Intervention de Sylvain Perrier

Réunion du mercredi 8 septembre 2021 à 14h30
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Sylvain Perrier, secrétaire général de Droit à l'école :

Merci de nous écouter. Je suis consultant en gouvernance d'entreprise, entrepreneur et un des fondateurs de l'association Droit à l'école.

J'habite à côté de ce jardin dont on a parlé et j'ai commencé, il y a quatre ou cinq ans, à héberger des jeunes. J'en ai cinq à dix à la maison en permanence. Ne sachant pas bien quoi en faire dans la journée, j'ai monté d'abord des cours, avec d'anciens professeurs, puis une vraie école. L'école des sans école accueille aujourd'hui une soixantaine de jeunes, qui ont cours tous les jours. Ce sont les jeunes dont on vient de parler, qui sont à la rue la plupart du temps, sous des tentes, ou quand ils ont un peu plus de chance dans des centres sociaux parisiens ou chez des hébergeurs solidaires.

L'objectif est de les remettre à niveau, de leur donner un cadre et des horaires. Ils viennent sur la base du volontariat et sont là absolument tous les jours. Nous avons une liste d'attente de 150 jeunes qui nous relancent sans cesse : ils veulent aller à l'école, ils le réclament du matin au soir. Quand l'association n'existait pas, les jeunes qui habitaient chez moi allaient toute la journée en bibliothèque. Bien sûr, ils faisaient ce qu'ils pouvaient – les jeunes Afghans par exemple ont plus de mal à se mettre au français que d'autres – mais ils faisaient leurs huit heures par jour – dans un endroit chauffé. Bref, malgré leurs conditions de vie très précaires, ils ont la volonté de s'intégrer et d'aller à l'école. Alors pourquoi ne pas y répondre ?

Ce sont des garçons et des filles – nous en avons une quinzaine à l'école – dont le parcours migratoire a été marqué par des situations de maltraitance extrême, d'abus, de travail forcé et pour les jeunes filles a minima de violences sexuelles. La traversée par voie maritime a été traumatisante. Aucun n'a échappé à la vision de la mort, même ceux qui sont passés par l'Iran ou la Turquie, ou qui viennent du Bangladesh ou de l'Afghanistan. La violence a fait partie de leur parcours, qui a été au minimum de six mois, parfois d'un an ou un an et demi quand ils devaient gagner leur vie à chacune des étapes.

Le pire, c'est qu'ils continuent ici à être maltraités. C'est vraiment dingue, d'autant que – je n'en étais pas conscient il y a cinq ou six ans – la plupart d'entre eux, au moins les francophones, ont l'impression d'avoir souffert tout cela dans le but de nous rejoindre, nous. La France représente quelque chose pour eux, ils parlent le français, ils ont subi tout cela et quand ils arrivent enfin, c'est dans le pire de ce qui existe ici.

Comme cela a déjà été dit, la plupart d'entre eux seront finalement reconnus mineurs. C'est le cas de 80 % des 180 ou 200 jeunes qui passent par an dans notre école, à Ground Control, dans le 12e arrondissement de Paris. Le problème est qu'ils sont reconnus mineurs juste avant leur majorité ! Qu'ils ont perdu deux ans, et ce entre 14 et 18 ans, un âge où on doit se construire et où on a envie d'apprendre ! C'est un gâchis incroyable, et cela alors qu' il y a des places pour eux à l'école.

D'où cela vient-il ? Les problèmes sont de deux types : les freins à la scolarité, et les freins administratifs au titre de séjour.

Pour ce qui est des freins à la scolarité, on n'en comprend pas bien les raisons. L'école est obligatoire jusqu'à 16 ans en France, et c'est un droit jusqu'à 18 ans : alors pourquoi pas pour eux, sachant que l'école est le marchepied indispensable pour l'intégration dans la République et dans nos valeurs, et qu'ils réclament d'y aller ?

La première difficulté que nous rencontrons, celle que nous renvoient les académies toute la journée, est qu'ils n'ont pas de tuteur légal. Et alors ? Pourquoi leur en demande-t-on un, si ce n'est pour les bloquer ? Selon le ministère de l'intérieur, 6 000 jeunes sont arrivés entre le 1er janvier et le 31 août 2020 : après un rapide calcul, cela en représente un mineur toutes les quinze classes… À Paris, où nous sommes en lien avec toutes les classes d'accueil, nous savons qu'il y a des places libres. Les profs réclament des jeunes comme les nôtres, qui sont motivés, qui sont tous les jours à l'heure et qui sont absolument toujours les premiers de leur classe. Pourquoi freinons-nous des quatre fers ?

