Je vais moi aussi décrire des situations de terrain, et préciser les différents stades du parcours du mineur isolé étranger.
J'ai créé l'association les Midis du MIE en 2016 autour d'une mission essentielle, celle de nourrir les mineurs isolés étrangers, ou mineurs non accompagnés, qui sont laissés à la rue pendant la période incertaine où leur minorité n'est pas reconnue et qui ne sont pris en charge par aucun pouvoir public.
Chaque année, des centaines de jeunes étrangers arrivent seuls sur le territoire national, principalement à Paris et en Île-de-France, après un parcours migratoire de plusieurs mois, parfois plusieurs années. Fuyant la misère ou la guerre, ils ont quitté pays et famille avec l'espoir d'un avenir meilleur. Leur première demande est d'être scolarisés, d'apprendre un métier, de s'intégrer au mieux, avec une grande volonté qui les mène à des parcours scolaires exemplaires. Ils ont connu des situations traumatisantes, de grandes violences sur leur trajet – la traversée de la mer, le désert, la Libye – et ils découvrent à leur arrivée à Paris l'inhumanité des procédures administratives, alors que leur âge, leur fragilité et leur vulnérabilité devrait leur assurer la protection de l'aide sociale à l'enfance, conformément à sa mission et au droit international.
Dans les faits, la grande majorité des mineurs isolés demandant cette protection la voit rejetée. En Île-de-France, on estime à 80 % le taux de refus après évaluation. Âgés de 13 à 17 ans, ils ne peuvent bénéficier des aides réservées aux adultes et se trouvent exposés à tous les dangers de la rue. Le 115 précise qu'ils ne peuvent pas partager des hébergements avec des majeurs. Or, même s'ils ont été notifiés majeurs, ils sont mineurs et le disent, sans mentir : ils sont ainsi refoulés du dispositif de droit commun, pourtant le seul vers lequel on les ait orientés en leur remettant leur lettre de notification.
C'est sur le trottoir de la rue du Moulin-Joly, à la sortie des locaux du DEMIE (dispositif d'évaluation des mineurs isolés étrangers), géré par la Croix-Rouge, prestataire de la ville de Paris, que j'ai découvert, au cours de maraudes matinales, le sort tragique de ces adolescents à qui vient d'être notifié un refus de prise en charge. J'ai décidé de leur apporter des aides de première nécessité, de les faire héberger quand cela était possible, de les écouter, et de les soutenir dans leur procédure de recours, d'ailleurs quasi impossible à entreprendre seul quand on ne connaît pas les rouages, les codes culturels et administratifs ni même la langue du pays dans lequel on vient d'arriver.
J'ai voulu leur offrir un espace à eux, une sorte de cour de récréation en retrait des campements, loin des gares et autres lieux où ils se rendent invisibles. Depuis 2016, le jardin de la Rue-Pali-Kao, dans la continuité du parc de Belleville, au métro Couronnes, à quelques pas du DEMIE, est devenu le cœur de l'activité des Midis du MIE. L'adresse est connue de tous les adolescents arrivant à Paris, au même titre que celle du DEMIE. C'est là que nous distribuons des repas préparés par des bénévoles ou fournis par des restaurants ou des associations partenaires, là que nous recueillons les demandes individuelles de tout ordre.
Au fil des années, avec l'aggravation de la situation générale, notre accompagnement est devenu total. Nos bénévoles sont présents depuis la sortie du DEMIE, pour orienter les jeunes les plus fragiles, jusqu'à la remise aux services de l'aide sociale à l'enfance, en fin de procédure. Entre les deux, nous les accompagnons au tribunal, chez leur avocat, à la permanence de soins médicaux, au vestiaire collectif. Nous proposons aussi des activités ludiques ou artistiques pour apporter de la joie dans leur vie d'adolescent. Nous travaillons étroitement avec les différents acteurs, des associations, des ONG comme MSF, pour orienter les jeunes et couvrir l'ensemble de leurs besoins.
