L'étude que nous avons réalisée répond effectivement à une demande du Premier ministre, adressée au Conseil d'État en juillet 2019 dans le cadre des demandes d'études administratives qui lui sont habituellement demandées et pilotées en son sein par la section du rapport et des études. Elle portait sur le contentieux des étrangers devant les juridictions administratives de droit commun, dans une perspective de simplification des procédures, de sorte que leur efficacité globale puisse en être améliorée. Sur la base de cette lettre de mission, un groupe de travail a été installé. Il a été composé pour l'essentiel de magistrats administratifs de toutes les juridictions et appartenant à tous les degrés de juridiction, de magistrats judiciaires, de professeurs des universités.
Ce groupe de travail a ensuite très largement auditionné à l'automne 2019. Étant essentiellement composé de magistrats administratifs, il était homogène et nous avions donc besoin de nous ouvrir très largement aux différents acteurs, de sorte que l'ensemble des expériences, des demandes, des constats et des propositions qui étaient formulées puisse se retrouver dans nos réflexions. Nous avons parallèlement lancé un questionnaire adressé à toutes les juridictions administratives de France, de telle sorte qu'un certain nombre de constats et propositions puissent nous remonter du terrain. Nous nous sommes également déplacés dans certaines administrations en province et à Paris pour observer plus concrètement, sur le terrain, le déroulement et la mise en œuvre des procédures au stade antérieur à l'engagement des actions devant les juridictions.
Ce travail n'est maintenant plus récent puisque le terme assigné à nos travaux par la demande du Premier ministre était le 15 mars 2020. Le rapport a été adopté par l'assemblée générale du Conseil d'État le 5 mars 2020 et il a été transmis au Premier ministre le jour où commençait le premier confinement, le 17 mars 2020. On comprend donc que l'ordre des priorités a changé à ce moment-là et pourquoi nos propositions n'ont pas été examinées dans l'immédiat.
Le champ de l'étude était centré sur les juridictions administratives de droit commun, incluant donc les procédures devant les tribunaux administratifs, les cours administratives d'appel et, subsidiairement, le Conseil d'État. Cependant, le champ ne portait pas sur la juridiction particulière qu'est la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), dont les questions de fonctionnement, d'organisation, d'insertion, et de procédures sont un sujet en soi. Par ailleurs, nous n'avons pas examiné la situation particulière de certaines collectivités d'outre-mer, qui présentent des particularités telles qu'elles constituent également sujet en soi. Les situations de Mayotte et de la Guyane sont notamment si particulières qu'elles méritent un examen particulier et ne rentraient pas dans le cadre de l'étude générale qui nous était assigné.
Celui-ci était un cadre constant, c'est-à-dire que notre réflexion devait s'inscrire dans le cadre constitutionnel, européen et conventionnel existant, sans que l'on puisse réfléchir à des réformes de structure administrative d'ampleur, à des niveaux supérieurs de normes. Le champ est par conséquent très circonscrit par rapport à celui extrêmement vaste de votre commission d'enquête.
Le nombre de décisions qui sont rendues chaque année en matière de droit des étrangers par l'administration est tout à fait conséquent, et donc le nombre de procédures engagées devant les juridictions est également considérable. Les chiffres que je vais mentionner sont ceux que l'on avait identifiés en 2019 lors de notre réflexion. L'année 2020 a ensuite été si particulière qu'il est difficile d'en tirer des enseignements et des chiffres pertinents. Enfin, l'année 2021 n'est pas terminée, même si l'on a constaté une reprise du rythme et de l'ampleur des décisions.
En ce qui concerne l'administration, 4,3 millions de demandes de visa ont été déposées en 2019 par des étrangers. 130 000 demandes d'asile ont été adressées à l'administration et 750 000 décisions ont été prises par l'administration sur des questions relatives à la situation des étrangers, titres de séjour, mesures d'éloignement, etc. Ces 750 000 décisions incluent quelque 123 000 à 125 000 mesures d'éloignement de type obligation de quitter le territoire français (OQTF). Cette masse de décisions administratives tout à fait considérable ne se retrouve pas aisément dans d'autres champs de l'action administrative. Le domaine fiscal conduit certes chaque année à un très grand nombre de décisions, mais leur conflictualité est nettement moindre que dans le cadre de la police des étrangers.
