Intervention de Emmanuel Blanchard

Réunion du mercredi 14 octobre 2020 à 15h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l'Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les membres de la commission d'enquête, je vous remercie de me donner la parole dans le cadre de cette commission d'enquête, d'autant plus que ma présence n'avait aucun caractère d'évidence.

Je m'explique. Historien, je ne suis pas spécialiste du maintien de l'ordre à l'époque contemporaine. Spécialiste des temps d'exception – colonisation, guerre d'Algérie –, je ne reviendrai pourtant pas sur les longues périodes d'état d'urgence que nous avons récemment connues et qui n'ont pas été sans conséquence sur les pratiques du maintien de l'ordre. Vanessa Codaccioni en a dit deux mots et nous pourrons y revenir lors des questions.

Je souhaiterais cependant aborder rapidement trois points qui me semblent importants si l'on ne se résout pas à ce que le nouveau schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) soit centré sur des considérations techniques et tactiques.

La première remarque n'a rien d'original puisqu'elle a été évoquée dans le débat public et au sein même de cette commission, notamment par des syndicats de policiers et des représentants d'associations de gendarmes : la déprofessionnalisation du maintien de l'ordre est patente et a été relevée par les experts les plus en phase avec les représentations et revendications des policiers et gendarmes.

Compagnies républicaines de sécurité et gendarmes mobiles ont vu leurs effectifs fortement réduits ces dernières décennies – moins 7,5 % sur la seule période 2010-2015 – et ces professionnels du maintien de l'ordre sont de plus en plus accaparés par des missions éloignées de leur cœur de métier, réduisant d'autant leur temps de formation, crucial pour des unités dont la cohésion est le noyau même de la professionnalité. Je ne fais ici que paraphraser le rapport de la Cour des comptes, publié en février 2017.

A contrario, face à la recrudescence des mouvements sociaux, des effectifs de plus en plus nombreux, dont l'objet n'est pas le maintien de l'ordre et qui n'y ont jamais été formés, sont engagés dans les situations les plus délicates, dont la juste appréciation ne peut être que le fait de professionnels chevronnés.

Pour l'historien que je suis, la « doctrine » française du maintien de l'ordre – le mot est apparu dans le débat public depuis quelque temps – n'est pourtant pas simple à identifier. Mais si l'on considère qu'après les événements de mai-juin 1968, elle aurait dû constituer une forme d'opérationnalisation des principes éthiques du préfet Grimaud – je ne reviens pas sur la circulaire bien connue qui porte son nom – et qu'il s'agit de la mise en œuvre de techniques de distanciation ou plutôt de juste distance pour préserver tant manifestants que policiers, nous sommes loin du compte. Le remplacement d'une grenade par une autre ne modifiera en rien cette déprofessionnalisation des mises en scène et usages de la force.

Ma seconde remarque renvoie en particulier à l'introduction du nouveau schéma national du maintien de l'ordre. Dans ce qui m'a été donné de lire, je relève, comme il est souvent dit dans le débat public, que ce sont « les manifestants qui ont choisi d'aller au contact et d'élever le niveau de violence dans les interactions avec les forces de l'ordre ». Bien que l'historien que je suis ait parfaitement conscience des atteintes que subissent aussi de nombreux policiers et gendarmes, il ne peut que s'interroger sur de telles assertions.

Des travaux récents – faute d'avoir le temps de lire de gros livres d'histoire ou de sociologie, on peut se replonger dans les archives de l'Institut national de l'audiovisuel (INA) – concordent dans la description de manifestants qui sont de moins en moins équipés pour prendre le dessus dans un combat, rapproché ou non, avec les forces de l'ordre. Pour évoquer des exemples concrets, on peut rappeler que les coups de feu venant des rangs manifestants ouvriers n'étaient pas rares jusque dans les années 1950. Au cours des décennies suivantes, agriculteurs et pêcheurs ont régulièrement fait montre de leur refus du caractère pacifique ou même réglé de la manifestation. Il n'était pas rare que les fusils soient de sortie lors de manifestations de viticulteurs. Pour livrer un exemple précis, je rappelle ce qu'il s'est passé à Montredon, au cœur du vignoble de Corbières, en mars 1976, où les viticulteurs firent parler la poudre, et la fusillade croisée dura près de vingt minutes. Il y eut deux morts tués par balles : un CRS et un viticulteur. À la suite de ces événements tragiques, la France fut frappée d'une forme de sidération, d'une prise de conscience. Si l'on remonte les dernières décennies à grand pas, on constate que l'évolution la plus frappante, y compris au cours de ces dernières années, tient aux manifestants dits « équipés », un terme utilisé régulièrement. Aujourd'hui, un manifestant équipé est une personne qui vient manifester avec du matériel de protection bien plus qu'avec des armes, de quelque nature qu'elles soient : armes par destination ou autres.

Il faut garder en tête l'évolution des équipements, ceux des forces de l'ordre comme ceux des manifestants. Il suffit de se reporter aux images d'il y a quelques décennies si l'on veut analyser les évolutions des violences manifestantes sans postuler qu'elles seraient inédites. Il ne s'agit pas de nier la violence, mais de la caractériser par rapport à ce qu'elle a pu être.

Bien que je ne sois pas forcément d'accord avec l'idée que le niveau de violence se soit élevé, il n'en reste pas moins – et c'est ma troisième remarque – que les manifestations ont changé ; elles sont devenues de plus en plus imprévisibles pour les forces de l'ordre, qui le disent régulièrement, et c'est indéniable. On a, en effet, assisté à une informalisation progressive du répertoire manifestant et au retour de l'indiscipline comme moyen de se faire voir et entendre, voire d'affirmer sa force.

Le cortège discipliné tenait bien davantage à la force des syndicats et au mouvement social qu'aux techniques d'un maintien de l'ordre largement délégué aux services d'ordre syndicaux. Un tel niveau d'auto-contrainte dans les cortèges et dans les manifestations s'entendait uniquement lorsque les centrales syndicales étaient en mesure d'obtenir au moins partiellement satisfaction aux revendications du moment.

Quand les évolutions économiques et les politiques publiques affaiblissent ces mêmes syndicats, voire les délégitiment, la coproduction du maintien de l'ordre devient impossible et les forces de police en sont réduites à tenter de rétablir un ordre et non plus à maintenir l'ordre – la distinction est essentielle –, rétablir un ordre dont la déstabilisation apparaît comme la seule tactique efficace pour une partie des manifestants et manifestantes.

À cet égard, toujours dans cette idée d'un effort de coproduction qui n'est plus pensé, nous avons assisté, selon moi, à un tournant le 1er mai 2019. Si le service d'ordre de la principale centrale syndicale, notamment dans la rue – en cas de contestation, il faut savoir s'il s'agit de la CFDT ou de la CGT, mais dans la rue, c'est indéniablement la CGT – est considéré comme un adversaire, les forces de l'ordre s'exposent à un isolement inédit.

Le schéma national du maintien de l'ordre ne pourra qu'être fragile, voire dangereux pour les forces de l'ordre elles-mêmes s'il est fondé sur des prémisses technicistes et antagonistes, ne laissant pas place à la coproduction de l'ordre inauguré il y a plus d'un siècle, lors de la deuxième manifestation Ferrer, le 17 octobre 1909.

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