Il s'avère que certaines académies un peu conciliantes passent outre à l'absence de tuteur légal pour scolariser un jeune, s'il est suivi par une association. Mais voilà qu'on nous demande des preuves d'hébergement ! Comment faire alors qu'ils sont dans des foyers, trimbalés d'un hébergeur à un autre, parfois sous des tentes ? D'autant qu'on ne nous demande pas n'importe quelle preuve : le contrat d'achat de l'appartement, les taxes foncières ou d'habitation… Pourtant, un décret du 29 juin 2020 vise à la simplification des documents demandés pour une inscription à l'école. C'était une avancée, mais qui malheureusement s'arrête à 16 ans alors que les jeunes que nous suivons ont majoritairement 17 ans.

Et puis certaines académies ne jouent absolument pas le jeu. Dans les Hauts-de-Seine, il n'y a pas une seule classe d'accueil : que faire d'un jeune Afghan qui ne parle pas le français et qui a un bon niveau de troisième en maths ? Sans classe d'accueil pour lui apprendre le français, impossible de l'envoyer passer un CAP en lycée professionnel. Il en est de même dans les Yvelines, alors que Paris compte presque une centaine de classes d'accueil.

Les académies doivent jouer le jeu, sans quoi rien n'est possible. En Seine-Saint-Denis, on dit à certains jeunes après leurs tests d'évaluation qu'ils peuvent aller à l'école. Puis on se rend compte qu'ils ont 17 ans, on se dit que la majorité est proche… et on ne leur trouve pas de place ! Bref on les laisse dans la rue alors qu'ils veulent aller à l'école, sachant que c'est le seul moyen de les intégrer et de les rendre comme tous les autres.

Quand les classes d'accueil existent, l'idéal serait qu'elles se trouvent dans des lycées généraux plutôt que des lycées professionnels, où les arrivants se retrouveront avec des jeunes plutôt en difficulté. Heureusement, les choses bougent de plus en plus dans le privé, où nous créons des classes d'accueil auprès des jeunes des beaux quartiers. Après une petite appréhension des parents d'élèves lors de la réunion de rentrée, tout se passe très bien ! Car ce sont des jeunes comme les autres – avec la volonté, la motivation et l'envie de réussir en plus : presque mieux !

Tout compte fait, les problèmes d'accès à la scolarité, à Paris en tout cas, finissent avec l'expérience par se résoudre relativement bien. Mais le second problème, celui de l'accès aux titres de séjour en préfecture, est kafkaïen. C'est même de la vraie maltraitance.

Le jeune doit déjà arriver à reconstituer son identité, à obtenir un passeport de son pays. Souvent, ce qui a motivé son départ est la perte de son deuxième parent, et l'impossibilité d'aller à l'école. Il n'a aucun contact au pays, et il est presque impossible pour lui de faire venir des documents comme des actes de naissance.

Obtenir un rendez-vous dans un consulat, c'est un an d'attente. Pareil pour une préfecture. Sauf qu'il en faut beaucoup, des rendez-vous : une carte de l'AME (aide médicale de l'État) c'est quatre mois, une domiciliation cinq mois… Difficile de faire ses études tranquille ! Pour obtenir un rendez-vous dans une préfecture, il faut faire des copies d'écran prouvant qu'il n'y a pas de créneau disponible. Pendant un an, le jeune va faire une douzaine de copies d'écran tous les jours, pendant les récréations, avant de saisir un juge qui va obliger la préfecture à le recevoir. Pour le rendez-vous, il doit avoir sa promesse de contrat d'alternance et son inscription en centre de formation d'apprentis (CFA). Sauf que le patron qui lui a signé une promesse d'embauche ne va pas l'attendre pendant un an et demi ! Au moment du rendez-vous donc, il y a toutes les chances que le jeune ait perdu son patron, son alternance et son CFA : il sort alors de la préfecture pour tout recommencer à zéro… Les associations le voient revenir, de nouveau à la rue, alors même qu'il avait été pris en charge par l'aide sociale à l'enfance. Un truc de fou.