Pour avoir quelques ordres de grandeur, 100 000 affaires liées au contentieux des étrangers sont portées devant les tribunaux administratifs chaque année, ce qui représente 40 % des affaires. Environ 20 000 affaires de contentieux des étrangers sont présentées chaque année devant les cours administratives d'appel, soit plus de 50 % des affaires. Enfin, environ 2 000 affaires sont portées devant Conseil d'État chaque année, soit à peu près 20 % des affaires. La situation du Conseil d'État est toutefois très différente. En effet, intervenant pour l'essentiel en tant que juge de cassation, il dispose d'outils de filtrage et de pourvois, tandis que les cours administratives d'appel n'ont pas d'outils comparables.
Nous avons relevé quatre éléments de constat, qui expliquent les principales propositions que nous avons formulées. Premièrement, comme le pointait déjà la lettre de mission du Premier ministre, les textes et procédures applicables dans ce domaine devant les juridictions administratives de droit commun sont d'une extraordinaire complexité. On constate un empilement, une juxtaposition des procédures qui se sont constamment sophistiquées ou raffinées. Il y a en matière de droit des étrangers des décisions qui relèvent du régime contentieux de droit commun applicable à l'ensemble des affaires portées devant le juge administratif. Ces affaires sont jugées par une formation collégiale au terme d'une instruction écrite, avec des possibilités de recours administratif et un délai de recours de deux mois. Ce droit commun vaut par exemple pour les arrêtés d'expulsion pour des refus de titre de séjour, notamment pour des refus dits « secs » qui ne sont pas accompagnés d'autres mesures. Il vaut également pour des assignations à résidence si elles sont contestées seules.
Beaucoup d'autres affaires relèvent du droit commun de la procédure en matière d'étrangers, ce qui se traduit toujours par une formation collégiale, une instruction écrite et des conclusions éventuelles d'un rapporteur public. Le délai de recours est cependant limité à un mois, et il n'y a pas de possibilité de recours administratif préalable obligatoire (RAPO) qui permettrait de prolonger le délai. Il s'agit ainsi d'un droit commun un peu aménagé.
Force est de constater que l'on trouve par ailleurs aujourd'hui dans le Code d'entrée et de séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda) un très grand nombre de procédures. Elles se ressemblent, mais sont au nombre d'une douzaine. Ces procédures sont spécifiquement applicables à des types de décisions, d'hypothèses, et de situations particulières. Elles se distinguent par des caractéristiques différentes en termes d'instruction écrite ou en partie orale. Par exemple, c'est tantôt un juge unique qui se prononce, tantôt une formation collégiale. La procédure détermine également si un rapporteur public prononce ou non des conclusions. Les délais de recours et les délais de jugement sont également différents. Le choix de la procédure appliquée dépend du type d'acte qui est attaqué, mais aussi des circonstances, comme la rétention ou la mesure d'assignation à résidence d'un étranger.
Ainsi, pour une même décision d'éloignement de type OQTF, il y aura des procédures différentes selon la nature du motif. La procédure vise toujours à sanctionner le défaut de régularité de la présence d'un étranger en France mais son application dépend de différentes conditions : le fait qu'une personne soit déboutée du droit d'asile ; qu'elle soit restée en France à l'expiration du visa qui avait permis d'y entrer ; ou encore que la personne ait fait l'objet d'un refus de titre de séjour. La procédure dépend également de la portée de l'OQTF : cette OQTF a-t-elle laissé à l'étranger un délai pour quitter volontairement le territoire national ou bien s'agit-il une OQTF sans délai ? En fonction de l'ensemble de ces éléments, les délais de recours seront soit de 48 heures, soit de quinze jours, soit d'un mois. Les délais de jugement pour la juridiction seront quant à eux de 96 heures, de 144 heures, de six semaines ou de trois mois.
Cette très grande complexité du paysage législatif s'explique essentiellement par des raisons historiques, parce qu'une succession d'interventions législatives et réglementaires ont tenté de corriger certains aspects, de mettre l'accent sur un traitement plus rapide de certains actes. Ce maquis procédural finit par perdre et décourager tous les acteurs, mais aussi par engendrer des coûts de compréhension, d'organisation et de mise en œuvre, qui finalement finissent par dépasser les gains d'efficacité espérés lors de la mise en place des changements réglementaires.
Deuxièmement, nous avons relevé un problème affectant le droit à un recours effectif en raison de l'application du délai de recours de 48 heures dans certaines circonstances et dans le cadre de certaines hypothèses. C'est le cas notamment pour les étrangers qui font l'objet d'une mesure d'assignation à résidence, qui accompagne systématiquement une mesure d'éloignement. Conformément à la loi, un délai de recours de 48 heures est alors appliqué. La brièveté de ce délai nous a interpellé, à l'instar de beaucoup d'acteurs avec qui nous avons échangé à ce sujet. En effet, pour des étrangers livrés à eux-mêmes et qui ne bénéficient pas nécessairement d'une assistance immédiatement mobilisable, ce délai est fréquemment trop bref pour leur permettre de saisir utilement la juridiction.
