Intervention de Frédéric Veaux

Réunion du mercredi 30 septembre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale (DGPN) :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis accompagné du contrôleur général Bertrand Chamoulaud, conseiller à mon cabinet sur les questions d'ordre public.

Je me présente devant votre commission d'enquête avec la responsabilité des 146 000 hommes et femmes de la police nationale, qui assurent à tout moment la sécurité des personnes et des biens, quelles que soient les circonstances, dans le domaine de la lutte contre la délinquance, de la criminalité organisée et du terrorisme.

L'autre mission importante des policiers, vous l'avez rappelé, monsieur le président, est la préservation de l'ordre public. C'est à la fois une mission ancienne et sensible pour la police nationale : ancienne, car les compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été créées par une ordonnance du 7 mars 1945, prise par le général de Gaulle ; sensible, car les formes d'expression peuvent être violentes, accompagnées d'une exposition médiatique croissante.

Les modalités de la contestation ont en effet profondément changé au cours des dernières années. Un palier supplémentaire a été franchi depuis une dizaine d'années, notamment à l'occasion de sommets internationaux comme celui de l'OTAN, en 2009 à Strasbourg, ou encore celui de Hambourg, en Allemagne à l'occasion du G20.

Des groupes très violents, venus à dessein pour en découdre avec les forces de l'ordre, infiltrent les cortèges et déploient des stratégies très élaborées afin de commettre le maximum de dégâts. Ceux qui sont animés par la défense d'une cause côtoient des groupes de délinquants qui profitent de ces mêmes manifestations pour détruire des commerces et y dérober des valeurs, ou plus simplement pour se défouler et commettre le maximum d'exactions.

La recherche de l'affrontement systématique avec les policiers ou les gendarmes est le point commun de toutes ces personnes, que l'on peut classer en trois catégories.

D'abord, les groupes de la mouvance ultra – de gauche ou de droite – qui s'en prennent aux symboles de l'État et à ce qu'ils considèrent comme des symboles du capitalisme ou du libéralisme ; parmi eux figurent les black blocs, qui reçoivent fréquemment des renforts de l'étranger.

Ensuite, des mouvements moins structurés, comme celui des Gilets jaunes, qui ont vu émerger parmi eux des militants violents et décomplexés, s'en prenant non seulement aux forces de l'ordre mais aussi aux élus, aux journalistes, aux commerçants et parfois même à de simples passants.

Enfin, des groupes de délinquants, souvent issus des périphéries des grandes villes où se déroulent les manifestations, qui voient dans ces événements une opportunité pour piller, casser, voler.

Le maintien de l'ordre n'a jamais été une mission facile et les policiers ont dû s'adapter en permanence pour concilier le respect des libertés individuelles et collectives et le respect de l'ordre public. C'est cet équilibre qu'il nous faut rechercher en permanence, entre la sécurité que nous devons à chaque citoyen et la liberté de manifester et de s'exprimer que nous devons garantir.

L'exercice est devenu d'autant plus complexe que les débordements ont parfois un caractère imprévisible et que certains organisateurs refusent de plus en plus souvent de déclarer leurs manifestations. Cela empêche tout dialogue en amont du rassemblement, comme cela se fait, par exemple, avec les grandes centrales syndicales, qui disposent la plupart du temps de leur propre service d'ordre pour encadrer l'événement.

L'une de nos préoccupations principales, vous le comprendrez, est d'éviter qu'il y ait des blessés, aussi bien parmi les manifestants que parmi les forces de l'ordre, ou en marge de la manifestation.

L'objectif est toujours de prévenir les troubles, afin de ne pas avoir à les réprimer. La première étape concerne la conception, l'anticipation et le choix de la tactique opérationnelle du service d'ordre. Elle incombe aux responsables territoriaux de la sécurité publique, sous l'autorité de leur préfet, qui adaptent la tactique à la nature de la manifestation – statique ou en cortège. Vient ensuite la réalisation concrète, ou l'exécution du service d'ordre, qui peut évoluer en maintien de l'ordre selon la configuration et le déroulement de l'événement.

Les chefs de police disposent d'une formation technique et des compétences pour accomplir cette mission sur un terrain qu'ils connaissent, au contact d'une population qu'ils côtoient et au bénéfice de laquelle ils agissent au quotidien.

Les services de renseignement sont également très impliqués. Leur rôle consiste à prévoir le déroulement possible des événements, en appréciant l'état d'esprit des manifestants et en anticipant d'éventuels débordements. Ils s'efforcent bien sûr de détecter la présence de casseurs ou de groupes particulièrement violents. Il s'agit aussi d'éclairer la réflexion des autorités qui doivent prendre les décisions stratégiques à propos de la conception du service et de la nature des moyens à engager.