J'ai rencontré le ministre de l'éducation nationale, M. Blanquer, avec un jeune qui n'arrivait pas à obtenir un rendez-vous en préfecture. Il a trouvé cela absolument anormal – il y en a des centaines à Bobigny. Il a écrit lui-même un mot au préfet, et la situation ne s'est pas débloquée. C'est fou.

Troisième folie de notre système : les OQTF, qui pleuvent aujourd'hui sur des jeunes qui sont en France depuis quatre ou cinq ans. Ils ont été à l'aide sociale à l'enfance, ils ont fait des études, ils ont un diplôme, souvent une copine en France, ils ont un travail, une promesse d'embauche, une proposition de poursuite de la scolarité en BTS ; ils reçoivent l'OQTF et ils perdent tout. Vont-ils repartir au pays au bout de cinq ans, après avoir tout donné ? À Paris en tout cas, les OQTF tombent tous les jours pour des jeunes scolarisés et diplômés.

Autre problème administratif : l'impossibilité de poursuivre une formation en alternance. Jusqu'au début de cette année, quand on avait un visa d'étudiant, on pouvait demander une autorisation de travail à la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE). Aujourd'hui, il faut passer par la préfecture. Alors qu'un titre de séjour étudiant devrait être compatible avec une alternance, puisqu'il permet de travailler la moitié de son temps, il faut aujourd'hui un titre de salarié. De crainte de recevoir une OQTF, le jeune, qui n'a pas de titre de séjour salarié, arrête son alternance. Cela met les patrons solidaires vraiment en rogne.

Il y a de quoi l'être, quand il y a 260 000 jobs non pourvus dans le BTP, et 9 000 dans la boulangerie. On a investi dans ces jeunes – environ 12 000 euros par an pour ceux que nous avons réussi à mettre à l'école – on les a motivés, ils ont été de brillants élèves, et on leur dit de retourner à la rue, traîner devant les stations de métro pour essayer de vendre des tickets ? Parce qu'il faut bien survivre !

Nous avons deux propositions. La première est de pousser les académies à remplir leur mission pour intégrer ces jeunes, comme certaines le font très bien, de simplifier les choses et de faire en sorte que tous les jeunes puissent accéder à l'alternance sans passer par les préfectures, qui bloquent manifestement les choses.

La seconde proposition, essentielle, serait que tout jeune qui a commencé des études en France avant ses 19 ans voie sa situation sanctuarisée jusqu'à sa première promesse d'embauche, qui lui permet de faire une demande de titre de séjour salarié, comme tout le monde. Je vois cela comme un « tunnel anti-interférences », un moment où les jeunes sont complètement protégés.

Pendant ce temps, ils devraient avoir accès à un toit, à un centre d'hébergement d'urgence. Les adultes y ont droit, les mineurs y ont droit, pourquoi pas tous les jeunes qui sont scolarisés dans un lycée de la République ? Ce ne serait pas bien compliqué à réaliser. Ils devraient aussi avoir l'aide médicale de l'État : ils y ont droit, ce n'est pas la peine de les faire attendre pendant des mois et des mois. Et ils auraient ces trois ou quatre années tranquilles pour finir leurs études ; ensuite ils pourraient aller se battre à la préfecture, accompagnés par les bénévoles.

Il faudrait aussi dans chacune des préfectures un guichet unique pour ces jeunes scolarisés. Cela a existé : RESF (Réseau éducation sans frontières), formidable association qui aide les jeunes scolarisés à obtenir des papiers, avait ses entrées dans les préfectures pour s'occuper de leurs cas. Un jeune qui commence son alternance en septembre doit obtenir des rendez-vous pour son autorisation de travail sans avoir à attendre douze à dix-huit mois et à saisir le juge ! Mais non, tout cela a disparu récemment. On ne prend pas en considération la spécificité de ces jeunes, qui sont des lycéens, des étudiants en BTS et qui ont besoin qu'on leur simplifie un peu la vie dans toute cette galère que je vous ai racontée.

Je tiens à remercier pour finir ces milliers de professeurs de l'éducation nationale qui soutiennent tous les jours dans leurs classes nos élèves, avec passion et dévouement. C'est vraiment la seule institution qui leur redonne de l'espoir. Pour ceux qui ont la chance de l'intégrer, l'éducation nationale fait vraiment des merveilles.

Si j'ai un message à passer aujourd'hui, c'est que ces jeunes ne peuvent pas continuer durablement à souffrir et à être nos boucs émissaires.

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