La brièveté de ce délai de recours de 48 heures a également été relevée dans la situation particulière des étrangers qui font l'objet d'une mesure d'éloignement alors même qu'ils sont en prison, dans la perspective de leur sortie. Le Conseil constitutionnel a jugé que, pris globalement avec le délai de jugement, ce délai n'était pas contraire à la Constitution mais il nous a toutefois semblé que sa brièveté, dans beaucoup de cas, exposait des étrangers à une altération de leur droit à un recours effectif.
Troisièmement, nous avons observé un net décalage entre les contraintes qui pèsent sur le juge en termes de délais de jugement et les nécessités réelles de l'action administrative. Le jugement accéléré d'un recours contre une mesure d'éloignement est facilement compréhensible si l'exécution d'office de la mesure est prévue à brève échéance. Il importe dans ce cas que le recours contentieux soit exercé de telle sorte que la mesure d'éloignement effectif intervienne une fois que le recours a été jugé. Dans de nombreux cas, cependant, on observe que des décisions sont prises par l'administration sans perspective réelle d'exécution. De ce point de vue, il suffit de constater le taux d'exécution des mesures d'éloignement. Environ 50 % des mesures d'éloignement sont effectivement mises en œuvre pour les étrangers qui sont placés en rétention. Pour ceux qui sont placés sous assignation à résidence, ce taux d'exécution tombe à 15 %. Enfin, le taux d'exécution des mesures d'éloignement qui ne sont pas accompagnées de mesures de contrainte particulières est d'environ 5 %.
Pourtant, des délais de jugement sont imposés aux juridictions. Ceci entraîne, chez les magistrats administratifs en charge de juger ces recours, un sentiment de perte de sens de leur action. En effet, ils sont conduits à prendre des décisions lourdes de conséquences pour les intéressés, dans des délais de jugement très bref, selon des procédures dérogatoires qui apportent un peu moins de garantie que la procédure de droit commun, tout en ayant conscience que les décisions administratives, confirmées par le juge, ne seront vraisemblablement pas exécutées immédiatement. Il y a donc un décalage entre la contrainte de jugement rapide et les conséquences effectives liées à ce jugement rapide. Ce sentiment de perte de sens de l'action se trouve aggravé par le nombre considérable de jugements que j'ai évoqué précédemment.
Quatrièmement, les conditions dans lesquelles l'administration accomplit sa mission en amont des procédures juridictionnelles influent très fortement sur l'activité des juridictions. Par exemple, si l'administration s'est focalisée sur un seul aspect de la situation de l'étranger pour une demande de titre de séjour, lorsque le juge administratif est saisi de la décision, le contrôle qu'il exerce ne portera que sur celui-ci. Or on observe que les étrangers peuvent avoir la tentation de cibler successivement leur demande : ils demandent un titre de séjour pour une première raison puis pour une autre, une fois que la première séquence administrative et juridictionnelle est terminée. Par exemple, certains étrangers font une première demande de titre fondée sur une demande d'asile puis, une fois que la question de l'asile a été définitivement traitée, une autre demande justifiée par des raisons de santé ou d'activité salariée puis, une fois que cette question-là a également été traitée, ils effectuent une autre demande dans le cadre de la vie privée et familiale ou encore dans le cadre d'une mesure de régularisation. Cette instruction successive par l'administration et des décisions administratives qui se succèdent dans le temps, aboutit non pas un examen global de la situation de l'étranger à un instant donné, mais à des itérations, des décisions et donc des contentieux successifs, échelonnés et étalés dans le temps, qui concernent la même personne.
La question des difficultés d'accès des étrangers aux guichets de l'administration et aux procédures administratives est une difficulté circonstancielle, mais dont l'ampleur finit par susciter des contentieux qui parasitent les juridictions administratives. L'administration rencontre des difficultés à accueillir les demandes qui lui sont présentées, pour organiser l'accès à ses locaux pour les demandes de titres de séjour, pour enregistrer les demandes d'asile, ainsi que pour la mise en œuvre de ces différentes procédures. En conséquence, les démarches des étrangers sont devenues, en pratique, très difficiles dans un certain nombre d'endroits et les juridictions sont saisies par un nombre croissant de demandes, notamment par référés. Celles-ci s'accumulent pendant deux ou trois ans, alors qu'elles portent simplement sur la possibilité d'obtenir un rendez-vous en préfecture, d'obtenir l'enregistrement d'une demande d'asile ou le respect des délais qui sont impartis par la législation européenne et la législation nationale.