Mesdames, messieurs les membres de la commission d'enquête, je vous remercie tout d'abord de nous avoir sollicités, mes collègues et moi-même, dans le cadre de cette commission sur le maintien de l'ordre. C'est en tant que socio-historienne de la répression et des violences d'État que je m'y exprimerai. C'est d'ailleurs à ce titre, je suppose, que certains membres ont souhaité m'auditionner aujourd'hui, ainsi qu'à propos de mes travaux sur les procès des policiers impliqués dans des violences.
Des cycles répressifs ou des événements particulièrement meurtriers marquent l'histoire du maintien de l'ordre, tout comme la gestion des quartiers populaires par la police et par l'État la marque également. Il ne fait aucun doute qu'avec son lot de personnes blessées, mutilées ces dernières années, mais aussi de morts, ces événements marqueront cette histoire et plus généralement notre histoire.
J'évoquerai les termes de « violences » et d'« empêcher » parce qu'ils me semblent importants.
Bien que souvent niées par le pouvoir, les violences policières sortent de l'invisibilisation grâce au travail des journalistes, des citoyennes et des citoyens, et des associations. Elles sont aujourd'hui bien documentées, à tout le moins pour le mouvement des Gilets jaunes ; on en connaît le terrible bilan, on en connaît aussi, et c'est important, les principales causes grâce aux chercheurs qui sont autour de cette table : contexte d'intervention, équipements et armement, type de communication avec les manifestants, stratégie de maintien de l'ordre décidée en amont par les préfets, forces et unités en présence, cadre légal de l'usage de la force, etc.
La nouvelle doctrine du maintien de l'ordre malheureusement ne changera rien aux violences, pas plus qu'elle ne limitera les atteintes à l'exercice de la liberté de manifester.
J'en viens au terme « empêcher ». Il renvoie au caractère préventif du maintien de l'ordre et à son caractère liberticide. Cette forme de répression en amont a toujours existé. Par exemple, pendant la guerre froide, la quasi-totalité des manifestations communistes était interdite, ce qui n'a pas empêché les communistes de participer à des manifestations par centaines, pas plus que n'a été empêchée la quasi‑totalité des manifestations pendant la guerre d'Algérie dont, vous le savez, certaines se sont déroulées dans des conditions catastrophiques conduisant à de nombreux morts. De nos jours, cette politique préventive est systématique en temps de paix et touche tout l'espace protestataire, en partie par l'application des méthodes et des dispositifs de la lutte antiterroriste à la répression des contestations politiques.
Nos méthodes actuelles de lutte antiterroriste sont préventives, c'est-à-dire qu'elles visent à empêcher que des attentats ne soient commis avant que leurs auteurs ne passent à l'acte. Cela nous paraît tout à fait normal mais nous en connaissons aussi les dérives : criminalisation de l'intention, criminalisation de possibles futurs actes, criminalisation des liens et des appartenances. C'est exactement la même logique punitive qui est utilisée aujourd'hui contre les mouvements sociaux, comme le montrent surtout les interdictions de manifester. Non seulement certaines manifestations sont interdites – c'est de plus en plus souvent le cas – mais les interdictions individuelles de manifester se sont aussi multipliées ces dernières années. Heureusement, la « loi anti-casseurs » qui a été votée a été en partie vidée de sa substance par le Conseil constitutionnel. Il subsiste toutefois son article 2 qui permet à la police judiciaire de procéder à des fouilles de sacs, de bagages, de voitures, en amont d'une manifestation. Ce sont des fouilles de même nature qui, avant la promulgation de la loi, ont conduit à arrêter et à garder à vue des centaines et même des milliers de Gilets jaunes, permettant ainsi de les neutraliser temporairement pour qu'ils ne puissent pas rejoindre le lieu des mobilisations.
Surtout, nous assistons à un phénomène circulaire entre maintien de l'ordre brutal et réactif et maintien de l'ordre préventif car si le maintien de l'ordre en France peut être répressif, il n'en poursuit pas moins un but dissuasif. Combien de personnes ont hésité ces dernières années à manifester de peur de perdre un œil, une main, un pied, d'être sévèrement blessées, mutilées ou tuées par la police ? Des centaines, plutôt des milliers, voire des dizaines de milliers.
L'enjeu est triple : premièrement, assurer l'intégrité physique des manifestantes et des manifestants et de la population en neutralisant la potentialité mutilante, voire meurtrière, des forces de l'ordre, et surtout en faisant respecter les conditions d'usage de la force dite légitime, l'absolue nécessité de la proportionnalité.
Deuxièmement, favoriser le plein exercice de la liberté de manifester par la limitation drastique des interdictions et par la limitation des atteintes dont elles sont l'objet – je pense en particulier à la pratique de la nasse.
Enfin et surtout, j'insiste sur ce point qui me paraît vraiment très important, permettre de voir et de juger l'action des forces de l'ordre, et ce à la fois en ne portant pas atteinte à la liberté d'informer et au droit de filmer les policiers, mais aussi et surtout en instaurant des conditions de jugement des forces de l'ordre et des conditions d'enquête sur leurs agissements qui répondent aux demandes de justice des victimes, de leur famille et de la population.