Il convient de rappeler que de très nombreuses manifestations ou rassemblements se déroulent, fort heureusement, de façon paisible, tous les jours, sur le territoire national. Deux chiffres illustreront mon propos : en 2019, plus de 31 750 manifestations ont été suivies par le service central du renseignement territorial (SCRT) ; de septembre 2019 à août 2020, plus de 9 000 mobilisations revendicatives ont eu lieu, uniquement en matière sociale, sur le territoire, hors du périmètre de la préfecture de police de Paris.

La plupart d'entre elles ne requièrent pas la mise en œuvre de dispositifs lourds de sécurité par les forces de l'ordre ; seules des mesures de circulation ou de protection destinées à en faciliter le bon déroulement sont prises, en étant attentifs aux mesures qui concernent la prévention du terrorisme.

Dans les villes d'une certaine importance, la direction centrale de la sécurité publique (DCST) dispose d'unités généralistes, mais aussi d'unités spécialisés et formées au maintien de l'ordre : les unités départementales d'intervention, appelées compagnies, sections ou groupes, en fonction du volume d'agents qui les composent.

La police s'appuie également sur des unités hautement spécialisées et adaptées à la mission, les CRS. Les 60 compagnies constituent la réserve et peuvent être mises à la disposition des préfets, aussi bien à Paris que sur l'ensemble du territoire national. Les escadrons de gendarmerie mobile participent bien sûr aux opérations sous le commandement de l'autorité civile, et souvent dans le cadre de dispositifs qui associent les deux forces du ministère de l'Intérieur. Leur répartition est assurée par un service placé auprès du DGPN – l'unité de coordination des forces mobiles –, qui reçoit les demandes de renfort des préfets de zone et soumet les arbitrages au cabinet du ministre de l'Intérieur en cas de demandes supérieures aux moyens disponibles.

La tactique mise en œuvre par ces professionnels expérimentés du maintien de l'ordre a évolué au fil du temps pour s'adapter aux menaces et aux circonstances. Des matériels spécifiques permettent de compléter les dispositifs susceptibles d'être déployés par les CRS, comme des engins lanceurs d'eau ou encore des véhicules spécialement équipés pour bloquer les rues.

Les unités de CRS, sous la direction d'un commandant de compagnie, emploient des personnels formés spécifiquement et équipés. Une partie de chaque compagnie est entraînée pour intervenir avec réactivité et mobilité, afin de procéder à l'interpellation de casseurs violents ; il s'agit des groupes appelés SPI-4G.

Pour l'exercice de leur mission, les policiers sont protégés physiquement, notamment par des casques à visière, des boucliers et des jambières, et équipés de moyens de défense.

Une opération de maintien de l'ordre peut nécessiter la mise en œuvre d'armes de différentes natures. Les armes de force intermédiaire sont conçues pour soutenir l'action des forces de l'ordre, en limitant les risques de blessures graves. Ces armes de force intermédiaire sont utilisées dans des conditions strictes, imposées par la loi, notamment en situation de légitime défense, ou lorsqu'un attroupement a été caractérisé et qu'il ne peut être dispersé autrement. Il peut s'agir de grenades, de gaz lacrymogènes ou de bâtons de défense. Leur emploi est gradué en fonction des circonstances.

Par ailleurs, la loi distingue, d'une part, l'autorité habilitée à décider de l'emploi de la force – il s'agit en général de commissaires de police responsables des services locaux de sécurité publique – et, d'autre part, les échelons de commandement opérationnels, appelés « commandants de la force publique ».

L'usage de la force est ainsi contrôlé et ne sera mis en œuvre que le temps strictement nécessaire pour ramener le calme ou pour procéder à l'interpellation des auteurs d'infractions, qu'il s'agisse de violences sur des personnes physiques ou de dégradations de biens.

Par ailleurs, un travail de police judiciaire est également mené par les services d'investigation de la police technique et scientifique (PTS) sur les scènes de violences collectives, afin d'identifier et d'interpeller, même a posteriori, les auteurs des infractions constatées.

Dans le respect des lois et du code de déontologie de la police nationale, différents textes internes sont venus préciser les règles applicables en matière de maintien de l'ordre. Une doctrine du maintien de l'ordre de la police nationale, datée du 21 avril 2017, énonce les principes et les responsabilités dans ce domaine.

Une instruction commune à la DGPN, à la préfecture de police et à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) a précisé, le 7 août 2017, les modalités d'emploi des différentes armes de force intermédiaire.