Depuis le premier confinement de mars 2020, les activités des Midis n'ont hélas connu aucun répit. Elles se sont même amplifiées. Plus de soixante déjeuners sont servis cinq jours par semaine dans le jardin de la Rue-Pali-Kao, et le contexte sanitaire nous a contraints à assurer de surcroît un hébergement permanent pour les plus fragiles. Entre octobre 2020 et juin 2021, une quarantaine de jeunes ont ainsi été accueillis dans des lieux collectifs prêtés par des établissements culturels ou associatifs ou dans des chambres d'hôtel payées par l'association. Nous ne proposons pas qu'un toit, mais également des repas et le nécessaire du quotidien : tout cumulé, cela représente des budgets supérieurs à 30 000 euros, un nombre de nuitées considérable, des recherches de lieux, des déménagements à répétition…
Dans le cas des opérations d'évacuation et de mise à l'abri, dont la dernière a eu lieu ce week-end au parc André-Citroën, n'ayant pas d'autre choix, nous occupons des lieux à côté du collectif Réquisitions. Il est évident que le relais doit être assuré par les pouvoirs publics. L'ensemble des mineurs en recours ont été mis à l'abri depuis par la direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement (DRIHL) d'Île-de-France.
Toutes nos actions reposent sur le bénévolat. L'association n'a aucun salarié, juste un jeune en service civique depuis février 2021. Les Midis du MIE fonctionnement avec très peu de moyens financiers, grâce à des dons citoyens. La Fondation de France, la fondation Abbé-Pierre et le fonds Riace France ont apporté une aide ponctuelle, à titre exceptionnel, au vu de la situation d'urgence sanitaire. Cela nous a permis de financer des denrées alimentaires, les fournitures nécessaires pour préparer et distribuer plus de trois cents déjeuners par semaine ainsi que des petits déjeuners pour les maraudes du matin près du DEMIE, de petits téléphones mobiles, remis aux adolescents afin qu'ils soient joignables à tout moment et puissent rester en contact avec leur famille, des cartes de recharge téléphonique à 5 euros, des produits d'hygiène, des vêtements, des duvets en cas d'urgence, des fournitures éducatives pour les cours suivis auprès d'associations partenaires ou en établissement scolaire, des chambres d'hôtel, entre 44 et 70 euros la nuit, les frais liés aux hébergements collectifs assurés dans des lieux solidaires ou culturels – matériel, lessive, entretien, chauffage, participation aux frais… – les repas naturellement offerts aux adolescents hébergés et enfin quelques sorties.
L'association n'a malheureusement jamais été aussi active que ces derniers mois, du fait de la situation d'abandon dans laquelle sont laissés ces adolescents malgré les inlassables signalements faits aux pouvoirs publics – État, élus, ville de Paris, départements, pourtant légalement responsables. Ces deux dernières années, nous avons beaucoup développé notre accompagnement juridique, car nous ressentons une obligation de résultat envers ces adolescents qui demandent notre aide. De la décision de placement dépend en effet tout leur avenir – car ils ne repartiront pas dans leur pays d'origine, c'est-à-dire pour notre association majoritairement en Afrique : Sierra Leone, Mali, Guinée, Côte d'Ivoire, Sénégal, Burkina Faso, Tchad. Nous nous occupons aussi d'Afghans.
Je me permets de vous donner quelques exemples des failles et autres anomalies du système tel qu'il fonctionne actuellement, en commençant par l'évaluation par le DEMIE.
Imaginez l'état d'esprit d'un jeune arrivant d'Italie ou d'Espagne après un long voyage et qui se présente à la Croix-Rouge ou à France terre d'asile, organisations connues pour leur bienveillance, bien loin de comprendre l'enjeu de l'évaluation et du refus qui lui sera opposé. Parfois sans interprète, il doit répondre à des questions sur sa scolarité – classes sautées, redoublements… alors qu'il n'a le plus souvent fréquenté que l'école coranique – ou sur son trajet – qui a pu durer des mois sans repère temporel ni géographique. Toute hésitation ou incohérence est source de suspicion sur sa sincérité. La décision de refus relève d'un seul agent, dont l'identité, d'ailleurs, n'est pas communiquée. Pour la ville de Paris, la direction de l'action sociale de l'enfance et de la santé, qui ne verra jamais le jeune, se basera sur cette évaluation pour notifier le refus.
