Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les membres de la commission, je ne veux pas parler pour mes collègues qui s'exprimeront après moi mais, à la suite de Mme Vanessa Codaccioni et de M. Emmanuel Blanchard, je crois, pour travailler sur ces thèmes en sociologie, en histoire ou en sciences politiques, que l'on peut dresser un diagnostic commun, celui d'une crise du maintien de l'ordre, en tout cas de moments effervescents du maintien de l'ordre actuel.
Plusieurs interprétations peuvent en être livrées qui, toutes, me semble-t-il, sont à prendre en considération ; M. Emmanuel Blanchard vient d'en évoquer un certain nombre. Les premières concernent les transformations organisationnelles du maintien de l'ordre, notamment la dépossession relative des forces spécialisées dans la mission spécifique du maintien de l'ordre, mission spécifique au profit d'autres forces qui ne sont pas formées spécifiquement à ces situations. Le phénomène n'est pas totalement nouveau, mais il s'est considérablement accéléré ces dernières années. Les responsables des CRS et des gendarmes mobiles s'en sont vivement plaints en 2018 et en 2019.
Une autre transformation organisationnelle passe par l'accroissement continu d'exigences d'interpellations en maintien de l'ordre, qui, lui non plus, ne date pas d'hier. En 2005, cette attente des autorités politiques vis-à-vis des forces de police a connu une accélération. À ce jour, on peut considérer qu'elle structure davantage encore les tactiques de maintien de l'ordre, comme le prouvent en partie les recommandations du nouveau SNMO.
L'évolution de l'armement abondamment commentée rejoint le premier point que j'ai évoqué. Il suffit de se reporter aux chiffres relatifs aux munitions de lanceurs de balles de défense (LBD) tirées pendant le mouvement des Gilets jaunes en fonction des services qui les ont utilisées pour s'en convaincre. Voilà un premier ensemble d'interprétations.
Le second ensemble rattache la crise du maintien de l'ordre à une situation critique plus large de l'institution policière. Le rapport de François Grosdidier et Michel Boutant de 2018 sur le malaise policier a montré que des problèmes d'organisation du travail ont été pointés à de nombreuses reprises lors des situations qui ont abouti à des confrontations particulièrement vives au cours de ces dernières années.
On est également en droit de s'interroger sur les modalités par lesquelles les forces de police exercent une réflexivité sur leurs propres pratiques. Quelque chose avait été tenté au niveau de la préfecture de police avec la cellule Synapse qui a pris fin pour des raisons exogènes qui méritaient d'être soulevées.
Cet ensemble d'éléments qui concernent la crise du maintien de l'ordre se rattache aux difficultés, notamment organisationnelles, que rencontre en général l'institution policière.
Le troisième ensemble d'interprétations s'attache à la compréhension de la crise du maintien de l'ordre au regard des transformations qui frappent les mouvements sociaux depuis quelques années. La manifestation de rue a été à ce point ritualisée en France que les stratégies de maintien de l'ordre sont parfois déstabilisées lorsque des groupes ne se plient plus à ses normes, parfois même en favorisent le basculement dans les affrontements. Ce constat s'est accéléré récemment, les responsables de la gendarmerie et de la police ayant regretté et signalé les problèmes de coordination et de communication avec une partie des protestataires à l'occasion de la commission d'enquête parlementaire de 2015 ; à l'inverse, nous avons assisté à une moindre compréhension des dispositifs et des stratégies de maintien de l'ordre de la part des manifestants, surtout lorsqu'il s'agissait de primo-manifestants. Ce fut le cas du mouvement des Gilets jaunes.
Le dernier ensemble d'interprétations porte sur le regain de conflictualité politique qui semble également caractériser les mouvements sociaux de ces dernières années. À cet égard, je rejoins M. Emmanuel Blanchard sur la nécessaire mise en perspective historique qui permet de relativiser certains diagnostics, tout en constatant que les situations évoluent et que la défiance à l'encontre des organisations syndicales et partisanes produit de nouvelles formes protestataires qui viennent rencontrer un phénomène qui n'est pas totalement homogène et qui concerne l'institution policière, ce que j'ai appelé « la tentation du face‑à‑face » qui affecte une partie de la sécurité publique et qui se retrouve parfois au niveau du maintien de l'ordre.
Que pouvons-nous tirer de ces quelques éléments de diagnostic lorsqu'on les regarde avec les yeux du sociologue ?
Première conclusion, nous constatons une évolution de la division du travail à l'intérieur de l'institution policière qui se signale par une spécialisation à l'interpellation au détriment des logiques collectives qui fondaient les principes du maintien de l'ordre. Cela suppose de poser la question de leur reformulation ou de leur discussion, pas uniquement par à-coups. À de nombreux égards, il me semble que le schéma national de maintien de l'ordre, si son élaboration a pu soulever ces questions, finit avant tout par prendre acte de ce qui se pratique déjà.
Deuxième conclusion : il me semble que plusieurs éléments ont concouru à extraire les forces de l'ordre, du moins partiellement, de leurs fonctions d'interposition, c'est-à-dire de leur position tierce, entre les protestataires et les objets de ces protestations. C'est à la reconstruction de cette position tierce que l'analyse du maintien de l'ordre semble pousser, posant les vastes questions de la formation policière et des dispositifs à mettre en place dans les situations de maintien de l'ordre. Cela suppose aussi de sortir d'une logique selon laquelle on considère que deux camps se font face, ce qui ne doit pas être le cas. Enfin, il me semble nécessaire de rejoindre une des tendances qui, historiquement, a caractérisé l'évolution du maintien de l'ordre et qui a été largement documentée par les historiens, notamment par les historiens du XIXe siècle, selon laquelle les forces de l'ordre ont été constituées comme l'étalon du niveau de violence accepté et acceptable à l'occasion des mouvements de protestation collective au regard de leurs propres pratiques. Cela signifie ne plus faire des forces de l'ordre de simples forces qui réagissent, qui s'adaptent aux violences des personnes et des groupes auxquels elles sont confrontées, mais bel et bien celles qui donnent l'étalon du niveau de conflictualité, étant entendu que ce niveau de conflictualité doit être le plus bas possible.
Il faut également prendre toute la mesure de ce que disent nombre de responsables policiers et gendarmiques depuis longtemps : il est rare que des problèmes politiques et sociaux puissent avoir pour seule réponse des réponses policières. Bien sûr, cela excède les travaux de cette commission, mais non les missions de l'institution qu'est l'Assemblée nationale.