation pourrait susciter. Elles tentent ainsi de faire bonne figure devant le médecin et à l'école, dissimulant la grande difficulté de leur vie quotidienne. Elles font souvent preuve d'une grande détermination dans ces situations.

La plupart du temps, les services de l'État, engoncés dans des mécanismes administratifs contraignants, sont plutôt des obstacles que des soutiens pour ces femmes. Par exemple, alors que leur hôtel est souvent à une heure de trajet de l'école, elles sont obligées de venir distribuer à leurs enfants un sandwich à midi faute d'avoir pu les inscrire à la cantine. Les enfants font semblant de revenir manger chez eux à déjeuner alors qu'ils n'ont pas de maison. Leur nombre est extrêmement important. La durée de résidence dans ces hôtels, souvent longue, impose à ces enfants des conditions de vie et de santé extrêmement délétères et même insensées en termes de développement du capital humain.

De plus, ces femmes n'ont généralement pas la possibilité de retourner dans leur pays d'origine. Elles sont parties pour de très bonnes raisons, parce qu'elles se trouvaient dans une situation invivable, en proie à de grandes violences, qu'elles soient conjugales, intrafamiliales ou politiques. Il leur était donc indispensable de partir. Or, ces situations sont rarement reconnues dans l'étude de leur dossier. Les violences de genre étant un critère justifié de la mobilité internationale, il conviendrait d'admettre que la notion de pays sûr n'a aucun sens. Les violences se produisent partout dans le monde et sont simplement plus ou moins invisibles d'un pays à l'autre. La seule différence est que certains pays souhaitent davantage protéger les femmes contre ces violences. D'autres pays n'ont pas de politique de protection, voire soutiennent un système patriarcal qui les prive d'un certain nombre de droits. On peut appeler de ses vœux une politique cohérente qui respecterait les engagements internationaux. La politique contre les violences de genre devrait, par définition, permettre des conditions d'accueil dignes et légales pour toutes les femmes qui émigrent, quelles que soient les modalités de leur voyage.

J'évoquerai pour conclure les enjeux de santé. Sur ce point, la politique actuelle est non seulement inacceptable, mais elle est aussi inefficace et coûteuse. L'instabilité et la précarité minent la santé des personnes concernées. Elle est également catastrophique en termes d'insertion scolaire, alors même que les femmes s'investissent autant que possible dans l'instruction de leurs enfants. Dans les hôtels où nous entrions, les tables disponibles étaient bien souvent réservées à l'étude des enfants. Les espaces d'affichage étaient dévolus aux tables de multiplication et aux tableaux. La précarité empêche la réussite des projets scolaires et peut entraîner des conséquences dramatiques sur la santé, mentale notamment. Les résultats de notre étude corroborent les observations formulées au cours de l'audition précédente sur l'impact du délai de carence. C'est durant les premiers mois après leur arrivée et alors qu'elles sont dans l'impossibilité d'accéder aux soins que les femmes migrantes courent les plus grands risques sexuels. L'étude montre que plus l'on reste longtemps à l'hôtel, plus la santé se détériore. Sur les femmes que nous avons rencontrées deux fois, celles qui avaient pu améliorer leur situation administrative étaient en meilleure santé, alors que celles qui demeuraient en situation d'incertitude et de précarité voyaient leur état de santé, notamment mentale, se dégrader. Les temps d'attente induits par les mécanismes de suspicion quant à la véracité des récits et le bien-fondé des motifs de venue sont à la fois nuisibles à la santé des personnes concernées et coûteux.

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