Des erreurs sont commises. Il m'est arrivé d'accompagner un jeune, après des mois d'attente, devant un juge pour enfant qui avait dans les mains un rapport concluant à la minorité alors qu'une lettre de refus avait été remise. Différentes rencontres ou ateliers autour de l'évaluation ont eu lieu avec le cabinet de Mme Versini, adjointe à la maire de Paris en charge des droits de l'enfant et de la protection de l'enfance, mais les préconisations et champs d'amélioration qui ont été actés ne trouvent hélas pas de traduction sur le terrain.
S'agissant de l'expertise des documents, la division de l'expertise en fraude documentaire et à l'identité (DEFDI), chargée de l'expertise des documents étrangers, émet des avis défavorables non justifiés, ou fondés sur des irrégularités de forme. Nous avons fait une expertise sur des jugements guinéens dont nos avocats spécialisés ont pu se servir dans des dossiers dont l'issue fut favorable devant les juges.
Certains départements demandent la production des documents au moment de l'évaluation. Or il est plutôt rare à ce stade que les jeunes aient un document d'identité, encore moins légalisé dans leur pays d'origine et en France, double exigence valable pour la Guinée par exemple, ou alors traduit, comme c'est demandé pour la taskera afghane, entre autres. Comment un mineur isolé sans moyens peut-il, sans l'aide d'associations, payer pour l'acheminement de ces papiers, les faire légaliser, demander des pièces d'identité auprès de l'ambassade et les faire traduire par des traducteurs assermentés ?
S'agissant du fonctionnement de la procédure judiciaire, chaque juge est souverain dans son appréciation de la minorité du jeune et peut fonder sa décision sur les éléments qu'il souhaite. La valeur donnée à l'avis de la DEFDI sur les documents et à la décision de refus du DEMIE nous semble excessive dès lors que les textes et la jurisprudence accordent le bénéfice du doute au jeune en cas d'éléments défavorables. Il est à noter que certains juges se déclarent incompétents sans avoir convoqué le jeune, se basant sur le simple rapport de l'évaluation. D'autres demandent le dépôt des documents d'identité pour expertise et recevront le jeune des mois plus tard. D'autres encore ordonnent des tests osseux sans voir le jeune, dès réception de la demande de protection.
Depuis sa création, notre association a obtenu des centaines de décisions de placement pour des jeunes reconnus comme mineurs. Entre novembre 2020 et juillet 2021, trente et un d'entre eux ont vu leur recours aboutir, dont dix-huit devant le tribunal pour enfants de Paris, six à Bobigny, cinq à Créteil. Cela représente 98 % des jeunes suivis et confirme la réussite des dossiers bénéficiant d'un accompagnement rapproché. Actuellement, une dizaine de jeunes sont en attente d'audience ou de décision et neuf, rencontrés et pris en charge au jardin entre juillet et août, sont en début de procédure.
Certains jeunes, dont le recours a été déposé entre avril et juin, n'ont toujours pas de date d'audience. Le temps passe pour eux, sans possibilité de scolarisation en dehors du biais associatif pour quelques-uns. Leurs 18 ans approchent, et la défaillance de certains juges est réelle. Trois jeunes sont en appel pour des raisons arbitraires. Il est important de noter que les tests osseux, qui ne doivent être selon la loi qu'un dernier recours, sont souvent demandés avant même l'expertise ou le retour d'expertise des documents et qu'ils sont interprétés au bon vouloir du juge. Plusieurs études montrent d'ailleurs leur inefficacité.
J'en viens à la clé de répartition nationale et à la réévaluation. Certains jeunes évalués mineurs sont transférés vers d'autres départements : la clé de répartition est enclenchée en fonction des places disponibles sur le territoire national. Or certains départements procèdent à une réévaluation systématique et n'hésitent pas à déclarer le jeune majeur et à le remettre à la rue, y compris lorsqu'il avait obtenu une ordonnance de placement de la part d'un juge. Cela se produit à Angers, au Mans, dans les Yvelines… La liste hélas est longue. Le jeune est souvent dissuadé d'entreprendre un appel et revient alors chercher de l'aide en région parisienne, où il se retrouve à nouveau à la rue. Il n'a d'autre solution que de saisir un juge, souvent celui qui l'avait reconnu mineur…
Il semble indispensable que l'ensemble des départements accueillent évitent de remettre en cause l'évaluation faite par un autre département, voire par un juge.