Ces principes et ces textes sont enseignés dans le cadre de la formation initiale des trois corps actifs de la police, mais aussi tout au long de la carrière des policiers, dans le cadre de la formation continue. Cette formation s'adapte et évolue, tant sur le fond que sur la forme, puisque, dorénavant une formation dispensée en e-learning est proposée par la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale (DCRFPN). D'une durée de six heures, elle permet à chaque policier de maintenir ses connaissances à jour et de développer ses compétences théoriques sur ce sujet. Des entraînements sont régulièrement réalisés, tant dans les CRS qu'en sécurité publique.

Le ministre de l'Intérieur a présenté, le 16 septembre 2020, le schéma national du maintien de l'ordre (SNMO), destiné à être partagé très largement. Il réaffirme les principes précédemment évoqués : préserver la possibilité pour chacun de s'exprimer librement dans les formes prévues par la loi ; empêcher tout acte violent contre les personnes et les biens à l'occasion des manifestations.

La police nationale réalisera des efforts encore plus importants dans le domaine tactique de la formation et des équipements. Les policiers doivent en effet pouvoir disposer de moyens modernes et adaptés pour remplir leurs missions, en toute sécurité physique et juridique. Cela doit être accompagné d'une nouvelle approche dans la communication et la pédagogie sur notre action, tant auprès des élus, des citoyens que de la presse.

Il est explicitement rappelé dans le SNMO qu'il est nécessaire d'assurer une prise en compte optimale des journalistes et de protéger le droit d'informer. Par ailleurs, la nécessité de préserver l'intégrité physique des journalistes sur le terrain est réaffirmée. Nous mettrons en œuvre, pour les journalistes qui le désirent, des phases d'immersion durant des entraînements. Une séquence aura lieu les 7 et 8 octobre. Des dispositifs d'accompagnement des journalistes, le jour des manifestations, sont également prévus, grâce à l'implication de policiers référents en communication dans les services territoriaux.

La transparence, dans l'action de la police, passe également par la création d'une nouvelle mission. Il s'agit de développer l'information des organisateurs et des manifestants, en amont et pendant les manifestations, afin d'en faciliter le bon déroulement. Des policiers spécialisés formeront les équipes de liaison et d'information (ELI) pour informer et maintenir un contact permanent entre les manifestants et le responsable du dispositif. Une doctrine organisera cette mission qui donnera lieu à une formation obligatoire spécifique de deux jours et demi.

Le SNMO prévoit d'autres évolutions, dont la déclinaison a déjà débuté :

– la modernisation du processus des sommations avant usage de la force, afin de les rendre compréhensibles par celles et ceux à qui elles sont destinées ;

– la clarification des responsabilités de chacun ;

– la formation des unités spécialisées ou non, avec l'organisation d'entraînements communs ;

– le remplacement des anciens modèles de grenades à main de désencerclement (GMD) par des modèles moins vulnérants ;

– la mise en place d'un superviseur associé aux tireurs de lanceurs de balles de défense (LBD) ;

– le port d'un uniforme, avec un marquage au dos d'identification des unités ;

– la non-généralisation du port de la cagoule, qui ne remet pas en cause le port des équipements de protection anti-feu.

Avant de conclure mon propos introductif, je rappellerai que l'action de la police nationale dans les missions de rétablissement de l'ordre républicain est conduite dans le respect strict des cadres juridique et déontologique. Cette action fait l'objet de contrôles à la fois hiérarchiques, administratifs, judiciaires et médiatiques.

Tout citoyen a la possibilité de contester les conditions dans lesquelles la force légitime a été employée par la police nationale, en s'adressant à la plateforme de signalements de l'inspection générale de la police nationale (IGPN) ou en déposant une plainte, dont le parquet du tribunal judiciaire compétent assurera le traitement.

Il n'existe pas en France d'institution plus contrôlée et autant sanctionnée que la police. C'est une réalité que personne ne peut contester. Il n'est donc pas inutile de rappeler que l'engagement permanent des policiers pour maintenir l'ordre public a été exceptionnel et remarquable au cours de ces dernières années, dans des conditions souvent particulièrement violentes.

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, comme vous le savez, les policiers font preuve d'un très grand dévouement et de beaucoup de courage, dans un contexte qui me semble beaucoup plus difficile aujourd'hui qu'hier. Je tiens à leur témoigner une nouvelle fois, devant votre commission, toute mon estime, ma confiance et ma reconnaissance pour leur contribution déterminante à la défense de nos institutions et de nos libertés.

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