Intervention de Mélanie Kerloc'h

Réunion du mercredi 8 septembre 2021 à 14h30
Commission d'enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d'accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la france

Mélanie Kerloc'h, responsable du pôle santé mentale du centre d'accueil de jour de Pantin pour mineurs non accompagnés en recours de Médecins sans frontières :

Le parcours est constitué de ce qui s'est passé dans le pays d'origine, sur la route et ici. Or souvent, on ne considère que ce qui s'est déroulé avant l'arrivée sur notre territoire.

Nous travaillons avec le Comité pour la santé des exilés (COMEDE) et avec les acteurs de soins. Chez les patients que nous recevons – la cohorte est de 340 personnes –, le deuil est une dimension très présente : 50 % ont perdu un proche chez eux ou sur la route. Leur vie personnelle a été déstabilisée et leur famille a été désorganisée. Ils viennent d'environnements très instables politiquement – au Mali, en Côte d'Ivoire ou en Guinée Conakry –où il n'existe pas d'autre protection que celle de la famille. Si celle-ci se décompose, vous n'avez plus de protection, ni d'issue. Les patients nous parlent des ruptures qu'ils ont vécues au cours de leur enfance ou de leur jeune adolescence et qui ont précipité leur départ, en l'absence d'autres possibilités. Les jeunes prennent la route, où ils connaissent des violences, d'une manière absolument dramatique quand ils passent par la Libye et par le désert, mais aussi dans les forêts du Maroc et lors de leur traversée de la Méditerranée. Or ce n'est pas entendu et reconnu ici. Nous suivons également de jeunes demandeurs d'asile originaires d'Afghanistan, qui ont vécu des exactions graves dans leur pays, sur la route et en Europe – ils ont eu de longs parcours.

Il faut aussi intégrer ce qui se passe chez nous. Ce dont se plaignent nos patients, c'est de ne pas comprendre ce qui se passe. S'ils maîtrisent la langue française et s'ils ont déjà vécu dans une capitale, c'est une chance pour eux, car ils ont alors des repères. Mais certains sont analphabètes et ne maîtrisent ni le français ni la manière dont on se repère ici. Ils nous décrivent comme le « pays des rendez-vous » : les semaines et les mois ne sont pas rythmés de la même façon, la temporalité n'est pas la même. Ces jeunes ont tout simplement envie qu'on leur explique les choses. Si on ne le fait pas, le décalage est important. Cela ne crée pas des troubles psychiques pour tout le monde, mais cela peut constituer un terreau.

Les 50 % de jeunes dont je parle, dans notre patientèle, ont tenu le coup psychiquement, ils sont affectés par ce qu'ils ont vécu mais ils ne sont pas malades. Lorsqu'ils se trouvent à la rue – ils peuvent bénéficier d'une solidarité grâce à des hébergeurs, mais d'une manière très discontinue, qui ne peut pas remplacer un équilibre à long terme –, lorsqu'ils sont confrontés à un système qu'ils ne comprennent pas, à une machine administrative, c'est David contre Goliath. Ils ont un sentiment d'impuissance terrible et toute une série de représentations et de fantasmes. La peur d'être déporté, après avoir perdu un ami en Méditerranée et être passé par tout cela, est insupportable.

Par ailleurs, ce sont des jeunes qui vivent sans un euro, sans consommer, ce qui est fou dans une société telle que la nôtre. Ils nous disent qu'ils ne supportent pas le regard des autres. L'un d'eux avait le sentiment d'être un déchet, il disait qu'on le regardait comme s'il était une poubelle.

Au-delà de la dimension narcissique, vous avez évoqué la question de l'instrumentalisation et celle de la délinquance. La société française ne propose rien durant cette phase de ni-ni – je ne parlerais pas de « mijeurs », mais de ni mineurs ni majeurs. En revanche, des gens qui peuvent avoir une prise sur eux ont clairement des choses à leur proposer, dans l'illégalité.

Certains jeunes pourront traverser ces difficultés mais d'autres développent des troubles. Cela commence par une anxiété massive, puis par des troubles du sommeil, de la concentration et de la mémoire – les jeunes se perdent, ils se repèrent encore moins. Ensuite, des affects dépressifs – une tristesse envahissante, des idées suicidaires – s'installent d'une manière massive. Nous recevons pas mal de jeunes qui font des passages à l'acte, ce qui mobilise alors beaucoup de monde. Les conditions dans lesquelles ils évoluent, leur isolement, les nouvelles ruptures qu'ils subissent, leur impossibilité de s'inscrire et les refus constants dont ils font l'objet s'accompagnent de troubles psychiques. Par ailleurs, ce qui se passe ici majore les troubles préexistants.

Nous aimerions que les soignants puissent recevoir ces jeunes, ce qui suppose de faire un travail d'« aller vers ». Si on ne leur explique pas qu'ils peuvent se soigner et qu'on ne leur dit pas où s'adresser, rien ne se passe. Il faut aussi qu'ils puissent s'exprimer dans leur propre langue, pour que les soignants les comprennent et qu'ils comprennent ces derniers. Le recours à l'interprétariat est donc nécessaire. Il est également important que les lieux de soins soient du type maison des adolescents, qu'ils soient pour les 12-25 ans. Il faut sortir de l'obsession des 18 ans. Pour nous, c'est une problématique de jeunesse qui se pose : ce sont des gens qui ont terminé leur enfance sans avoir encore entamé l'âge adulte. Ils traversent une phase transitoire, qu'ils vivent en exil et seuls, sans les étayages parentaux qu'ils pouvaient avoir dans leur pays d'origine, et ils doivent se construire dans une société qu'ils ne connaissent pas. Il faut s'appuyer sur leur désir de se construire, de se former, de se soigner. Cela permet de guérir plus vite, ce qui coûte par ailleurs moins cher au système.

La question des addictions est très problématique. Certains jeunes sont polytoxicomanes – c'est un groupe particulier. En ce qui les concerne, l'« aller vers » est encore plus important, afin de réaliser un travail très spécifique autour de l'addiction avec des équipes dédiées. C'est une question très complexe qu'on ne peut pas laisser de côté.

Nous recevons des filles, certes en petit nombre, mais elles accèdent davantage aux consultations psychologiques. La question du genre fait qu'elles sont beaucoup plus vulnérables – elles ont subi des violences nettement plus importantes. Cela nécessite une attention et des programmes particuliers.

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