Passons aux conditions de mise à l'abri. Une fois pris en charge par la DRIHL, les jeunes sont hébergés dans des établissements hôteliers, dans des conditions d'accueil variables. Ils ont droit parfois à trois repas, parfois à deux, parfois à un seulement. Certains ont des titres de transport, d'autres pas. Et l'encadrement par des assistants sociaux est très inégal selon l'opérateur social ou l'association mandatée : Coallia et Alteralia par exemple, qui pourtant doivent recevoir le même budget journalier, ne fournissent pas les mêmes prestations.
Selon la qualité de cet accueil, qui risque de durer des mois, certains jeunes que nous suivons se découragent. Ils craignent de perdre leur place ailleurs, mais partir ruinerait de toute évidence notre suivi juridique. Ils sont mélangés avec des adultes, mais même si l'État les a évalués comme tels, ils sont engagés dans des procédures administratives pour mineurs.
S'agissant de la prise en charge par l'ASE, une fois la décision favorable du tribunal pour enfants rendue, le SEMNA (secteur éducatif des mineurs non accompagnés) parisien se montre plutôt diligent, qu'il s'agisse d'hébergement, de scolarisation ou de conclusion d'un contrat jeune majeur. C'est un exemple à suivre pour tous les autres départements, notamment pour la Seine-Saint-Denis voisine où il n'y a aucune prise en charge. Beaucoup de départements remettent les jeunes à la rue le jour de leurs 18 ans, sans rien.
Notre association, comme de nombreuses autres, défend la présomption de minorité. Le projet de loi de protection de l'enfance de M. Taquet impose la prise des empreintes dans tous les départements. En Île-de-France, Paris, le 93 et le 94 s'y refusaient jusqu'à présent. Comment le jeune sera-t-il reçu par le dispositif d'évaluation ? Sera-t-il directement envoyé prendre un rendez-vous en préfecture ? Sera-t-il mis à l'abri tout au long de la période d'investigation ? Les prestataires mandatés pour faire les évaluations auront-ils leur libre arbitre face à la préfecture ? Quelles seront les conséquences ?
Partout en France, de plus en plus de jeunes pourtant présumés mineurs sont envoyés en centre de rétention administrative, parfois à la sortie du service des évaluations, parfois au sein même des locaux de l'ASE. Une obligation de quitter le territoire français (OQTF) peut être délivrée à la sortie de l'évaluation.
Nous défendons donc la présomption de minorité, au vu des fréquentes erreurs commises par les services d'évaluation et du nombre de mineurs finalement placés à l'aide sociale à l'enfance par un juge. Nous demandons un réel suivi et un accompagnement par les institutions jusqu'à épuisement des voies de recours. Nous demandons l'harmonisation des pratiques entre les juges pour enfants et entre les départements, la disparition des réévaluations, l'arrêt des remises à la rue à la majorité, un accompagnement personnalisé, plus de foyers et de moyens financiers, un encadrement adapté, une meilleure répartition du budget pour les mineurs non accompagnés et les jeunes majeurs isolés – bref, que la France honore la Convention internationale des droits de l'enfant et applique les textes en la matière.
Nous demandons la création partout en France, comme cela se fait déjà dans quelques rares départements, de dispositifs d'hébergement adaptés pour tout le temps du recours, avec une prise en charge médicale, sociale, administrative et éducative. Il est de notre devoir d'accueillir ces adolescents qui sont l'avenir de notre pays. Ils prétendent à la réussite, leurs résultats sont exemplaires une fois dans les rouages de la scolarisation et de l'apprentissage.
Tout cela est essentiel pour nos valeurs humaines et pour celles de la République. C'est essentiel pour éviter les dérives et la mainmise des trafiquants en tout genre, qui mène à une vie de délinquant nuisible à la réputation et au parcours des autres, et au travail des associations et des politiques. Il est de notre devoir d'accueillir ces jeunes sans restriction ni distinction et de les aider à construire leur avenir, qui est aussi l'avenir de notre pays.