Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie très chaleureusement de nous avoir conviés à exposer nos vues sur les questions qui font l'objet de cette commission et à répondre à vos questions.
Je n'ai pas préparé de propos introductif, étant entendu que nous sommes cinq, que le temps est limité et que vous souhaiterez sans doute nous poser des questions. Je me contenterai de rappeler quelques étapes de mon travail sur ces questions qui, selon moi, livrent des éléments d'information sur l'évolution du maintien de l'ordre en France.
En 1995, avec Olivier Fillieule, nous avons réalisé, pour le compte de l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure, une enquête sur le maintien de l'ordre, essentiellement auprès des cadres du maintien de l'ordre à Paris et des directions centrales. Les institutions policières étaient à l'époque très secouées par l'affaire Malik Oussekine, le tabassage à mort d'une personne qui rentrait chez elle pendant une manifestation. La doctrine qui prévalait alors était exprimée notamment par Jean-Marc Berlioz, haut fonctionnaire de la police nationale, qui déclarait que le maintien de l'ordre consistait tout simplement à montrer le plus de forces possible pour ne pas avoir à s'en servir.
Un peu plus de dix ans plus tard, j'ai travaillé auprès de divers acteurs sur la transformation du maintien de l'ordre, exclusivement à Paris, notamment après les épisodes des mobilisations lycéennes et étudiantes de 2006 contre le contrat première embauche. La situation avait considérablement évolué : d'une part, le caractère massif des forces déployées par les unités constituées commençait à passer au second rang. On parlait alors de binômialisation du maintien de l'ordre, c'est-à-dire la formation des escadrons de gendarmerie et des CRS en binômes, équipes légères d'intervention en section de protection et d'intervention qui autorisaient une plus grande mobilité, notamment pour interpeller les manifestants. L'interpellation des manifestants était donc confiée essentiellement aux unités professionnelles. On en trouve trace dans l'une des dernières pages du SNMO.
C'est ainsi qu'en 2008, nous avons vu émerger très fortement, dans un contexte documenté par Christian Mouhanna dans son article Culture du chiffre et police des étrangers, les impératifs d'interpellation et de judiciarisation. Les forces de police et de gendarmerie intervenaient à l'occasion de désordres de toute nature, dans un contexte très fortement marqué par les épisodes émeutiers qui avaient secoué la France en 2005, mais aussi et surtout peut-être en 2007, à Villiers-le-Bel, lorsque des forces de police et de gendarmerie avaient été visées par des tirs d'armes à feu. Rappelons que le flash-ball et le lanceur de balles de défense ne faisaient pas partie des armements policiers en 2008.
Enfin, au cours de ces deux dernières années, dans le cadre d'une recherche confiée par le Défenseur des droits à ce qui est devenu l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice qui vit ses dernières semaines, mon collègue Olivier Fillieule et moi-même avons de nouveau travaillé sur le maintien de l'ordre. Nous avons constaté le passage au second rang des unités constituées, qui forme l'une des lignes rouges du SNMO. Les escadrons de gendarmerie mobile et les CRS sont cantonnés à des postes fixes de barrages, de protection de bâtiments et autres, tandis que l'essentiel de la mobilité en manifestation, en vue notamment de l'interpellation, est confié à des forces de sécurité publique, essentiellement des forces de police nationale qui interviennent en contexte urbain. Les directions de la sécurité publique s'appuient alors essentiellement sur les ressources constituées par les forces de sécurité publique, les forces de police ordinaires, dirons-nous.
Un autre point repose sur le renforcement des logiques de judiciarisation, qui figurent dans le schéma national de maintien de l'ordre. Je ne reviens pas sur la brutalisation du rapport aux manifestants ; il vient d'être évoqué et je souscris en tout aux propos de M. Emmanuel Blanchard. La brutalisation est évidente et accompagne un processus de transformation des manifestations ; nous n'assistons pas nécessairement à une augmentation de la violence des manifestants contre les forces de l'ordre. Regardez les photographies de mai 1968 et vous verrez que les manifestants sont souvent mieux pourvus en équipements offensifs et défensifs que les policiers qui sont en face d'eux.
En 2016, je travaillais en Allemagne au Centre Marc-Bloch. Nous sommes intervenus avec Olivier Fillieule dans le débat français pour indiquer que d'autres manières de faire existaient en Europe et qu'elles tendaient à la désescalade, un terme qui, depuis la parution de notre article en 2016, s'est largement diffusé dans le débat français, notamment parce que l'on s'est rendu compte à cette occasion qu'un mouvement, j'ose le terme, « de civilisation » du maintien de l'ordre était à l'œuvre au sein des polices européennes, dont la France se tenait à l'écart.
À cette occasion, nous avions notamment évoqué l'Allemagne. Je rappelle que c'est dans ce pays que naissent les black blocs et que des tirs sur des fonctionnaires de police de Essen se sont soldés par deux morts à Francfort en 1987. C'est un pays qui a connu des évolutions assez semblables à celles de la France.
Pour conclure, je me réjouis qu'une commission ait été créée par l'Assemblée nationale. J'espère qu'elle saura faire la place à l'ensemble des personnes intéressées au débat public. J'ai suivi d'un peu loin les travaux d'élaboration du schéma national de maintien de l'ordre. Je trouve que le SNMO qui, par bien des aspects, est une production intéressante a été une occasion manquée de rencontre, notamment avec la société civile. Je ne crois pas être le seul ici à partager cette opinion. J'espère que votre commission d'enquête sera l'opportunité de réparer cette occasion manquée.